Commission d'enquête sur la libéralisation du fret ferroviaire et ses conséquences pour l'avenir

Réunion du jeudi 28 septembre 2023 à 9h00

Résumé de la réunion

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La réunion

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La séance est ouverte à neuf heures.

La commission procède à l'audition de M. Thierry Roy, ancien membre du conseil d'administration et ancien membre du comité d'entreprise de la SNCF.

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Nous auditionnons M. Thierry Roy, ancien administrateur du groupe SNCF et ancien membre du comité d'entreprise au titre des organisations syndicales représentant les salariés.

Monsieur Roy, vous étiez le représentant des salariés au sein du conseil d'administration dans les années 2000, au moment où l'ouverture à la concurrence du fret ferroviaire est devenue effective en France, en retard par rapport à ce qui s'était passé dans certains pays européens. Votre témoignage sera donc utile pour comprendre la manière dont ce processus a été présenté devant le conseil d'administration.

Vous nous livrerez également votre analyse, que j'imagine critique, de la situation de discontinuité qui a été choisie par le gouvernement français. Notre volonté est de comprendre ce qui a précédé cette décision, notamment un éventuel manque de vision stratégique sur le fret ferroviaire et l'absence de lien systématique, dans les années 2000, entre le fret ferroviaire et la transition écologique.

Cette libéralisation, au-delà de son contenu et de la vision de l'économie qu'elle traduit, s'est effectuée dans une impréparation assez prononcée, ce qui explique également qu'elle n'ait pas réussi à enrayer le déclin du fret ferroviaire engagé dans les années 1970.

L'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main et à dire : « Je le jure. »

M. Thierry Roy prête serment.

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Thierry Roy, ancien membre du conseil d'administration et ancien membre du comité d'entreprise de la SNCF

Après avoir été durant quatre années secrétaire du comité central d'entreprise (CCE), j'ai siégé au conseil d'administration en tant que représentant des salariés pendant dix ans. À ce titre, je défendais les intérêts des salariés, mais également ceux de l'entreprise. En tant qu'administrateurs salariés, nous étions donc très vigilants et nous sommes beaucoup intervenus sur la question du fret.

Retraité de la SNCF depuis 2014, je suis aujourd'hui président de l'Institut d'histoire sociale des cheminots de la CGT, ce qui m'a conduit à travailler sur l'histoire du fret de 1974 à 2014. En 1974, la part du fer représentait 50,50 % du volume fret transporté - avec 10 000 raccordements au réseau ferré –, contre 36,3 % pour la route et 10,90 % pour le fluvial. Depuis, le déclin du fret n'a fait que s'accélérer.

Je ne reviendrai pas sur la désindustrialisation du pays ni sur les conditions de concurrence intermodale, notamment avec la route, au détriment du transport ferroviaire. Toutefois, dans cette période, la responsabilité de l'entreprise était engagée : entre 1974 à 1980, nous avons assisté à l'abandon total du trafic diffus. À cette époque, le TGV était la grande affaire de la SNCF. Je vous suggère à ce titre de réécouter le discours prononcé par François Mitterrand au Creusot pour l'inauguration du TGV.

La politique des dirigeants de la SNCF de l'époque a été mise en œuvre avec l'accord du Gouvernement, obérant l'avenir. À partir de 1974 une politique du « tout train complet » a été mise en œuvre dans un contexte de diminution des trafics massifs, associée à une politique des grands triages. Les lots de 5 à 50 tonnes ont été négligés. Dans une optique exclusive de rentabilité interne, on considérait que les trains complets étaient plus rémunérateurs que le trafic diffus.

Cette politique n'a eu pour effet que la régression du fret. Avec le recul, on ne peut que constater un véritable manque d'ambition pour le fret, tant par l'État que par les directions successives de la SNCF. Face à cette régression, sous l'impulsion du ministre des transports de l'époque Charles Fiterman, la SNCF a publié en avril 1983 le rapport Gibelin, qui portait sur la stratégie de la SNCF pour les marchandises. Ce rapport était structuré de la manière suivante : en première partie, les transports de marchandises dans les dernières années ; en deuxième partie, les évolutions à long terme pouvant agir sur le trafic ferroviaire ; en troisième partie, les axes prioritaires d'organisation commerciale et le développement ; et en quatrième partie, la nécessité d'une amélioration profonde de l'outil ferroviaire.

À cette époque, nous partagions le constat de ce rapport et certaines de ses propositions. Elles visaient notamment à intégrer le transport ferroviaire dans la chaîne logistique, à impulser une réflexion sur le financement des embranchements particuliers, notamment dans les zones industrielles, et à développer une politique de recherche sur les moyens de manutention modernes. Elles cherchaient également à proposer des prix d'achat attractifs aux clients s'engageant avec le fret, à développer l'informatique dans toutes ses dimensions pour assurer une meilleure gestion et la régulation de la livraison des wagons, et à proposer une tarification en fonction de la nature des marchandises. Malheureusement, ces préconisations n'ont pas été suivies.

En 1985, le comité central d'entreprise de la SNCF avait commandé un rapport intitulé « Le développement des activités de marchandise, pour quels objectifs, avec quelles structures et quels instruments ? ». Ce rapport constatait que la stratégie de la SNCF était très en retrait. La société évoquait la concurrence, la crise de marché et l'état de la demande pour expliquer la situation du trafic de marchandises. En 1991, le CCE de la SNCF a commandé une nouvelle étude sur le fret au cabinet SECAFI-Alpha, qui était concomitante à la mise en place du premier contrat de plan 1985-1989. Cette étude constatait que l'activité fret, y compris ferroviaire, avait fortement régressé. Elle posait les problèmes fondamentaux pour l'avenir de l'entreprise et analysait les évolutions du transport ferroviaire pour les dix années à venir, les évolutions à attendre et des pistes de recherche à explorer. Ses préconisations n'ont malheureusement pas été retenues.

En 2001, alors que les pouvoirs publics et la direction de la SNCF affichaient encore l'ambition de doubler le trafic de marchandises par rail en France à l'horizon 2010, le CCE de la SNCF a proposé ses pistes pour réussir le redéveloppement du fret ferroviaire. En 2001, le transport de fret était de nouveau dans le rouge et l'année 2002 a été identique. À cette époque, l'État ne donnait pas les moyens à la SNCF d'atteindre l'objectif de doubler le service fret en 2010.

En 2003, le Gouvernement a diminué sa dotation au transport combiné, de 40 millions d'euros à 35 millions d'euros. Le projet industriel 2003-2005 fixait des objectifs à la baisse : 54 milliards de tonnes-kilomètres en 2005, alors que 55,4 milliards de tonnes-kilomètres avaient été réalisées en 2000. Le plan de restructuration du fret ferroviaire a été présenté le 17 décembre 2003 au CCE de la SNCF, dans un contexte où l'État refusait de désendetter le système ferroviaire, pour ne pas dépasser l'objectif de 3 % de déficit par rapport au produit intérieur brut.

Le plan fret 2004-2006, dit plan Véron, du nom du directeur de l'activité fret à l'époque, constituait un plan de repli et d'adaptation de l'outil de production à la baisse des trafics. Deux objectifs étaient assignés. Le premier visait l'assainissement du trafic et l'équilibre financier autour de plusieurs axes : un gain d'efficacité de 20 % sur trois ans ; 2 500 suppressions d'emplois ; la réduction du nombre d'agences de soixante-dix à trente-six ; la fermeture de cent gares ouvertes au fret ; la réduction de l'activité de quatre triages – Lille, Toulouse, Nîmes et Clermont-Ferrand – et la fermeture de seize gares principales de fret. Le deuxième objectif avait pour objet de procéder au filtrage des marchés à travers une nouvelle gamme d'offres et la capture de 100 millions de tonnes de nouveaux flux. Dans ce plan, la SNCF recapitalisait l'activité fret à hauteur de 700 millions d'euros grâce à des cessions d'actifs. L'État apportait de son côté une aide exceptionnelle de 800 millions d'euros conditionnée à l'accord de Bruxelles.

L'application de la directive de 2004 sur l'ouverture à la concurrence a été avancée au 31 mars 2006 en France. Bruxelles a donné en mars 2005 son accord sur la recapitalisation, assorti de sérieuses contraintes : la fin des aides de l'État et de la SNCF pendant dix ans, tant que Fret SNCF n'aurait pas été doté d'un statut de société anonyme. À l'époque, l'économiste Pierre Zembri écrivait que « le risque est de tomber dans une logique purement comptable visant à éliminer les foyers de pertes sans donner les moyens d'un développement à long terme ». Or c'est exactement ce qui s'est passé.

Ce risque a été débattu lors du colloque national sur le fret organisé par le CCE SNCF le 28 octobre 2004, qui s'est déroulé au Conseil économique et social. Parmi les 282 présents figuraient des élus du CCE, des représentants des organisations syndicales, des représentants de la SNCF et de Réseau ferré de France (RFF), des membres des conseils économiques et sociaux national et régionaux, des représentants des chargeurs, mais également des députés européens et nationaux et des vice-présidents Transports des conseils régionaux. La question de la libéralisation avait été débattue et le colloque avait conclu que la concurrence ne fonctionnerait pas. Malheureusement, nous n'avons pas été entendus.

Après le plan Véron de 2003 se sont succédé différents plans pour relancer le fret : le plan Marembaud en 2007, le plan fret en 2009 et les conférences fret de 2013 à 2016. Tous se sont révélés inefficaces puisqu'ils ne s'attaquaient pas aux racines du mal. Dès le départ, il n'y a pas eu de volonté politique de faire payer le juste coût du transport aux chargeurs et aux transporteurs routiers, en lieu et place de la collectivité. La dette du fret est donc liée à une série de mauvaises décisions politiques.

Deux d'entre elles ont été particulièrement destructrices. La première décision était celle de la Commission européenne autorisant le versement de 1,4 milliard d'euros, conditionné à la réduction des activités fret. La deuxième décision émanait du gouvernement français, qui a accepté ces contreparties alors que Fret SNCF était déjà en difficulté. Il lui a été clairement demandé de faire de la place aux concurrents en cédant des parts de marché.

