Intervention de Alya Chérif Chammari

Réunion du 8 mars 2016 à 17h00
Commission des affaires étrangères

Alya Chérif Chammari, directrice exécutive du réseau maghrébin Collectif 95 Maghreb égalité :

Merci de votre invitation.

Mon intervention liminaire devrait me permettre de répondre à la plupart de vos questions, qui sont fondamentales ; nous pourrons en aborder d'autres au cours de l'échange qui suivra.

L'objet de cette audition est la coopération euro-méditerranéenne et l'égalité entre les femmes et les hommes. L'idée de coopération euro-méditerranéenne évoque immédiatement le processus de Barcelone institué en 1995. Or si, à l'origine, celui-ci n'a pas clairement fait de l'égalité entre les femmes et les hommes l'un de ses fondamentaux, il en a bien été question immédiatement après. En effet, ce processus a été remplacé par l'Union pour la Méditerranée (UPM). Et, dans le cadre du cheminement qui a conduit à l'UPM, alors que les pays du Sud et de l'Est de la Méditerranée sont aujourd'hui confrontés à des défis qui vont des conflits armés aux transitions démocratiques, l'engagement a été pris de soutenir les efforts des différents acteurs de la région pour promouvoir l'égalité entre femmes et hommes. Cet engagement est évidemment fondé sur les droits universels définis et prescrits par les instruments internationaux.

Je commencerai par un rapide état des lieux de la situation des femmes dans la région, c'est-à-dire au Sud et à l'Est comme au Nord de la Méditerranée, avant d'aborder la coopération euro-méditerranéenne.

Cinq ans après ce qui a été qualifié de « printemps arabe », les gouvernements en place, imposés dans certains cas par les urnes, sont dominés par les partis islamistes ou conservateurs, qui restent attachés au droit musulman malgré, ici et là, des discours qui se veulent rassurants sur l'instauration d'un État civil dit démocratique. En réalité, un État sécularisé et démocratique ne peut se concevoir sans égalité pleine et entière entre les femmes et les hommes, une égalité qui garantisse l'exercice par les femmes de leur citoyenneté sans aucune exclusion ni réserve.

Un constat : les violations des droits des femmes, plus particulièrement de celles qui défendent les droits humains, sont de plus en plus nombreuses dans les pays que l'on dit engagés dans un processus de transition démocratique. Certes, un processus de transition politique est à l'oeuvre. Sera-t-il démocratique ? L'avenir le dira, et la réponse est cruciale pour la région.

Dans les pays du Bassin méditerranéen, les violations des droits humains fondamentaux des femmes sont aggravées par les crises économiques, l'insécurité liée aux attentats terroristes et les situations de conflit armé, qui les touchent en premier lieu. Traditionnalistes et conservateurs, la plupart des gouvernements en place dans le Sud et l'Est de la Méditerranée concentrent leurs revendications identitaires et leurs projets de société sur le corps des femmes, dont le statut doit rester conforme à la tradition musulmane et au droit musulman, présentés l'un et l'autre comme immuables.

Dans tous ces pays, le corps des femmes est menacé. Il constitue un enjeu politique. Les extrémistes religieux de tous bords tentent de le camoufler sous les niqab, hijab et autres foulards, et même sous des perruques. Ils aspirent à exclure totalement les femmes de l'espace public.

Les islamistes remettent en cause les droits acquis par les Tunisiennes et veulent maintenir dans une citoyenneté de seconde zone les Libyennes et les Égyptiennes, alors que toutes ces femmes ont été en première ligne pendant les années de résistance et de lutte contre les despotismes.

