Intervention de Thierry Roy

Réunion du jeudi 28 septembre 2023 à 9h00
Commission d'enquête sur la libéralisation du fret ferroviaire et ses conséquences pour l'avenir

Thierry Roy, ancien membre du conseil d'administration et ancien membre du comité d'entreprise de la SNCF :

Après avoir été durant quatre années secrétaire du comité central d'entreprise (CCE), j'ai siégé au conseil d'administration en tant que représentant des salariés pendant dix ans. À ce titre, je défendais les intérêts des salariés, mais également ceux de l'entreprise. En tant qu'administrateurs salariés, nous étions donc très vigilants et nous sommes beaucoup intervenus sur la question du fret.

Retraité de la SNCF depuis 2014, je suis aujourd'hui président de l'Institut d'histoire sociale des cheminots de la CGT, ce qui m'a conduit à travailler sur l'histoire du fret de 1974 à 2014. En 1974, la part du fer représentait 50,50 % du volume fret transporté - avec 10 000 raccordements au réseau ferré –, contre 36,3 % pour la route et 10,90 % pour le fluvial. Depuis, le déclin du fret n'a fait que s'accélérer.

Je ne reviendrai pas sur la désindustrialisation du pays ni sur les conditions de concurrence intermodale, notamment avec la route, au détriment du transport ferroviaire. Toutefois, dans cette période, la responsabilité de l'entreprise était engagée : entre 1974 à 1980, nous avons assisté à l'abandon total du trafic diffus. À cette époque, le TGV était la grande affaire de la SNCF. Je vous suggère à ce titre de réécouter le discours prononcé par François Mitterrand au Creusot pour l'inauguration du TGV.

La politique des dirigeants de la SNCF de l'époque a été mise en œuvre avec l'accord du Gouvernement, obérant l'avenir. À partir de 1974 une politique du « tout train complet » a été mise en œuvre dans un contexte de diminution des trafics massifs, associée à une politique des grands triages. Les lots de 5 à 50 tonnes ont été négligés. Dans une optique exclusive de rentabilité interne, on considérait que les trains complets étaient plus rémunérateurs que le trafic diffus.

Cette politique n'a eu pour effet que la régression du fret. Avec le recul, on ne peut que constater un véritable manque d'ambition pour le fret, tant par l'État que par les directions successives de la SNCF. Face à cette régression, sous l'impulsion du ministre des transports de l'époque Charles Fiterman, la SNCF a publié en avril 1983 le rapport Gibelin, qui portait sur la stratégie de la SNCF pour les marchandises. Ce rapport était structuré de la manière suivante : en première partie, les transports de marchandises dans les dernières années ; en deuxième partie, les évolutions à long terme pouvant agir sur le trafic ferroviaire ; en troisième partie, les axes prioritaires d'organisation commerciale et le développement ; et en quatrième partie, la nécessité d'une amélioration profonde de l'outil ferroviaire.

À cette époque, nous partagions le constat de ce rapport et certaines de ses propositions. Elles visaient notamment à intégrer le transport ferroviaire dans la chaîne logistique, à impulser une réflexion sur le financement des embranchements particuliers, notamment dans les zones industrielles, et à développer une politique de recherche sur les moyens de manutention modernes. Elles cherchaient également à proposer des prix d'achat attractifs aux clients s'engageant avec le fret, à développer l'informatique dans toutes ses dimensions pour assurer une meilleure gestion et la régulation de la livraison des wagons, et à proposer une tarification en fonction de la nature des marchandises. Malheureusement, ces préconisations n'ont pas été suivies.

En 1985, le comité central d'entreprise de la SNCF avait commandé un rapport intitulé « Le développement des activités de marchandise, pour quels objectifs, avec quelles structures et quels instruments ? ». Ce rapport constatait que la stratégie de la SNCF était très en retrait. La société évoquait la concurrence, la crise de marché et l'état de la demande pour expliquer la situation du trafic de marchandises. En 1991, le CCE de la SNCF a commandé une nouvelle étude sur le fret au cabinet SECAFI-Alpha, qui était concomitante à la mise en place du premier contrat de plan 1985-1989. Cette étude constatait que l'activité fret, y compris ferroviaire, avait fortement régressé. Elle posait les problèmes fondamentaux pour l'avenir de l'entreprise et analysait les évolutions du transport ferroviaire pour les dix années à venir, les évolutions à attendre et des pistes de recherche à explorer. Ses préconisations n'ont malheureusement pas été retenues.

En 2001, alors que les pouvoirs publics et la direction de la SNCF affichaient encore l'ambition de doubler le trafic de marchandises par rail en France à l'horizon 2010, le CCE de la SNCF a proposé ses pistes pour réussir le redéveloppement du fret ferroviaire. En 2001, le transport de fret était de nouveau dans le rouge et l'année 2002 a été identique. À cette époque, l'État ne donnait pas les moyens à la SNCF d'atteindre l'objectif de doubler le service fret en 2010.

En 2003, le Gouvernement a diminué sa dotation au transport combiné, de 40 millions d'euros à 35 millions d'euros. Le projet industriel 2003-2005 fixait des objectifs à la baisse : 54 milliards de tonnes-kilomètres en 2005, alors que 55,4 milliards de tonnes-kilomètres avaient été réalisées en 2000. Le plan de restructuration du fret ferroviaire a été présenté le 17 décembre 2003 au CCE de la SNCF, dans un contexte où l'État refusait de désendetter le système ferroviaire, pour ne pas dépasser l'objectif de 3 % de déficit par rapport au produit intérieur brut.