La dette de Fret SNCF est alors passée de 2,1 milliards d'euros en 2009 à 4 milliards d'euros en 2015. En dix ans, après l'ouverture à la concurrence, la part modale du fret ferroviaire n'a pas augmenté. Nous l'avions déjà prévu, mais nous n'avions pas été écoutés. Que n'ai-je pas entendu en conseil d'administration après mes interventions dénonçant cette ouverture ! Nous avions pourtant clairement indiqué que la concurrence ne ferait que concurrencer les marchés les plus rentables de fret.

En résumé, l'histoire du fret est celle de l'échec de la libéralisation dans les transports ferroviaires. Malheureusement, la Commission européenne n'en a pas tiré les leçons. Comme le président Gallois l'a souligné, la Commission n'apprécie pas les entreprises monopolistes d'État. Dès le départ, elle a cherché à casser la SNCF. En outre, elle avait la volonté de remettre en cause le statut des cheminots. Le discours de l'époque ne visait qu'à montrer du doigt les cheminots en disant qu'ils n'étaient pas compétitifs.

En dix ans de mandat au conseil d'administration, je n'ai jamais connu qu'un pilotage du fret par la gestion des coûts et une réduction de son appareil de production. À aucun moment le Gouvernement ou l'entreprise n'ont eu pour ambition de développer le fret. C'est pourquoi je ne suis naturellement pas favorable au scénario de discontinuité aujourd'hui proposé. L'échéance est de dix-huit mois et le Gouvernement nous enjoint de nous hâter. Je ne comprends pas une telle précipitation : nous rendons les armes avant même d'avoir combattu ! Dès lors, on peut y voir un effet d'aubaine, la situation actuelle fournissant une occasion de se débarrasser du fret ferroviaire. En un sens, je ne suis pas forcément surpris : ce scénario signe la fin de Fret SNCF et mon sentiment est qu'il s'agit de l'objectif poursuivi depuis le début par la Commission européenne.

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Vous avez détaillé les tentatives avortées de redynamisation du fret de la SNCF dès les années 1980. Cependant, la régression de la part modale du fret ferroviaire a été engagée de manière massive dans les années 1990, c'est-à-dire en l'absence de toute libéralisation.

Il y avait probablement une part de naïveté à penser que la libéralisation allait en soi redynamiser ce marché. En revanche, personne n'a apporté ici la preuve qu'elle a accentué le déclin engagé bien avant. Certains responsables de la SNCF nous ont même confié que la situation aurait peut-être été pire en l'absence de libéralisation. Quoi qu'il en soit, l'effet de questionnement stratégique n'a pas eu lieu.

Comment expliquez-vous que les règles européennes relatives à la libéralisation aient produit des effets complètement différents dans d'autres pays, où de grands opérateurs nationaux publics s'en sont très bien sortis ? Je pense notamment à DB Cargo ou à Lineas. Comment expliquez-vous la spécificité de la France, où la part du fret ferroviaire a diminué alors qu'elle se redressait ailleurs, y compris pour les opérateurs publics ?

Enfin, comment expliquez-vous le rebond de la part modale du fret ferroviaire et de la situation de Fret SNCF en 2021 et 2022 ? Pour la première fois depuis des décennies, l'entreprise n'a pas perdu d'argent pendant ces deux années.

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Thierry Roy, ancien membre du conseil d'administration et ancien membre du comité d'entreprise de la SNCF

L'amélioration de la part modale du fret ferroviaire est notamment liée à la décarbonation des transports, qui est beaucoup plus au cœur des préoccupations qu'elle ne l'était auparavant. Cette réflexion pèse de plus en plus sur la réflexion des entreprises, qui pensent de plus en plus à verdir leur image dans le cadre du « scope 3 ». Les propositions du fret ferroviaire, qui a amélioré sa qualité et sa productivité, correspondent donc aux attentes des chargeurs. Le transport ferroviaire est aujourd'hui pertinent dans son offre par rapport à la route.

Il est plus compliqué de répondre à votre première question. Les réflexions stratégiques sur l'avenir du fret ont tardé à se mettre en place. Je ne souhaite pas opposer le TGV et le fret, mais le second n'a pas bénéficié des dispositions nécessaires pour adapter l'outil de production. À cette période, le mode d'organisation des entreprises a également évolué, notamment en matière de stocks. Afin de diminuer le capital immobilisé, les entreprises se sont engagées dans des politiques de « zéro stock » qui sont moins favorables au transport ferroviaire. Mais une fois encore, la réflexion sur l'adaptation du fret ferroviaire à cette nouvelle stratégie des entreprises a tardé. Ensuite, la concurrence du fret routier a été de plus en plus défavorable à la SNCF et au fret ferroviaire en général.

S'agissant des concurrents, il convient de relever qu'un soutien important a été accordé à l'activité fret et à DB Cargo en Allemagne. En outre, il me semble que les concurrences intermodales étaient moins prononcées en Allemagne qu'en France. Dans notre pays, les gouvernements qui se sont succédé n'ont pas apporté le soutien nécessaire pour permettre à la SNCF de s'adapter aux évolutions du marché. Au sein du CCE, nous promouvions l'idée que le fret, notamment le wagon isolé, devienne un service public. Louis Gallois nous répondait que cette décision relevait de l'État.

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Le redressement de 2021 et 2022 a d'abord été réalisé grâce au travail des cheminots de Fret SNCF en matière de productivité et de ponctualité. Du côté des clients, la demande de fret ferroviaire a progressé.

Vos propos modérés sur la comparaison entre le fret et le trafic voyageurs sont également intéressants. La part modale du trafic ferroviaire de voyageurs a fortement diminué dans les années 1970 et 1980 mais le TGV est finalement parvenu à enrayer ce déclin et à reconquérir des parts de marché. À l'inverse, le fret n'a pas su produire une telle martingale, notamment grâce à l'innovation. Peut-être était-il considéré que cette activité avait plus vocation à devenir résiduelle qu'à se développer.

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Thierry Roy, ancien membre du conseil d'administration et ancien membre du comité d'entreprise de la SNCF

Le trafic de voyageurs a indéniablement été porté par la grande vitesse, mais également par la régionalisation, qui a permis de développer une dynamique. Nous étions favorables à cette dernière évolution, qui s'est traduite par un net accroissement du nombre de lignes et de gares.

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Vous étiez administrateur lors du plan Véron et de l'accord passé entre la France et la Commission européenne. Vous avez explicitement souligné que la filialisation du fret avait été évoquée dès cette époque. Cette question a-t-elle été traitée lors des échanges entre la direction et les représentants des organisations syndicales ?

La question de la SNCF en tant qu'établissement public industriel et commercial (EPIC) se pose également. Dès les années 2004-2006, le modèle de l'EPIC français en général, et l'EPIC SNCF en particulier, étaient déjà dans le collimateur de la Commission européenne. D'après elle, ce modèle statutaire bénéficiait d'aides illicites au regard de la réglementation bruxelloise sur les aides aux entreprises.

Enfin, vous avez évoqué les échanges que vous avez eus à cette époque avec l'encadrement supérieur de la SNCF sur l'appréciation de l'ouverture à la concurrence. Pouvez-vous évoquer les arguments qui ont été avancés par l'encadrement ?

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Thierry Roy, ancien membre du conseil d'administration et ancien membre du comité d'entreprise de la SNCF

Il me semble que l'accord avait été établi en échange de la filialisation du fret. Les termes du débat étaient posés et nous étions en forte opposition avec la direction. Les filialisations se sont multipliées, particulièrement lors de la présidence de Guillaume Pepy à la SNCF et de celle de Pierre Blayau à SNCF Logistics. On disait à l'époque qu'il fallait s'adapter pour survivre.

La Commission européenne a fait preuve d'une forme d'acharnement contre les entreprises monopolistes d'État ou les EPIC, qui étaient perçus comme un frein au développement du marché. Ce discours était d'autant plus regrettable qu'il n'était pas argumenté. Nous étions prêts à discuter des questions de productivité. Le règlement RH077 a évolué et de nombreux efforts de productivité ont été accomplis par les agents, notamment les conducteurs – je rappelle qu'auparavant, les trains étaient conduits par deux agents. En dépit de tous ces efforts, la Commission européenne était suspicieuse. Je le répète : le président Gallois a lui aussi souligné que la Commission n'aimait pas les entreprises monopolistes d'État.

Vous m'avez également interrogé sur les échanges entre la direction et les représentants des organisations syndicales. À l'époque, certains cadres supérieurs, notamment des directeurs régionaux et des ingénieurs du fret, étaient syndiqués à la CGT. Je les rencontrais fréquemment en tant qu'administrateur. Ils estimaient que la concurrence ne fonctionnerait pas : les conditions étaient telles que les concurrents allaient naturellement se positionner sur les marchés les plus rentables. Force est de constater qu'ils avaient vu juste, dès le départ, sur les dangers de l'ouverture à la concurrence.

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La préoccupation de la filialisation était déjà exprimée par les institutions européennes dès 2003-2005, ce qui préfigure en quelque sorte la loi portant pacte ferroviaire en 2018, même si personne n'a apporté la preuve que le changement de forme juridique a modifié quoi que ce soit dans le contentieux.

D'un autre côté, on peut estimer que les alertes et demandes de 2005 constituent une singularité française par rapport aux contentieux ouverts aujourd'hui contre l'Allemagne et la Roumanie. La procédure à l'encontre de l'Allemagne n'en est pas du tout au même stade, ce qui rend caduque la comparaison avec la France.

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Au fil des auditions, il nous apparaît clairement que la situation actuelle du fret n'est que la conséquence d'un long déclin, gouvernement après gouvernement. Nous ne pouvons que déplorer la cécité des gouvernements en matière de décarbonation des transports, alors qu'il s'agit d'une des forces évidentes du fret ferroviaire. Cette cécité est également liée à l'appréciation centralisée et jacobine de l'aménagement du territoire, qui a fait la part belle à la voiture. Encore aujourd'hui, le Président de la République affirme à la télévision qu'il « adore la bagnole ».