L'ambiguïté de la Constitution adoptée par l'Assemblée constituante en Tunisie – qui a été dominée par les islamistes – est telle qu'elle pourrait entraîner la remise en cause de tous les droits des Tunisiennes et des femmes vivant en Tunisie. D'ailleurs, les ténors du parti Ennahdha – parti islamiste majoritaire à l'Assemblée constituante et actuellement premier parti au Parlement tunisien, après la scission du parti Nidaa Tounès qui avait remporté les élections en 2014 – appellent à réinstaurer la polygamie, le mariage coutumier, le mariage précoce, l'excision des filles, et à interdire l'interruption volontaire de grossesse, la contraception, l'adoption, la mixité dans les écoles. Ils ont même tenté de constitutionnaliser la « complémentarité » entre femme et homme. Les femmes devraient selon eux rester sous la protection des maris, des pères, des frères et des fils. Ils opposent le « familialisme » au féminisme, déniant ainsi toute individualité et toute autonomie aux femmes, afin d'empêcher l'égalité entre femmes et hommes. Le harcèlement sexuel des femmes sert à les exclure des lieux publics. Les violences physiques et verbales se multiplient de manière inquiétante lors des manifestations de rue pour la sauvegarde et la promotion des droits des femmes, et ce dans une quasi-impunité. 47 % des Tunisiennes sont ainsi victimes de violences physiques et sexuelles.

En Syrie, vous le savez, le recours à la violence fondée sur le genre comme arme de guerre tend à se généraliser. Plusieurs rapports documentés par les Nations Unies évoquent des femmes détenues, dans les deux camps, et violées parfois sous les yeux de leurs proches. Les femmes subissent viols, mariages forcés, mariages « de plaisir » avec des mineures. Elles sont également victimes de crimes d'honneur de leur proche suite aux violences sexuelles qu'elles ont subies lors de leur incarcération.

Les Palestiniennes, quant à elles, continuent de porter le double fardeau de la violence et de la discrimination perpétrée par la puissance occupante et de la violence qui découle des valeurs et attitudes patriarcales de leur propre société. Leur contribution considérable à la résistance et à la cohésion du tissu social palestinien demeure marginalisée.

En Algérie, au Maroc, malgré quelques améliorations, la condition des femmes reste discriminatoire, alors que le principe d'égalité entre citoyen et citoyenne est proclamé par la Constitution – celle du Maroc a été adoptée en 2011. Si ce principe reste lettre morte, c'est parce que rien ou presque n'est fait pour adapter les lois de la famille à ce que proclament les constitutions.

Je laisserai à Mme Kiwan le privilège de parler du Liban ainsi que de la Jordanie, où les femmes sont également discriminées.

Ainsi, les croyances et pratiques patriarcales sont renforcées par la faiblesse de l'État de droit, voire son absence, par l'absence d'engagement des gouvernements à respecter les droits humains fondamentaux des femmes, par les mesures d'austérité et par la montée des extrémismes religieux.

L'engagement, manifestement opportuniste et conjoncturel, de la plupart des gouvernements de la Méditerranée du Sud et de l'Est à protéger, promouvoir et respecter les droits des femmes n'augure nullement de la promulgation ni de la mise en oeuvre de dispositions légales et de politiques garantissant l'égalité des sexes. En conséquence, la situation des femmes se détériore dans tous ces pays dits en transition.

Le Nord de la Méditerranée ne fait pas exception, ainsi que Mme Guigou l'a souligné : en Europe, les femmes subissent aussi des violences physiques et verbales à des degrés divers. En France, vous le savez, 44 % des femmes sont victimes de violences physiques selon l'Agence des droits fondamentaux de l'Union européenne. Les autres États européens ne sont pas en reste. En ces temps de crise économique internationale, la pauvreté et l'exclusion sociale frappent en premier lieu les femmes. En Europe, elles représentent la grande majorité des travailleurs à temps partiel et occupent des emplois précaires et mal payés. Elles sont les premières à subir le chômage, l'appauvrissement, la précarité, les coupes budgétaires en matière de santé et d'éducation qu'imposent les mesures gouvernementales d'austérité. En outre, les mesures et les politiques liées à l'égalité des sexes ne sont pas considérées comme prioritaires en ces temps de difficultés économiques.

Ces mesures d'austérité économique vont de pair avec la montée des mouvements extrémistes religieux, politiques, racistes dont l'idéologie renvoie les femmes à leur rôle familial traditionnel et dont les choix politiques remettent en cause leurs droits et leur santé sexuelle et reproductive.

