Intervention de Alain Picard

Réunion du jeudi 28 septembre 2023 à 9h00
Commission d'enquête sur la libéralisation du fret ferroviaire et ses conséquences pour l'avenir

Alain Picard, ancien directeur général de SNCF Logistics :

Je vais développer d'abord quelques éléments sur le contexte dans lequel évoluait le transport ferroviaire de marchandises, mais également Fret SNCF. Je reviendrai ensuite sur l'effet de ces éléments externes et de la concurrence intramodale sur Fret SNCF, avant d'évoquer le sujet de la dette au tournant de la réforme de la SNCF, qui a eu lieu entre 2018 et 2020.

S'agissant du contexte, il faut savoir analyser les comparaisons européennes sur les différentes parts modales, compte tenu des circonstances françaises. Le pic des volumes transportés en France par le rail a été atteint en 1973 avec plus de 70 gigatonnes-kilomètres (GTK) contre 52 GTK en 2000, puis 41 GTK en 2006 et 32 GTK au total en 2019. Entre 1973 et 2019, le trafic a donc été divisé par deux.

Cette date de 1973 n'est pas anodine, car elle constitue à bien des égards un point de basculement. Elle correspond d'abord à la crise économique et à la désindustrialisation de notre pays, avec la disparition des industries les plus lourdes qui étaient les clientes du fret ferroviaire – notamment la chimie et la sidérurgie –, au profit des secteurs du luxe, de la pharmacie et de l'aéronautique. De plus, à partir des années 1970, le mix énergétique a évolué, faisant la part belle au nucléaire. Par conséquent, la SNCF a moins transporté de charbon et de produits pétroliers. À titre d'exemple, nous consommons en France 8 millions de tonnes de charbon chaque année, contre 131 millions de tonnes pour l'Allemagne.

Enfin, le réseau autoroutier s'est fortement développé à partir des années 1970, puisqu'il a été multiplié par cinq. Il convient également d'évoquer l'anémie des ports français : 13 à 14 millions de conteneurs transitent chaque année par le port de Rotterdam contre seulement 3 millions pour Le Havre.

À ce contexte économique défavorable s'est ajoutée une politique des infrastructures du « tout TGV » au détriment du réseau classique qui se dégrade, en particulier pour le fret. N'oublions que pas les triages et les voies de service sont dans un état très dégradé. La politique publique de soutien au fret ferroviaire a été très modeste. Si elle a été mise en place à travers des aides à la pince, il ne s'agissait pas d'une politique d'envergure comme dans d'autres pays européens. Dans ces pays, les politiques en question portent sur les péages, les aides au wagon isolé ou l'identification des externalités négatives du transport routier.

Alors que le marché s'effondrait du fait de ces éléments externes, la concurrence intramodale fait son apparition aux alentours de 2005. Cet élément a accéléré l'effondrement de Fret SNCF. L'opérateur historique n'a pu faire face qu'avec difficulté à cette situation, compte tenu de ses coûts sociaux, de l'organisation du travail et des coûts de structure.

L'ouverture à la concurrence intramodale a eu lieu en 2005 et 2006, alors que les volumes s'étaient déjà largement effondrés. La concurrence intramodale s'est réalisée sur le même schéma que dans les autres pays européens, avec la multiplication très rapide du nombre d'acteurs et le poids important de la filiale de l'opérateur historique voisin – DB Cargo dans le cas de la France. À partir de 2005, les parts de marché de Fret SNCF se sont effondrées surtout sur les trafics les plus attractifs pour la concurrence, ce qui a accentué les difficultés économiques.

Fret SNCF n'avait plus en 2019 que 55 % de parts de marché. En outre, les résultats économiques de l'entreprise ont affiché des pertes très élevées. En 2010, la marge opérationnelle de Fret SNCF était négative, avec une perte de 380 millions d'euros. L'intégralité du groupe SNCF n'était pas en risque, puisque le chiffre d'affaires du fret correspondait à 1 milliard d'euros contre 30 milliards pour le groupe. En revanche, cette perte a amputé l'investissement dans les autres activités du groupe, puisque nous sommes à dette constante.