Le plan fret 2004-2006, dit plan Véron, du nom du directeur de l'activité fret à l'époque, constituait un plan de repli et d'adaptation de l'outil de production à la baisse des trafics. Deux objectifs étaient assignés. Le premier visait l'assainissement du trafic et l'équilibre financier autour de plusieurs axes : un gain d'efficacité de 20 % sur trois ans ; 2 500 suppressions d'emplois ; la réduction du nombre d'agences de soixante-dix à trente-six ; la fermeture de cent gares ouvertes au fret ; la réduction de l'activité de quatre triages – Lille, Toulouse, Nîmes et Clermont-Ferrand – et la fermeture de seize gares principales de fret. Le deuxième objectif avait pour objet de procéder au filtrage des marchés à travers une nouvelle gamme d'offres et la capture de 100 millions de tonnes de nouveaux flux. Dans ce plan, la SNCF recapitalisait l'activité fret à hauteur de 700 millions d'euros grâce à des cessions d'actifs. L'État apportait de son côté une aide exceptionnelle de 800 millions d'euros conditionnée à l'accord de Bruxelles.

L'application de la directive de 2004 sur l'ouverture à la concurrence a été avancée au 31 mars 2006 en France. Bruxelles a donné en mars 2005 son accord sur la recapitalisation, assorti de sérieuses contraintes : la fin des aides de l'État et de la SNCF pendant dix ans, tant que Fret SNCF n'aurait pas été doté d'un statut de société anonyme. À l'époque, l'économiste Pierre Zembri écrivait que « le risque est de tomber dans une logique purement comptable visant à éliminer les foyers de pertes sans donner les moyens d'un développement à long terme ». Or c'est exactement ce qui s'est passé.

Ce risque a été débattu lors du colloque national sur le fret organisé par le CCE SNCF le 28 octobre 2004, qui s'est déroulé au Conseil économique et social. Parmi les 282 présents figuraient des élus du CCE, des représentants des organisations syndicales, des représentants de la SNCF et de Réseau ferré de France (RFF), des membres des conseils économiques et sociaux national et régionaux, des représentants des chargeurs, mais également des députés européens et nationaux et des vice-présidents Transports des conseils régionaux. La question de la libéralisation avait été débattue et le colloque avait conclu que la concurrence ne fonctionnerait pas. Malheureusement, nous n'avons pas été entendus.

Après le plan Véron de 2003 se sont succédé différents plans pour relancer le fret : le plan Marembaud en 2007, le plan fret en 2009 et les conférences fret de 2013 à 2016. Tous se sont révélés inefficaces puisqu'ils ne s'attaquaient pas aux racines du mal. Dès le départ, il n'y a pas eu de volonté politique de faire payer le juste coût du transport aux chargeurs et aux transporteurs routiers, en lieu et place de la collectivité. La dette du fret est donc liée à une série de mauvaises décisions politiques.

Deux d'entre elles ont été particulièrement destructrices. La première décision était celle de la Commission européenne autorisant le versement de 1,4 milliard d'euros, conditionné à la réduction des activités fret. La deuxième décision émanait du gouvernement français, qui a accepté ces contreparties alors que Fret SNCF était déjà en difficulté. Il lui a été clairement demandé de faire de la place aux concurrents en cédant des parts de marché.

La dette de Fret SNCF est alors passée de 2,1 milliards d'euros en 2009 à 4 milliards d'euros en 2015. En dix ans, après l'ouverture à la concurrence, la part modale du fret ferroviaire n'a pas augmenté. Nous l'avions déjà prévu, mais nous n'avions pas été écoutés. Que n'ai-je pas entendu en conseil d'administration après mes interventions dénonçant cette ouverture ! Nous avions pourtant clairement indiqué que la concurrence ne ferait que concurrencer les marchés les plus rentables de fret.

En résumé, l'histoire du fret est celle de l'échec de la libéralisation dans les transports ferroviaires. Malheureusement, la Commission européenne n'en a pas tiré les leçons. Comme le président Gallois l'a souligné, la Commission n'apprécie pas les entreprises monopolistes d'État. Dès le départ, elle a cherché à casser la SNCF. En outre, elle avait la volonté de remettre en cause le statut des cheminots. Le discours de l'époque ne visait qu'à montrer du doigt les cheminots en disant qu'ils n'étaient pas compétitifs.

En dix ans de mandat au conseil d'administration, je n'ai jamais connu qu'un pilotage du fret par la gestion des coûts et une réduction de son appareil de production. À aucun moment le Gouvernement ou l'entreprise n'ont eu pour ambition de développer le fret. C'est pourquoi je ne suis naturellement pas favorable au scénario de discontinuité aujourd'hui proposé. L'échéance est de dix-huit mois et le Gouvernement nous enjoint de nous hâter. Je ne comprends pas une telle précipitation : nous rendons les armes avant même d'avoir combattu ! Dès lors, on peut y voir un effet d'aubaine, la situation actuelle fournissant une occasion de se débarrasser du fret ferroviaire. En un sens, je ne suis pas forcément surpris : ce scénario signe la fin de Fret SNCF et mon sentiment est qu'il s'agit de l'objectif poursuivi depuis le début par la Commission européenne.

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