Vous désignez l'Europe comme responsable de la situation actuelle de Fret SNCF. Je ne partage pas complètement ce point de vue. La France est au cœur du réseau européen des autoroutes, au bord desquelles sont construits les centres logistiques. Dans ces conditions, pensez-vous que le fret peut redevenir le mode de transport privilégié des entreprises comme cela était le cas dans les années 1950, quand il représentait les deux tiers du transport de marchandises ?

Au-delà de la question de la concurrence des autres modes de transport, et compte tenu de l'état du réseau, pouvons-nous imaginer un rebond du fret en l'absence d'une loi de programmation sur le ferroviaire ?

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Thierry Roy, ancien membre du conseil d'administration et ancien membre du comité d'entreprise de la SNCF

Le fret redevient aujourd'hui un mode de transport très pertinent, compte tenu notamment des exigences écologiques de décarbonation des transports. Le réchauffement climatique est bien là et certains chargeurs eux-mêmes pensent qu'il faut diminuer le nombre de camions circulant sur les routes. Une loi de programmation est effectivement incontournable, étant donné les investissements nécessaires.

Le transport ferroviaire n'est pas un système très souple mais il existe des moyens pour l'améliorer. Il faut regrouper les wagons, puis les trier et disposer d'aires d'embranchement et de garage. Lorsque je suis entré à la SNCF en 1975, certains wagons restaient stockés sur les voies de desserte pendant deux à trois jours, le temps que les industriels viennent chercher la marchandise. Aujourd'hui, des investissements sont nécessaires pour créer des voies de désaturation et des dessertes.

Le Président de la République veut développer les RER métropolitains, ce qui engendrera nécessairement une plus grande consommation de sillons et d'infrastructures. À un moment donné, il faudra se demander où faire passer les trains. Le transport ferroviaire est un transport guidé. On a beaucoup cassé, il sera donc nécessaire de beaucoup reconstruire.

Il faudra aussi aller chercher les financements. Le dernier budget à l'équilibre présenté par un gouvernement français l'a été en 1974. Cela fait donc cinquante ans que les budgets sont présentés en déséquilibre. Dans le débat actuel, ce n'est pas anodin. Il sera nécessaire de réaliser des choix politiques importants pour trouver les moyens financiers. Pour ma part, j'ai quelques idées.

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Le président de SNCF Réseau nous a indiqué que les crédits envisagés dans les prochains contrats de plan État-région région s'élèvent à 4 milliards d'euros, soit une multiplication par quatre des dépenses par rapport à celles qui avaient été engagées il y a une dizaine d'années, y compris sur la part prise en charge par l'État.

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Vous avez souligné qu'un certain nombre d'agences commerciales de Fret SNCF avaient été fermées. Quelle était la stratégie commerciale à l'époque ? Comment les entreprises étaient-elles démarchées ? Pour pouvoir regagner des parts de marché, il faut une stratégie commerciale. Comment y parvenir si l'on déshabille le service qui a vocation à trouver de nouveaux clients ?

Un grand nombre d'intervenants ont affirmé que la concurrence n'était pas le remède miracle, alors qu'il y a quelques années elle était présentée comme la solution permettant de régler tous les problèmes. On nous a également indiqué à plusieurs reprises que Fret SNCF n'était pas préparé à cette ouverture à la concurrence. L'entreprise et le Gouvernement ne portent-ils pas une responsabilité forte dans la destruction de la SNCF, en mettant en place des plans de redynamisation qui étaient en réalité des restructurations ? La suppression de centaines d'emplois et la fermeture de gares ont contribué à affaiblir l'entreprise avant même l'ouverture à la concurrence. N'est-il pas contradictoire d'affirmer d'une part que Fret SNCF n'était pas prête à entrer dans l'univers concurrentiel, alors que, d'autre part, l'entreprise avait déjà été affaiblie au préalable ?

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Thierry Roy, ancien membre du conseil d'administration et ancien membre du comité d'entreprise de la SNCF

Entre 1974 et 1981, la SNCF n'a pas cherché à capter le trafic diffus, car elle se concentrait sur les transports lourds. La sidérurgie et les minerais étaient au cœur du dispositif. Nous acheminions par exemple le charbon dans les centrales électriques, car le nucléaire n'était pas aussi développé.

Pour la suite, la SNCF s'est plus orientée vers le wagon isolé. Il existait environ soixante-dix agences commerciales. La diminution de la force commerciale a mécaniquement affaibli la conquête de nouveaux clients face à la concurrence de la route. L'ouverture à la concurrence est intervenue à un moment où le fret ferroviaire avait déjà beaucoup régressé et où son outil de production avait été fortement affaibli. Dès lors, il était moins pertinent. Par ailleurs, l'offre de la SNCF était plus chère que celle de ses concurrents, parce que son modèle social était plus protecteur pour les cheminots.

En 2003, l'outil industriel était déjà bien fragilisé et ne permettait pas à l'entreprise d'affronter la concurrence en position de force, malgré les discours positifs tenus à l'époque par la direction en conseil d'administration.

La commission procède à l'audition conjointe de M. Alain Picard, ancien directeur général de SNCF Logistics, et de Mme Sylvie Charles, ancienne directrice de Fret SNCF.

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Nous reprenons nos auditions en accueillant M. Alain Picard, ancien directeur général de SNCF Logistics, et Mme Sylvie Charles, ancienne directrice générale des activités ferroviaires et multimodales de marchandises de SNCF Logistics. Je précise que nous avons auditionné tous les présidents du groupe public ferroviaire depuis 1996, y compris Guillaume Pepy, sous la responsabilité duquel vous avez exercé tous les deux.

Monsieur Picard, vous avez été directeur général de Geodis, puis de SNCF Logistics entre 2013 et 2018, avant de devenir directeur des ressources humaines puis directeur général du groupe public ferroviaire en 2018-2019. Madame Charles, vous avez été directrice générale des activités ferroviaires et multimodales de marchandises de SNCF Logistics, puis directrice de Transilien jusqu'à une date récente. Vous avez également exercé au sein de l'Union des transports publics et ferroviaires, où vous présidiez la commission Législation et Affaires européennes.

Vous étiez aux responsabilités pendant une période où la concurrence était effective et où la demande de fret ferroviaire s'exerçait dans un contexte différent de ce que nous connaissons aujourd'hui. C'était avant l'épidémie de covid-19, qui a modifié un grand nombre de raisonnements. Elle a sans doute contribué à faire réémerger au premier plan la question de la transition écologique et a établi un lien nécessaire entre celle-ci et le développement de la part modale du fret dans le transport de marchandises.

Vous étiez également aux responsabilités à un moment où la question du contentieux ouvert par les plaintes de concurrents de Fret SNCF était déjà pendante. En effet, celles-ci ont commencé en 2016 et l'enquête approfondie lancée par la Commission européenne le 18 janvier dernier ne constitue qu'une reprise de cette procédure, même si les concurrents de Fret SNCF ont depuis retiré leurs plaintes.

Comment évaluiez-vous à l'époque ce risque contentieux et comment l'évoquiez-vous dans les instances de direction de la SNCF, mais aussi avec l'actionnaire public, notamment l'Agence des participations de l'État ? Quel regard rétrospectif portez-vous sur cette situation ? En outre, certains membres de la commission d'enquête ne manqueront pas de vous interroger sur la solution de discontinuité retenue par le gouvernement français pour parer au risque d'une condamnation de Fret SNCF à rembourser des aides publiques regardées comme indues par la Commission européenne, pour un montant de 5,3 milliards d'euros.

Je précise que l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main et à dire : « Je le jure. »

M. Alain Picard et Mme Sylvie Charles prêtent serment.

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Alain Picard, ancien directeur général de SNCF Logistics

Je vais développer d'abord quelques éléments sur le contexte dans lequel évoluait le transport ferroviaire de marchandises, mais également Fret SNCF. Je reviendrai ensuite sur l'effet de ces éléments externes et de la concurrence intramodale sur Fret SNCF, avant d'évoquer le sujet de la dette au tournant de la réforme de la SNCF, qui a eu lieu entre 2018 et 2020.

S'agissant du contexte, il faut savoir analyser les comparaisons européennes sur les différentes parts modales, compte tenu des circonstances françaises. Le pic des volumes transportés en France par le rail a été atteint en 1973 avec plus de 70 gigatonnes-kilomètres (GTK) contre 52 GTK en 2000, puis 41 GTK en 2006 et 32 GTK au total en 2019. Entre 1973 et 2019, le trafic a donc été divisé par deux.

Cette date de 1973 n'est pas anodine, car elle constitue à bien des égards un point de basculement. Elle correspond d'abord à la crise économique et à la désindustrialisation de notre pays, avec la disparition des industries les plus lourdes qui étaient les clientes du fret ferroviaire – notamment la chimie et la sidérurgie –, au profit des secteurs du luxe, de la pharmacie et de l'aéronautique. De plus, à partir des années 1970, le mix énergétique a évolué, faisant la part belle au nucléaire. Par conséquent, la SNCF a moins transporté de charbon et de produits pétroliers. À titre d'exemple, nous consommons en France 8 millions de tonnes de charbon chaque année, contre 131 millions de tonnes pour l'Allemagne.

Enfin, le réseau autoroutier s'est fortement développé à partir des années 1970, puisqu'il a été multiplié par cinq. Il convient également d'évoquer l'anémie des ports français : 13 à 14 millions de conteneurs transitent chaque année par le port de Rotterdam contre seulement 3 millions pour Le Havre.

À ce contexte économique défavorable s'est ajoutée une politique des infrastructures du « tout TGV » au détriment du réseau classique qui se dégrade, en particulier pour le fret. N'oublions que pas les triages et les voies de service sont dans un état très dégradé. La politique publique de soutien au fret ferroviaire a été très modeste. Si elle a été mise en place à travers des aides à la pince, il ne s'agissait pas d'une politique d'envergure comme dans d'autres pays européens. Dans ces pays, les politiques en question portent sur les péages, les aides au wagon isolé ou l'identification des externalités négatives du transport routier.

Alors que le marché s'effondrait du fait de ces éléments externes, la concurrence intramodale fait son apparition aux alentours de 2005. Cet élément a accéléré l'effondrement de Fret SNCF. L'opérateur historique n'a pu faire face qu'avec difficulté à cette situation, compte tenu de ses coûts sociaux, de l'organisation du travail et des coûts de structure.