À ce niveau de résultats, il fallait agir pour contenir les pertes et, si possible, ramener les résultats à l'équilibre d'exploitation. De 2010 à 2015, la perte opérationnelle a ainsi été ramenée à 86 millions d'euros. Un premier plan d'aide a conduit à des comptes dissociés, permettant de distinguer Fret SNCF à l'intérieur de l'établissement public industriel et commercial (EPIC) SNCF. Mais les pertes et les taux d'intérêt étaient tels que la dette n'a cessé de s'accumuler, pour s'établir à 5,3 milliards d'euros en 2018. Au passage, notez que la plupart des acteurs concurrents en France dans le secteur du fret ferroviaire sont en perte.

La dette a eu un effet boule de neige qui n'était plus contrôlable. Parvenue à ce niveau, elle a engendré des charges financières que les résultats d'exploitation ne pouvaient pas couvrir. Cette dette est ainsi devenue non remboursable à partir des années 2017 et 2018. Il a donc fallu prendre un certain nombre de décisions, qui sont intervenues dans un contexte où nous savions que la direction générale de la concurrence de la Commission européenne interviendrait à un moment ou à un autre, d'autant plus que des plaintes avaient été déposées au cours des exercices 2016-2018.

Au moment de la réforme, il s'agissait donc pour nous de continuer à opérer le fret ferroviaire en lui donnant les moyens financiers de poursuivre son activité, ce qui a entraîné la recapitalisation de 170 millions d'euros. Simultanément, il ne fallait pas pénaliser les autres activités du groupe : cela aurait été inacceptable. L'État continuait de son côté à discuter avec la direction générale de la concurrence sur des éléments que nous connaissons à cette époque, notamment le risque de la discontinuité. Par ailleurs, nous avions présenté un plan d'affaires qui montrait que nous revenions à des résultats positifs. Il s'agissait enfin d'argumenter sur le fait que créer une filiale répondait aux besoins de transparence émanant à la fois des concurrents et de la Commission européenne.

Les risques liés à l'existence de cette dette, que Fret SNCF ait été filialisée ou non, étaient donc connus au moment de la réforme. Ils ont toujours été exprimés au sein du comité central du groupe public ferroviaire (CCGPF), des conseils d'administration ou des conseils de surveillance. En tout état de cause, la direction générale de la concurrence de la Commission aurait été conduite à intervenir.

En conclusion, avec un marché du transport ferroviaire de marchandises déclinant en France, avec une concurrence intermodale et intramodale, un réseau ferré dégradé, sans véritable politique publique – je parle de la période 2018-2019, cela a changé depuis –, sans mise en place d'un cadre clair pour l'ouverture à la concurrence, la Commission européenne a finalement agi suivant ses principes sur la concurrence intramodale. Dans le cas de la France, cela n'a pas fonctionné, incontestablement.

Il sera donc nécessaire d'observer ce qui se passera dans les autres pays européens. Sur les dix dernières années, DB Cargo a affiché neuf ans de pertes opérationnelles pour un montant cumulé de près de 3 milliards d'euros, mais a investi quasiment 4 milliards d'euros. Je serais curieux de connaître le montant des dettes de DB Cargo, ainsi que la réaction de la Commission face aux plaintes dont fait l'objet l'entreprise. En Espagne, Renfe Mercancias a accumulé 417 millions d'euros de pertes en dix ans soit 20 % du chiffre d'affaires, mais elle a continué à investir environ 120 millions d'euros.

La situation de Fret SNCF ne peut donc être que le prélude à une action de la direction de la concurrence de la Commission européenne qui va consister à « casser » les opérateurs historiques. Pour autant, nous avons toujours dit que le transport ferroviaire de marchandises était essentiel pour le pays, qu'il était fondamental de le poursuivre et de le développer dans le cadre de la crise écologique que nous connaissons. Cela explique les mesures qui ont été prises, et en particulier le choix assumé de la filialisation de Fret SNCF pour lui permettre de poursuivre son activité avec des moyens financiers ad hoc.

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