L'ouverture à la concurrence intramodale a eu lieu en 2005 et 2006, alors que les volumes s'étaient déjà largement effondrés. La concurrence intramodale s'est réalisée sur le même schéma que dans les autres pays européens, avec la multiplication très rapide du nombre d'acteurs et le poids important de la filiale de l'opérateur historique voisin – DB Cargo dans le cas de la France. À partir de 2005, les parts de marché de Fret SNCF se sont effondrées surtout sur les trafics les plus attractifs pour la concurrence, ce qui a accentué les difficultés économiques.

Fret SNCF n'avait plus en 2019 que 55 % de parts de marché. En outre, les résultats économiques de l'entreprise ont affiché des pertes très élevées. En 2010, la marge opérationnelle de Fret SNCF était négative, avec une perte de 380 millions d'euros. L'intégralité du groupe SNCF n'était pas en risque, puisque le chiffre d'affaires du fret correspondait à 1 milliard d'euros contre 30 milliards pour le groupe. En revanche, cette perte a amputé l'investissement dans les autres activités du groupe, puisque nous sommes à dette constante.

À ce niveau de résultats, il fallait agir pour contenir les pertes et, si possible, ramener les résultats à l'équilibre d'exploitation. De 2010 à 2015, la perte opérationnelle a ainsi été ramenée à 86 millions d'euros. Un premier plan d'aide a conduit à des comptes dissociés, permettant de distinguer Fret SNCF à l'intérieur de l'établissement public industriel et commercial (EPIC) SNCF. Mais les pertes et les taux d'intérêt étaient tels que la dette n'a cessé de s'accumuler, pour s'établir à 5,3 milliards d'euros en 2018. Au passage, notez que la plupart des acteurs concurrents en France dans le secteur du fret ferroviaire sont en perte.

La dette a eu un effet boule de neige qui n'était plus contrôlable. Parvenue à ce niveau, elle a engendré des charges financières que les résultats d'exploitation ne pouvaient pas couvrir. Cette dette est ainsi devenue non remboursable à partir des années 2017 et 2018. Il a donc fallu prendre un certain nombre de décisions, qui sont intervenues dans un contexte où nous savions que la direction générale de la concurrence de la Commission européenne interviendrait à un moment ou à un autre, d'autant plus que des plaintes avaient été déposées au cours des exercices 2016-2018.

Au moment de la réforme, il s'agissait donc pour nous de continuer à opérer le fret ferroviaire en lui donnant les moyens financiers de poursuivre son activité, ce qui a entraîné la recapitalisation de 170 millions d'euros. Simultanément, il ne fallait pas pénaliser les autres activités du groupe : cela aurait été inacceptable. L'État continuait de son côté à discuter avec la direction générale de la concurrence sur des éléments que nous connaissons à cette époque, notamment le risque de la discontinuité. Par ailleurs, nous avions présenté un plan d'affaires qui montrait que nous revenions à des résultats positifs. Il s'agissait enfin d'argumenter sur le fait que créer une filiale répondait aux besoins de transparence émanant à la fois des concurrents et de la Commission européenne.

Les risques liés à l'existence de cette dette, que Fret SNCF ait été filialisée ou non, étaient donc connus au moment de la réforme. Ils ont toujours été exprimés au sein du comité central du groupe public ferroviaire (CCGPF), des conseils d'administration ou des conseils de surveillance. En tout état de cause, la direction générale de la concurrence de la Commission aurait été conduite à intervenir.

En conclusion, avec un marché du transport ferroviaire de marchandises déclinant en France, avec une concurrence intermodale et intramodale, un réseau ferré dégradé, sans véritable politique publique – je parle de la période 2018-2019, cela a changé depuis –, sans mise en place d'un cadre clair pour l'ouverture à la concurrence, la Commission européenne a finalement agi suivant ses principes sur la concurrence intramodale. Dans le cas de la France, cela n'a pas fonctionné, incontestablement.

Il sera donc nécessaire d'observer ce qui se passera dans les autres pays européens. Sur les dix dernières années, DB Cargo a affiché neuf ans de pertes opérationnelles pour un montant cumulé de près de 3 milliards d'euros, mais a investi quasiment 4 milliards d'euros. Je serais curieux de connaître le montant des dettes de DB Cargo, ainsi que la réaction de la Commission face aux plaintes dont fait l'objet l'entreprise. En Espagne, Renfe Mercancias a accumulé 417 millions d'euros de pertes en dix ans soit 20 % du chiffre d'affaires, mais elle a continué à investir environ 120 millions d'euros.

La situation de Fret SNCF ne peut donc être que le prélude à une action de la direction de la concurrence de la Commission européenne qui va consister à « casser » les opérateurs historiques. Pour autant, nous avons toujours dit que le transport ferroviaire de marchandises était essentiel pour le pays, qu'il était fondamental de le poursuivre et de le développer dans le cadre de la crise écologique que nous connaissons. Cela explique les mesures qui ont été prises, et en particulier le choix assumé de la filialisation de Fret SNCF pour lui permettre de poursuivre son activité avec des moyens financiers ad hoc.

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Sylvie Charles, ancienne directrice générale des activités ferroviaires et multimodales de marchandises de SNCF Logistics

J'ai été recrutée à la SNCF en février 2010 pour le poste de directrice des transports ferroviaires de marchandises. À ce titre, j'étais responsable des activités de Fret SNCF et de celles de différentes entités en France, mais aussi à l'étranger. Auparavant, j'étais une cliente du ferroviaire de marchandises, puisque je dirigeais une société de logistique automobile spécialisée dans les véhicules finis, qui possédait notamment un parc de wagons porte-automobiles.

À ce titre, j'avais quelque idée des maux que connaissait la France en matière ferroviaire. Le défi était élevé, mais également attirant et j'avais été séduite par l'engagement de Pierre Blayau et de Guillaume Pepy, qui avaient convaincu les pouvoirs publics français de la nécessité d'agir en faveur du fret ferroviaire en 2009, à l'époque du Grenelle de l'environnement. Malgré les difficultés de Fret SNCF, ces deux patrons croyaient à l'avenir du fret ferroviaire de marchandises, puisqu'ils venaient d'acheter les activités étrangères de Veolia Cargo.

Au début de l'année 2010, ces activités subissaient de plein fouet les tracas causés par la crise financière des subprimes. En France, les volumes confiés à Fret SNCF avaient baissé de plus de 30 % lors des dix-huit mois précédents. En 2009, Fret SNCF avait acheminé 250 000 wagons isolés chargés, mais moins de 120 000 en 2010, soit une baisse de plus de 50 % en un an.

Pierre Blayau et les équipes de Fret SNCF avaient élaboré un schéma directeur de la SNCF, intitulé « Pour un nouveau transport écologique de marchandises », que j'étais chargée de mettre en œuvre. Ce schéma, approuvé par le conseil d'administration de la SNCF en 2009, avait également vu son impact écologique évalué par Jean-Marc Jancovici et comprenait un certain nombre de chantiers. Je précise que cette démarche d'évaluation était alors assez peu répandue.

Le premier chantier visait à refondre l'offre de wagon isolé, pour la sauver. Deux secteurs ont particulièrement besoin du wagon isolé : la sidérurgie pour la partie « produits semi-finis » et la chimie. Cette stratégie était dénommée « multi-lots multi-clients ». Dans le nouveau système, la SNCF avait choisi des gares qui présentaient des perspectives d'avenir et demandait aux clients une anticipation à n-15. J'ai donc consacré une bonne partie de l'année 2010 à rencontrer les clients industriels pour leur vendre cette nouvelle offre. Cette démarche fut instructive : en 2009, bénéficiant de prix particulièrement bas, ces clients avaient remis tout ce qu'ils pouvaient à la route ; leur première réaction a donc été de considérer que la SNCF n'était pas légitime à adapter son dispositif. Je leur ai expliqué notre démarche, qui a été finalement comprise. De même, j'ai accordé beaucoup de temps aux équipes en interne, afin que nous puissions délivrer la qualité qui était promise aux clients.

Le deuxième chantier visait à développer les opérateurs ferroviaires de proximité, mais les projets n'ont pas été nombreux. Le troisième chantier avait pour objectif de rapprocher le commerce et la production, afin de réduire les frais de structure. Dans les faits, les bénéfices ont été bien au-delà. Le quatrième projet avait pour objectif de développer le combiné et les autoroutes ferroviaires pour répondre aux évolutions du marché. À partir du moment où le territoire national rencontre une forte désindustrialisation, il faut chercher la marchandise là où elle est produite, c'est-à-dire à l'étranger. Or les produits importés sont surtout des produits semi-finis. Un autre chantier visait à étudier les possibilités de fret à grande vitesse, mais le marché s'est avéré trop étroit et les coûts des péages étaient un problème.

Ce plan prévoyait un retour à l'équilibre en 2014. Guillaume Pepy et Pierre Blayau avaient par ailleurs appelé à une plus grande équité concurrentielle. En effet, l'ouverture à la concurrence s'était déroulée sans aucune harmonisation préalable des conditions sociales dans le secteur. Les agents SNCF relevaient d'un statut pour partie législatif et pour partie réglementaire, en particulier sur l'organisation et l'aménagement du temps de travail. Seul le pouvoir réglementaire s'exerçait pour négocier des accords : l'entreprise n'en avait pas la liberté. Et rien n'avait été prévu pour les nouveaux entrants qui allaient, eux, relever du seul droit du travail.

Le régime de retraite des cheminots se traduisait par une surcotisation employeur supérieure de douze points à celle en vigueur dans le privé. En 2011, nous avions obtenu la création d'une mission confiée à un conseiller d'État, M. Olivier Dutheillet de Lamothe, qui avait conclu à la nécessité de faire évoluer le système. Mais cette évolution n'a eu lieu qu'à partir de la loi de 2014. Ensuite, il a fallu donner le temps de la négociation aux partenaires sociaux.

De mémoire, l'accord sur l'aménagement du temps de travail a eu lieu au printemps 2016, pour une entrée en vigueur en janvier 2017. L'accord sur les classifications et les rémunérations date quant à lui de décembre 2021. En outre, il a fallu attendre la loi de 2018 et les ordonnances de 2019 pour que la SNCF sorte de ce statut législatif et réglementaire encadrant le statut et l'organisation du travail.

L'ouverture à la concurrence s'est donc effectuée sur des bases faussées, en raison d'un environnement législatif et réglementaire particulier, qui ne s'est pas fait dans le bon ordre chronologique. Elle est en outre intervenue dans un marché baissier depuis fort longtemps. Enfin, la crise des années 2009-2010 a été, selon les économistes, la pire crise économique depuis celle de l'entre-deux-guerres.

Si de nombreux éléments extérieurs expliquent les difficultés, la SNCF a aussi sa part de responsabilité. Par exemple, la dédicace des conducteurs au ferroviaire de marchandises n'est intervenue qu'en 2008, soit dix-huit mois avant mon arrivée. Auparavant, en cas de problème sur les lignes de voyageurs, le fret de marchandises n'avait plus de conducteurs. En tant que cliente, je l'avais moi-même enduré. Pour un client, ce genre de désagréments n'incite pas faire confiance au ferroviaire.

La SNCF n'avait pas non plus tiré les conséquences du « juste à temps », qui est apparu dans les années 1980 et s'est généralisé au tournant du siècle. Celui-ci s'organise ainsi autour d'un nombre croissant de petits lots et d'une moindre anticipation. Sous prétexte d'une commande de sillons à réaliser dix-huit mois à l'avance, Fret SNCF avait conservé des process très datés. Les équipes de concepteurs établissaient ainsi dix mois à l'avance, pour chaque trafic, la manière dont la production serait réalisée. Puis l'équipe d'adaptateurs refaisait 60 % de ce qui avait été prévu au préalable, car les clients avaient évolué de leur côté. En phase pré-opérationnelle, moins de 20 % de ce qui avait été travaillé un an à l'avance subsistaient. Enfin, lorsque je suis arrivée, la salle opérationnelle était au bord de la crise de nerfs car les opérateurs étaient obligés de monter des trains. Je n'avais jamais vu cela.

Nous avons donc dû revoir le processus, comme cela se passe dans la construction automobile, afin de gagner en agilité et de diminuer les frais de structure. La même problématique se posait pour les triages, où la séparation des tâches n'avait plus la même pertinence qu'avant puisque le nombre de wagons à trier avait beaucoup diminué. Les agents étaient en « bore-out » et particulièrement anxieux quant à leur avenir, puisqu'aucune perspective ne leur était proposée.

Nous avons donc procédé à une grande reconfiguration de 2010 à 2013. À ce moment-là, nous avions commencé à réduire les pertes, mais nous étions encore loin du retour à l'équilibre. Le travail a consisté à nous appuyer sur nos atouts pour essayer de surmonter nos handicaps. Comme je l'ai indiqué au préalable, il existait une forte iniquité concurrentielle et Fret SNCF courait un risque fort de perdre graduellement tous les trafics de trains entiers réguliers, lesquels sont attractifs car assez faciles à produire.

Il s'agissait également de tenir compte des nouveaux besoins des clients. La crise avait révélé combien l'industrie, même lourde, n'était plus tirée par la production, mais par le marché, c'est-à-dire l'aval. À partir de 2013 et 2014, même la sidérurgie était capable de décider la fermeture d'un haut-fourneau dans un délai aussi court que six mois, quand cette décision était prise au préalable trois à quatre ans à l'avance.

Par conséquent, nous devions offrir une plus grande flexibilité. Au lieu de concevoir un plan de transport assemblant au mieux des flux de bout en bout, puis de les passer au producteur, le travail a consisté à changer le processus pour construire un plan de transport calé sur l'intégralité des flux significatifs prévus sur une zone géographique. Il s'agissait ainsi de donner le pouvoir aux producteurs, pour leur permettre de modifier l'ordonnancement des trains par rapport à la demande initiale du commerce.

Mon pari a consisté à dire que cette modification ne poserait pas de problème aux clients dans 90 % des cas. Le pari a été réussi, notamment grâce à une meilleure relation entre les commerciaux et les clients, qui validaient les modifications. Ce changement nous a permis d'améliorer la productivité en 2013, 2014 et 2015. Nous avons nettement plus diminué les ressources utilisées que le chiffre d'affaires ne baissait en raison des gains d'appels d'offres par la concurrence. Cette démarche, que nous avons appelée « efficacité et développement », a permis de rapprocher définitivement les commerciaux et les producteurs. De leur côté, les commerciaux ont pris conscience que le plan de transport ainsi bâti leur permettait d'insérer de nouveaux trafics pris à la route.

En 2016 et 2017, nous avons constaté que même avec un plan de transport ainsi optimisé, les capacités techniques mises en ligne, c'est-à-dire ce que peut tracter une locomotive, demeuraient sous-utilisées. Nous avons commencé par signaler aux commerciaux les points qui étaient affectés par une sous-utilisation. Les quelques succès rencontrés sont demeurés limités. Nous avons donc repris la problématique des plans de transport, avec l'idée de les concevoir en intégrant l'objectif de saturation des capacités dès la conception.

Concrètement, sur un même axe et dans la même matinée, un train entier de produits sidérurgiques et un train entier d'automobiles peuvent passer. Le train de sidérurgie atteint son tonnage maximal alors qu'il n'aura pas atteint la capacité maximale en termes de longueur. Je rappelle ainsi qu'un train standard mesure 750 mètres, contre 550 mètres pour un train de produits sidérurgiques. En revanche, un train d'automobiles finies atteint rapidement 750 mètres mais il est assez loin du tonnage maximal. Si l'on arrive à mélanger sur un même train des produits sidérurgiques et des automobiles finies, il est possible d'offrir d'autres wagons, soit au même client, soit à d'autres clients. Nous avons appelé ce procédé la « gestion capacitaire », laquelle a commencé à être expérimentée lors du second trimestre 2018. Ayant quitté SNCF Logistics en février 2020, je ne sais ce qu'il est advenu par la suite, mais j'imagine que cette gestion capacitaire a dû être généralisée par la suite. J'ajoute que ce modèle de la gestion capacitaire n'est pas propice à l'arrêt d'un nombre significatif de flux : par définition, il est très mutualisé et très mixé.

Nous avons également cherché à innover techniquement. Lorsque je suis arrivée en 2010, j'ai eu parfois l'impression de me retrouver au XIXe siècle. Par exemple, avant que le conducteur ne puisse démarrer un train, il était nécessaire de réaliser un essai de train. Les agents au sol devaient faire le tour de train, soit deux fois 750 mètres et tester chaque roue en tapant dessus avec son pied. Nous avons travaillé à l'automatisation de la procédure grâce à des capteurs et des outils de télécommunication. Il existait bien de réels besoins de modernisation !

Le redressement économique et l'impératif de résultats constituaient une ardente obligation pour les équipes. Les reportings étaient ainsi réguliers et exigeants. De fait, l'activité s'est notablement redressée jusqu'en 2015. L'année 2016 a connu une rechute pour plusieurs raisons : la crise céréalière, la crise des migrants à Calais, ainsi que les mouvements sociaux.

À cette même période, l'opportunité de filialiser s'est ouverte. Pour moi, la filialisation représentait la dernière étape de la nécessaire autonomisation de Fret SNCF, pour plusieurs raisons. D'abord, elle permettait de prendre en compte les spécificités du transport de marchandises et de trouver des accords sociaux gagnant-gagnant entre les représentants des salariés et l'employeur. Par ailleurs, en ayant sa propre licence ferroviaire et son propre certificat de sécurité, Fret SNCF allait gagner en agilité et en sécurité. Enfin, en définissant strictement ses besoins de prestation externe, elle achèverait de baisser les frais de structures.

Il s'agissait en outre du bon moment, puisque dix ans s'étaient écoulés depuis l'aide à la restructuration de 2005, qui s'était achevée en 2006. Or il est nécessaire d'attendre ce laps de temps pour demander une nouvelle aide à la restructuration. Cette nouvelle aide était théoriquement possible, en échange de contreparties que nous avions étudiées. Nous avons ainsi élaboré un plan d'affaires en 2017, que nous avons actualisé en 2018 à la suite des mouvements sociaux. Nous avions même élaboré un projet de notification d'aide à la restructuration pour le soumettre la Commission européenne. Pour les raisons évoquées par Alain Picard, les autorités françaises ont finalement décidé de ne pas notifier. D'une part, le calendrier de notification n'était pas compatible avec la réforme de 2018-2019, a fortiori en raison des plaintes déposées par des concurrents en 2016-2017. Ces derniers invoquaient la mauvaise exécution de l'aide de 2005 et ajoutaient que Fret SNCF avaient depuis lors continué à bénéficier d'aides.

En 2018, la question du futur périmètre de Fret SNCF se posait malgré tout dans le cadre de la réforme, laquelle consistait en la création d'une société anonyme (SA) de tête qui absorbait SNCF Mobilités. Trois possibilités se présentaient. La première solution consistait à ne rien faire. La SA de tête aurait eu une filiale gestionnaire d'infrastructure, SNCF Réseau, tout en étant entreprise ferroviaire, ce qui aurait posé de nombreuses questions. Une autre possibilité consistait à extraire les activités voyageurs de la SA de tête pour constituer l'entité devenue par la suite la SA Voyageurs, laquelle aurait embarqué Fret SNCF. Néanmoins, cette option aurait fait resurgir les anciennes critiques d'opacité et de manque d'étanchéité entre l'activité ferroviaire de marchandises et celle de voyageurs.

La dernière possibilité consistait à sortir les activités voyageurs pour créer d'une part la SA Voyageurs et d'autre part une société anonyme simplifiée, une SAS. Cette dernière option, qui a finalement été retenue, posait la question du devenir de la dette analytique. À l'évidence, il fallait la laisser à la SA de tête et effectuer une dotation en capital à la nouvelle SAS. Cette dernière a donc été calibrée de manière à lui permettre de démarrer son activité en 2020, époque à laquelle j'ai passé le relais à Frédéric Delorme.

Cette structuration a été présentée à la Commission européenne par les autorités françaises, qui ont expliqué pourquoi la troisième solution paraissait finalement répondre le mieux à différentes exigences. Surtout, elle ne préemptait nullement les discussions qui avaient cours depuis 2017 entre les autorités françaises et la Commission, à la suite des plaintes déposées.

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Monsieur Picard, vous avez indiqué que dès le début des discussions sur la transformation du groupe public ferroviaire avec la direction générale de la concurrence, le risque de la discontinuité était envisagé. Pouvez-vous préciser vos propos à ce sujet ?

Vous avez souligné que jusqu'à la fin de vos responsabilités au sein du groupe ferroviaire en 2020, une des difficultés était le caractère limité des aides publiques à l'activité, comparativement aux concurrents étrangers. Pouvez-vous nous fournir votre analyse sur la stratégie nationale de développement du fret ferroviaire de 2021, qui a profondément changé la donne par rapport à la situation que vous avez connue ?

Vous êtes aujourd'hui le patron de l'activité française du constructeur de matériel ferroviaire CAF. Pouvez-vous évoquer la manière dont le marché du fret ferroviaire est regardé par les constructeurs de matériel ferroviaire à l'échelle européenne ?

Madame Charles, je vous remercie pour la précision de votre intervention. Comment la structuration de l'activité de marchandises au sens large a-t-elle évolué pendant la période où vous étiez aux responsabilités ? La multiplication des filiales qui composent le groupe public ferroviaire a souvent été évoquée comme un facteur déstabilisant, notamment pour le fret.

Vous avez souhaité faire évoluer la construction des flux, en essayant de raccourcir les délais pour répondre à la demande des chargeurs. Pouvez-vous nous donner plus de détails, à la lumière notamment de votre expérience préalable de cliente de la SNCF ?

Selon vous, un des effets positifs de la filialisation de Fret SNCF est qu'elle a permis à l'entreprise ainsi créée de disposer de sa propre licence ferroviaire et de son propre certificat de sécurité, ce qui lui offrait une plus grande souplesse. Pouvez-vous y revenir de manière plus précise ?

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Alain Picard, ancien directeur général de SNCF Logistics

Le constructeur CAF est peu impliqué dans le fret. Les opérateurs étrangers disposent de matériels anciens et leur situation financière ne leur permet pas d'en acheter de nouveaux. Ils se tournent par conséquent vers les loueurs de wagons et de locomotives, lesquels connaissent une activité particulièrement élevée. La conjugaison de la reprise des trafics après l'épidémie de covid 19 et du vieillissement des wagons et des locomotives entraîne un flux important de construction de wagons et de locomotives, qui se dirige en partie vers les loueurs.

S'agissant des aides, certains dispositifs ont été mis en place, dont l'aide au wagon isolé ou l'aide à la pince, qui est passée de 27 à 40 euros. Ces éléments nous placent au même niveau que d'autres pays, mais nous ne sommes pas alignés sur les politiques de certains pays plus en pointe comme la Suisse, qui prennent véritablement en compte les externalités négatives du transport routier via une écotaxe. La situation a néanmoins changé, ce qui explique en partie le redressement des résultats des uns et des autres dans le périmètre français, lequel permet d'investir dans le renouvellement du matériel.

À partir de 2017 ou de 2018, des discussions sont intervenues entre l'État et la direction générale de la concurrence de la Commission européenne. Nous avons participé à des réunions avec les représentants de cette dernière. Ils nous proposaient soit le remboursement de la dette – ce qui était impossible puisqu'elle s'élevait à 5 milliards d'euros – soit de mettre en place la discontinuité.

De notre côté, nous avons argumenté, tout d'abord en indiquant que Fret SNCF n'avait plus que 50 % du marché, que nous disposions d'un plan d'affaires et que nous étions sur le point de filialiser. En tout état de cause, ces éléments de risque ont été systématiquement été présentés au CCGPF, au conseil de surveillance et au conseil d'administration. Nous avons également souligné que la filialisation était un élément technique qui n'effaçait pas le risque que la direction générale de la concurrence de la Commission européenne intervienne, compte tenu des plaintes en cours à ce moment-là.

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Sylvie Charles, ancienne directrice générale des activités ferroviaires et multimodales de marchandises de SNCF Logistics

Je pense à mes anciennes équipes, qui doivent trouver la situation actuelle particulièrement injuste. Par exemple, l'aide au wagon isolé existe depuis longtemps en Autriche, mais aussi en Belgique, depuis la filialisation du trafic de marchandises dans ce pays. L'addition de l'ensemble des pertes associées au wagon isolé en France peut expliquer une grande partie de la dette. Je précise qu'il s'agit d'une dette analytique, qui intègre donc la composante des taux d'intérêt élevés. Il s'agissait d'une des raisons clefs de la filialisation. Nous avions envoyé nos clients sidérurgistes et chimistes expliquer à Bercy qu'ils avaient besoin du wagon isolé. Notre conviction était qu'une fois la société filialisée, les pouvoirs publics devraient prendre leurs responsabilités.

Un certificat de sécurité est un document décrivant le système de management de la sécurité, qui s'appuie sur une analyse des risques et établit des procédures. Quand le certificat couvre un grand nombre d'activités différentes, il devient illisible. Lorsque je suis arrivée, j'ai constaté, d'une part, que la plupart des dirigeants ne l'avaient pas lu et, d'autre part, qu'il comportait un certain nombre d'incohérences. Il était donc nécessaire de disposer d'un certificat de sécurité plus réduit et homogène : les producteurs doivent pouvoir produire en sécurité. En outre, le certificat permet de diminuer un certain nombre des frais de structure.

Vous m'avez interrogée sur les évolutions du plan de transport. En tant que cliente du ferroviaire, je m'occupais de la logistique automobile pour des véhicules finis. Dans les années 2000, nous avons suivi l'évolution de l'industrie automobile. Les constructeurs européens avaient ainsi installé des usines en République tchèque et en Pologne pour y profiter de coûts plus bas. Ces nouvelles usines étaient destinées à alimenter l'Europe de l'Ouest en petites citadines. Nous sommes allés démarcher les constructeurs sur place et avons eu l'opportunité de monter des trains entiers de porte-automobiles depuis ces usines vers l'Allemagne ou la France.

À cette époque, je disposais d'un parc de wagons porte-automobiles mais je n'étais pas une entreprise ferroviaire. Je discutais à la fois avec les entreprises historiques et les nouveaux entrants. J'avais pu observer que des commerciaux proches de l'exploitation savaient demander à leurs clients des modifications pour offrir plus de souplesse. Or cette souplesse manquait précisément à Fret SNCF. En France, en tant que cliente, je réalisais beaucoup plus de wagons isolés : je prenais des véhicules à la sortie des chaînes de production chez Renault pour les acheminer vers différentes plateformes sur le territoire, à partir desquelles les véhicules étaient parfois finis ou livrés aux concessionnaires.

Dans ce cadre, le wagon isolé représentait une forme de double peine. Les livraisons étaient censées intervenir de jour A à jour B, voire exceptionnellement à jour C. Mais en réalité, nous étions passés de jour A à jour C, lorsque ce n'était pas jour D ou E. Or pour un logisticien doté d'un parc de wagons, si le délai de rotation n'est pas bon, le retour sur investissement est fragilisé, mettant de facto l'entreprise en risque. Par ailleurs, les triages étaient déjà dégradés, ce qui occasionnait des chocs sur les véhicules.

Bref, lorsque je suis arrivée à la SNCF, j'avais une assez bonne vision des difficultés que le secteur rencontrait en France. Il en connaît toujours. Aujourd'hui, certains triages sont enfin en cours de rénovation, mais il faut également songer à moderniser les voies. Je me souviens avoir visité un gros triage aux alentours de Vienne, où un grand nombre de procédures sont automatisées. Avant le passage à la bosse, un appareil examine les roues du wagon, détermine de quel type il s'agit et calcule les paramètres de freinage associés.

En résumé, en compagnie de mes équipes, je me suis attachée à reconfigurer tous les processus de production pour les rendre plus en phase avec le marché.

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Vous semblez convaincus que la filialisation est intervenue trop tard. En cela, vous rejoignez la position de l'ancien secrétaire d'État aux transports, M. François Goulard. Selon lui, le courage a manqué en 2005 pour aller jusqu'au bout de la démarche de filialisation. Confirmez-vous que cette filialisation a été trop tardive et qu'elle aurait dû intervenir dès les années 2003-2005, dans le cadre de l'accord entre la France et la Commission européenne ?

Cette même Commission a interpellé la France en 2010, considérant que les EPIC étaient de fait un statut français contraire aux règles d'aides licites européennes, ouvrant droit à une possible condamnation au titre des aides d'État. Avez-vous eu à connaître ce débat dans vos responsabilités respectives et à en suivre les conclusions au sein de l'entreprise ?

Nous avons entendu dire lors de précédentes auditions que durant la séquence 2007-2019, les responsables politiques et les responsables opérationnels avaient sciemment mis à distance les risques portés par la mise en œuvre des mouvements financiers entre le groupe et Fret SNCF. Partagez-vous ce point de vue ?

On nous annonce aujourd'hui un nouveau plan de discontinuité centré sur les flux mutualisés. Nous avons entendu que le wagon isolé et les trafics mutualisés étaient désormais rentables, notamment grâce aux aides. Une autre appréciation considère que le centrage sur le wagon isolé et les trafics mutualisés est un plan « injouable ». Quel est votre avis, madame Charles, dans ce débat majeur ?

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Sylvie Charles, ancienne directrice générale des activités ferroviaires et multimodales de marchandises de SNCF Logistics

En tant que patronne, je ne me suis pas interrogée sur ce qui aurait dû être fait avant mon entrée en fonction. Je regardais plutôt l'avenir. En revanche, la SNCF avait sa part de responsabilité. Quand je suis arrivée en 2010, certaines actions n'avaient pas été menées, pour de bonnes ou de moins bonnes raisons. Cette entreprise était un monopole et avait une forte tendance à la centralisation. Cette tendance était renforcée par le fait que les industries clientes étaient organisées de la même manière. Les cultures se renforçaient mutuellement.

Monsieur le président, je souhaite revenir sur votre question concernant l'évolution des activités. Venant de la logistique et ayant été cliente de Fret SNCF, j'étais animée par un certain nombre de convictions. Dans ces métiers, compte tenu de la volatilité des marchés, il est absolument nécessaire d'être proche des clients et très réactif, pour bien combiner rentabilité et développement. Cela implique de mettre en place des organisations décentralisées.

La manière dont j'ai structuré les activités en 2010 a consisté à laisser Fret SNCF à part, car je sentais bien que l'offre produit n'était pas celle qui était développée chez les nouveaux entrants. De plus, j'avais constaté que l'ouverture à la concurrence allait se réaliser sans harmonisation sociale préalable. Par ailleurs, j'avais la chance d'avoir également sous ma responsabilité un nouvel entrant issu du regroupement d'anciens chemins de fer départementaux, la petite entité VFLI aujourd'hui devenue Captrain France. Cela me permettait de voir les atouts et les limites des nouveaux entrants. J'ai considéré qu'il fallait travailler en profondeur sur les atouts de Fret SNCF. Il ne servait à rien de singer les nouveaux entrants car c'était perdu d'avance : nous n'aurions rien apporté de nouveau au marché, tout en étant lestés de semelles de plomb.

Aurait-il fallu filialiser avant ? Sûrement. Pourquoi cela n'a-t-il pas été réalisé plus tôt ? Un président de la SNCF ne peut se consacrer uniquement au fret de marchandises, il doit également gérer d'autres activités. Parler de filialisation faisait peur à l'époque. En tout état de cause, il s'agissait d'un vrai frein à la transformation. Je rappelle que les conducteurs n'ont été affectés qu'en 2008, quelques années après les locomotives. Encore convient-il de préciser que l'affectation des locomotives s'est faite par défaut : elles n'étaient plus vraiment utiles pour le trafic voyageurs, qui privilégiait les automoteurs pour le TGV ou le trafic régional.

Pendant longtemps, la société a conservé des « idées d'ingénieurs », du reste parfaitement respectables, qui étaient à la fois promues par les organisations syndicales, et par le haut management. Selon ces idées, plus le périmètre est grand, plus on optimise. Or cela ne fonctionne pas dans la vie réelle, compte tenu des phénomènes d'entropie. Personnellement, je suis très engagée en faveur de l'organisation décentralisée, car elle permet d'entraîner les équipes, de donner du sens à leur travail et d'être en permanence à l'écoute du marché.

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Dans votre propos précédent, vous estimiez que la filialisation aurait permis de mettre l'État au pied du mur. Dans un groupe public non filialisé, les aides peuvent intervenir. C'est d'ailleurs tout l'objet des plaintes et de l'enquête approfondie de la Commission européenne. À partir du moment où une filiale existe, ce type de dispositif n'existe plus, à moins d'être explicitement prévu, ce qui n'était pas le cas lors de la constitution du groupe. Lorsque l'État a été mis au pied du mur au sujet des aides publiques qu'il apportait ou n'apportait pas, la situation a effectivement changé.

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Sylvie Charles, ancienne directrice générale des activités ferroviaires et multimodales de marchandises de SNCF Logistics

Nous le sentions très bien. Ce que nous expliquions n'était pourtant pas très compliqué à comprendre, d'autant que nous montrions ce qui se passait en Autriche ou ailleurs. On nous écoutait avec attention et le ministère des transports partageait notre point de vue. Mais au ministère de l'économie et des finances, la vision était différente : pourquoi s'embêter puisque la SNCF payait ? Dans ce dossier, la France a été mauvaise élève vis-à-vis de l'Europe sur les risques, mais très bonne sur d'autres aspects. Par exemple, la SNCF tenait une comptabilité de ces activités depuis 1997 . A contrario, mes collègues de Trenitalia n'ont commencé à avoir des comptes qu'en 2012.

Je veux encore une fois témoigner de mon admiration pour les équipes de Fret SNCF. Elles se sont fortement engagées, ont retroussé leurs manches et ont fondamentalement changé leur manière de produire du chemin de fer, notamment en allant rencontrer les clients pour cerner leurs besoins au plus près. Naturellement, la situation actuelle est une très mauvaise nouvelle. Mais, comme pour tout dans la vie, face à une déception il faut rebondir et arriver à trouver du positif.

J'avais réussi à trouver 50 à 60 millions d'euros de chiffre d'affaires, que je comparais naturellement au chiffre d'affaires de SNCF, hors sous-traitance. Lorsque j'étais en responsabilité, le chiffre d'affaires devait être de 850 millions d'euros, mais une partie de celui-ci concernait le trafic international incluant la sous-traitance. Le chiffre d'affaires réalisé en propre était plutôt de l'ordre de 650 millions d'euros. De mon côté, j'arrivais difficilement à extraire 50 à 60 millions d'euros de trafic que nous pouvions laisser sans mettre à mal le reste, tout en permettant à la future filiale de vivre. Aujourd'hui, j'ignore le détail des fameux vingt-trois flux dont on parle. La différence fondamentale est le système d'aide au wagon isolé validé par Bruxelles. L'équation économique que j'ai connue n'est plus d'actualité.

Pour ma part, j'avais défendu une discontinuité très limitée, avec l'appui total du ministre Jean-Baptiste Djebbari. Cela ne correspondait pas aux « canons » de la discontinuité. Désormais, cet élément a profondément changé. J'ai toute confiance dans les équipes : si elles ont établi ce plan, c'est qu'il doit être viable. Elles n'ont pas embarqué 5 000 personnes dans un plan défectueux. Cela signifie que les subventions publiques vont enfin s'inscrire dans la durée. Auparavant, des aides comme l'aide à la pince ou l'aide au péage étaient effectivement intervenues, mais elles étaient remises en cause. Or il est très compliqué pour les chargeurs d'inscrire leur logistique dans un système qui a besoin de ces aides s'ils ne peuvent pas être assurés d'une certaine stabilité dans le temps.

Je formulerai toutefois un bémol. J'ai cru comprendre que l'essentiel des flux que Fret SNCF doit arrêter sont des flux de transport combiné. Or, dans le court et moyen terme, le transport combiné est le segment du ferroviaire de marchandises qui a le plus d'avenir. Quand bien même nous parviendrions à réindustrialiser le territoire, nous devrions encore acheminer des petits lots, au moins pour un certain temps.

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Alain Picard, ancien directeur général de SNCF Logistics

À l'exception peut-être de la société Mercitalia, tous nos confrères européens disposent de filiales. Je pense notamment à DB Cargo, à Renfe Mercansias ou à Lineas. La filialisation est devenue une organisation juridique standard pour le fret en Europe. L'avons-nous réalisé trop tard ? Je ne sais pas.

M. le rapporteur a posé une question sur le statut de l'EPIC. La SNCF était parfaitement au courant des discussions qui pouvaient concerner les EPIC – il y en avait plusieurs. Si ma mémoire est bonne, la RATP en est d'ailleurs toujours un. Je pense toutefois que le sujet de l'EPIC et celui de la filialisation de Fret SNCF doivent être séparés. Les discussions portaient plutôt sur la notation de l'entreprise, compte tenu du changement de statut. Cet élément doit être incontestablement pris en compte lorsque la dette est particulièrement élevée.

Par ailleurs, je distingue deux périodes : d'une part, la période de dix ans, durant laquelle la SNCF a systématiquement transmis les comptes de Fret SNCF à l'État, qui lui-même les fournissait à la Commission européenne ; d'autre part, la période ultérieure. À partir du moment où nous sommes sortis du délai des dix ans, un dossier structuré a été monté, dans l'idée de le présenter à la Commission européenne. Il se trouve que ce dossier structuré a trouvé sur sa route la réforme de la SNCF, puis les plaintes. Dès lors, ce dossier tel qu'il avait été monté n'avait plus lieu d'être.

En aucun cas nous n'avons méprisé les risques, dont nous étions totalement conscients. Dans le compte rendu de la séance du CCGPF du 25 septembre 2019, il est ainsi indiqué que « la filialisation ne renforce pas le risque. Si la Commission européenne souhaite agir, elle agira exactement de la même manière, que Fret SNCF soit filialisé ou pas. » Un peu plus loin, le compte rendu précise que « l'une des solutions envisagées par la Commission européenne, c'est la discontinuité ».

La discontinuité était donc au cœur des discussions et a été présentée avec tous les risques afférents. Simplement, il s'agissait, au 1er janvier 2020, de pouvoir opérer et de pouvoir décider. La position qui a été choisie est celle qui par ailleurs montrait que le groupe SNCF était totalement engagé dans le transport ferroviaire de marchandises. Le plan d'affaires avait été bâti de telle manière que la société ne recevait pas de financement de la part du groupe, de manière à assurer l'étanchéité, et que le financement de la filiale fret se faisait par des besoins d'affacturage.

Je le répète : le risque n'a pas été méprisé : il était au cœur des sujets, mais il fallait agir et continuer d'opérer. Je pense que la meilleure solution a été choisie.

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Madame Charles, vous avez évoqué l'existence ponctuelle d'aides par le passé. Lors du lancement de la stratégie nationale de développement du fret ferroviaire en 2021, les aides annoncées étaient prévues jusqu'en 2024. Finalement, une perspective plus longue s'est imposée et, cette année, un prolongement jusqu'en 2030 a été annoncé. Nous sommes là sur un pas de temps permettant de sortir de l'aléa, du ponctuel et de la relance très circonscrite à deux ou trois ans, comme cela avait été le cas auparavant.

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Madame Charles, vous avez indiqué avoir travaillé sur une discontinuité limitée, sous la tutelle de M. le ministre Jean-Baptiste Djebbari. Lui-même nous a indiqué avoir engagé un bras de fer avec la Commission européenne, n'imaginant même pas pouvoir céder à une quelconque pression. Pouvez-vous revenir sur cette notion de discontinuité limitée, nonobstant vos explications qui tendent à indiquer que la situation a changé deux ans plus tard ?

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Sylvie Charles, ancienne directrice générale des activités ferroviaires et multimodales de marchandises de SNCF Logistics

Je vous parle de mémoire. L'État avait été saisi par la Commission européenne de l'existence des plaintes en janvier 2017 et nous l'apprenons pour notre part au printemps. L'État nous demande ensuite de venir expliquer notre position à la Commission. Il faut savoir que dans cette phase, c'est le secrétariat général des affaires européennes (SGAE) qui est chef de file et coordonnateur. Il peut y avoir des positions légèrement différentes entre le ministère des transports et le SGAE – c'est du moins ce que j'ai pu noter à l'époque. Le SGAE, dont le rôle est de trouver des accords avec la Commission, considérait que même si l'on pouvait défendre que la SNCF s'était comportée en investisseur avisé, la Commission avait des éléments pour soutenir le point de vue inverse.

C'est une question d'appréciation : la SNCF, y compris au moment du schéma de 2009 pour un nouveau transport écologique de marchandises, se comporte comme un investisseur avisé en ce qu'elle fait valider ses plans par des cabinets extérieurs, consulte le marché en amont, procède à des contre-expertises, etc. Ce qui peut lui être reproché, c'est que ces plans reposent sur des éléments de contexte qui ne se réalisent pas, à commencer par l'écotaxe, votée à l'unanimité puis abandonnée. Ce que reproche en somme la Commission, c'est la durée : les conditions ne parviennent pas à se réunir, quand bien même l'investisseur avisé continue à avoir la conviction que le fret ferroviaire est l'avenir, pour des raisons écologiques notamment.

En 2018, les pouvoirs publics, sous la houlette du SGAE, m'avaient demandé d'essayer de travailler à une solution. À ce titre, nous avons étudié les éléments constitutifs d'une discontinuité : le périmètre, l'actionnariat, les actifs. S'agissant des actifs, nous disposions de réponses puisque le capital d'Akiem avait déjà été ouvert et qu'Ermewa pouvait être vendu. En matière d'actionnariat, nous avions imaginé proposer la réalisation d'un vaste ensemble avec les autres entités ferroviaires de marchandises, notamment étrangères. En effet, elles intéressaient d'autres parties. Nous aurions donc pu les rassembler et ouvrir le capital. Restait la question du périmètre. En mon âme et conscience, malgré le développement de la gestion capacitaire, je n'ai trouvé « que » 60 millions d'euros de chiffre d'affaires.

En mai ou juin 2018, nous avons participé à une réunion au siège du SGAE. Nous étions face à une demi-douzaine de fonctionnaires de la direction générale de la concurrence, qui m'avaient adressé une série de questions préalables. Lors de la réunion, je leur expliquai l'ensemble des actions entreprises depuis 2010, mais également le contenu de la gestion capacitaire. À chacune de mes explications succédait une relance de leur part ; j'avais l'impression d'être le capitaine Haddock dans Coke en stock.

En 2019, la direction générale des infrastructures, des transports et des mobilités (DGITM) du ministère des transports a lancé une étude sur la discontinuité, qui a été confiée au cabinet McKinsey. L'étude de McKinsey ne garantissait ni la viabilité ni le report modal. Dans leur scénario B, la part modale du fret ferroviaire de marchandises tombait d'ailleurs à 7 %.

Quoi qu'il en soit, le sujet a été pris au sérieux et nous avons essayé de trouver des solutions pour satisfaire la Commission européenne. Une fois encore, la donne a changé aujourd'hui. Non seulement il existe un engagement en faveur du fret ferroviaire, mais il est accompagné de financements immédiats et concrets, inscrits progressivement dans la durée. L'équation économique est complètement différente, cela me paraît être une évidence.

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Le contentieux a également changé de forme : une enquête approfondie diffère de l'instruction de plaintes déposées par les concurrents.

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Sylvie Charles, ancienne directrice générale des activités ferroviaires et multimodales de marchandises de SNCF Logistics

À l'époque, nous craignions l'ouverture d'une procédure formelle. Durant la période que j'ai mentionnée, nous nous situions dans une phase informelle de discussions entre les autorités françaises, la direction générale de la concurrence et la commissaire à la concurrence.

Il ne s'agissait pas d'accepter de prendre le risque de devoir rembourser in fine, mais le phénomène était en soi autoréalisateur : les clients ne peuvent pas se permettre d'attendre dix-huit à vingt-quatre mois dans l'incertitude. De fait, ils sont obligés de rechercher immédiatement des alternatives. Par conséquent, il n'y avait pas d'autre choix que de trouver un accord avec la Commission. De ce que j'ai compris, la filialisation n'y était pas étrangère. Cet accord ne peut pas tuer l'entreprise. Certes, il limite la part de marché de Fret SNCF à 30 % et il peut être critiqué, mais il a été manifestement très bien travaillé. Des contreparties ont été obtenues, ce qui était tout sauf évident.

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Lors de son audition devant la commission d'enquête, le ministre a indiqué qu'il n'était pas possible de laisser les clients plongés dans l'incertitude dont ils étaient victimes depuis l'ouverture de l'enquête approfondie en janvier 2023. Nous chercherons à évaluer cet argument en auditionnant des chargeurs, pour mesurer leur inquiétude à l'égard de la solution de discontinuité retenue, mais également pour la comparer avec celle qui aurait prévalu si aucune annonce n'avait été faite après l'ouverture de cette enquête approfondie.

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Madame Charles, vous avez évoqué le fret à grande vitesse, en soulignant que sa mise en place était compliquée. Pouvez-vous nous donner des détails ? Le fret à grande vitesse demeure-t-il pour vous une stratégie de niche ? Fret SNCF a-t-il essayé de le développer malgré tout ? Cette piste demeure-t-elle pertinente aujourd'hui ?

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Sylvie Charles, ancienne directrice générale des activités ferroviaires et multimodales de marchandises de SNCF Logistics

Nous avions effectivement étudié la possibilité d'un fret à grande vitesse pour concurrencer les expéditions par avion-cargo dans le triangle Londres-Bruxelles-région parisienne. Cependant, nous n'avons pas poursuivi dans cette voie. D'abord, le marché est beaucoup plus étroit que nous ne le pensions. Les marchandises à très haute valeur ajoutée prennent l'avion. Une grande partie des colis à moyenne et forte valeur ajoutée est convoyée non pas par des gros camions, mais par des 3 à 5 tonnes qui ne nécessitent pas de conducteurs spécialisés. En outre, les péages sur les lignes à grande vitesse sont extrêmement élevés. En résumé, le marché était trop étroit et la structure de coûts trop élevée face à la concurrence de la route. C'est pourquoi nous avions refermé le dossier à l'époque, et je ne suis pas sûre que ces éléments aient beaucoup changé entre-temps.

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Peut-être existait-il également un aspect culturel dans la conception d'une ligne à grande vitesse ? Le Conseil d'orientation des infrastructures, dans le cadre de son évaluation de la stratégie nationale de développement du fret ferroviaire, a interrogé SNCF Réseau sur la capacité à utiliser le réseau à grande vitesse pour du trafic de marchandises. À chaque fois, les réponses étaient éberluées, comme si cette question était farfelue.

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Sylvie Charles, ancienne directrice générale des activités ferroviaires et multimodales de marchandises de SNCF Logistics

En l'espèce, je pense qu'il s'agit d'une vision historiquement datée, qui envisage le fret uniquement comme le transport de marchandises lourdes. Quand les TGV avaient des soutes, celles-ci embarquaient des produits plus légers et à plus forte valeur ajoutée, comme des produits pharmaceutiques. De même, avant qu'internet n'entraîne la diminution des envois de courrier, La Poste disposait de ses propres TGV, dont nous nous occupions. Ces TGV permettaient de réaliser livraisons « jour A-jour B » pour les lettres. Ce marché était extrêmement particulier : les postiers triaient dans les TGV qui circulaient. En outre, La Poste était à l'époque un EPIC et pouvait investir dans des TGV. N'en déplaise à certains qui ont la mémoire courte, ce fret léger a bien existé, mais La Poste l'a abandonné pour d'autres raisons.

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Alain Picard, ancien directeur général de SNCF Logistics

L'ancêtre de Geodis, Calberson, est né au Havre. À l'époque, son activité consistait à placer des colis arrivant au port du Havre dans des trains qui les transportaient ensuite jusqu'à Paris.

Vous nous avez interrogés sur les plaintes. Des plaintes avaient été effectivement déposées contre Fret SNCF, mais d'autres l'ont été en Europe, en particulier contre Deutsche Bahn au sujet de DB Cargo. Tous les opérateurs historiques de fret ferroviaire en Europe sont confrontés à des pertes importantes et à un endettement record. À ce sujet, je précise que si vous vous plongez dans les comptes de Renfe Mercansias, vous ne pouvez pas l'observer, car l'entreprise est recapitalisée en permanence.

La direction générale de la concurrence de la Commission européenne a décidé de faire un exemple avec Fret SNCF, d'autant qu'existait le précédent de 2005. Il était facile de s'en prendre à l'État français et à Fret SNCF, mais, ce faisant, la direction générale de la concurrence a ouvert la boîte de Pandore. Comment agira-t-elle vis-à-vis de DG Cargo, qui réalise 4 milliards d'euros de chiffre d'affaires et qui transporte le charbon, les produits chimiques et les produits pétroliers en Allemagne ?

En réalité, je pense que, très gênée par sa propre politique, elle est en train de faire un exemple de Fret SNCF compte tenu des précédents. Si elle est logique avec elle-même, les opérateurs historiques tomberont tous les uns après les autres dans des solutions de discontinuité.

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Pensez-vous que ce scénario consistant à faire tomber tous les opérateurs historiques soit réaliste ?

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Alain Picard, ancien directeur général de SNCF Logistics

Dans la période actuelle post covid et compte tenu de la situation climatique et environnementale que nous connaissons, cela me paraît être pour le moins une solution dogmatique.

La séance s'achève à onze heures quarante-cinq.

Membres présents ou excusés

Présents. - Mme Christine Arrighi, M. Sylvain Carrière, M. Gérard Leseul, M. Thomas Portes, M. Nicolas Ray, M. David Valence, M. Hubert Wulfranc