Face à cet état des lieux très préoccupant, face aux dangers de régression des droits des femmes, la solidarité entre les sociétés des deux rives de la Méditerranée est plus que jamais nécessaire pour dénoncer et condamner toutes les formes de violence que subissent les femmes, en particulier l'utilisation volontaire de la violence sexuelle comme stratégie sociale et politique destinée à les effrayer, à les stigmatiser et à les exclure de l'espace public.

Aujourd'hui plus que jamais, en effet, la mobilisation permanente des ONG féministes de défense des droits humains, des partis politiques démocratiques et sécularisés, des syndicats, tant au Nord qu'au Sud et à l'Est de la Méditerranée, est nécessaire pour rappeler, défendre et inscrire dans les constitutions les droits fondamentaux qui caractérisent toute démocratie. Les droits et les libertés des femmes et des hommes doivent être interprétés à la lumière des droits humains universels, dans le respect du principe de non-discrimination en raison du sexe, de la religion et de la race.

Pour que l'on y parvienne, il faut que la religion cesse d'être annexée par le politique. Pour mettre fin à l'artificielle et redoutable sacralisation des inégalités et des discriminations à l'égard des femmes, il faut émanciper les lois et les règles de tout impératif qui les transcende et placer les religions et la spiritualité de leur message hors de l'atteinte des gouvernants et de l'ensemble des courants politiques.

Il faudrait aussi rappeler aux États leurs engagements internationaux et l'exigence de mettre en oeuvre les instruments internationaux qu'ils ont ratifiés, au premier rang desquels la Convention sur l'élimination de toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes – la CEDAW – et le programme d'action de Pékin. Il faut aussi, plus que jamais, remettre en oeuvre les instruments euro-méditerranéens tels que le plan d'Istanbul et de Marrakech sur le rôle des femmes dans la société, adopté en 2006, réévalué en 2009 et rappelé en 2013, lors de la troisième réunion ministérielle de l'UPM.

Cette conférence ministérielle a manifesté l'intérêt accordé aux droits des femmes dans la région, mais sans faire référence aux instruments internationaux en matière d'égalité entre les femmes et les hommes, dont la CEDAW, ni mettre en place un mécanisme de suivi de la situation des femmes en Méditerranée, se contentant de prévoir la labellisation par l'UPM de projets économiques sur le terrain. En cette période de violence extrême à l'égard des femmes, l'UPM a passé outre les lignes directrices de l'Union européenne sur les violences contre les femmes et la lutte contre toutes les formes de discrimination à leur encontre, la convention d'Istanbul ainsi que la politique européenne de voisinage renouvelée de 2011, fondée sur de nouveaux critères tels qu'une approche « donnant-donnant ».

Actuellement, malheureusement, la politique européenne semble accepter les dérives des gouvernements en place, surtout en matière de droits des femmes, dans tout le Sud-Est de la Méditerranée. Alors que les femmes ont participé tout autant que les hommes aux mouvements qui ont entraîné la chute des dictatures au Sud de la Méditerranée, et bien que leur situation varie selon les pays, elles subissent la remise en cause de leurs droits, les tentatives d'exclusion de la vie publique, les violences des groupes extrémistes, des forces de sécurité et des forces armées dans les pays en conflit.

Il convient toutefois de nuancer ce propos en signalant que l'Union européenne a conclu avec la Tunisie, lors du Conseil d'association de novembre 2012, un accord de partenariat privilégié incluant l'adoption d'un plan d'action concernant les droits humains. La Commission européenne a appuyé l'intégration du genre à différents programmes afin de promouvoir les droits des femmes rurales, la santé reproductive, et a apporté son appui au projet de loi intégrale sur les violences faites aux femmes et aux filles. Le même plan d'action prévoit un programme spécial d'appui à la société civile qui se consacre à l'égalité des sexes, coordonné par le bureau Tunisie du réseau EuroMed Droits (réseau euro-méditerranéen des droits de l'homme).

Toutes ces initiatives soulignent l'importance de la responsabilité mutuelle de l'Union européenne et de ses partenaires du Sud et de l'Est de la Méditerranée. Il faut nouer des partenariats non seulement entre gouvernements mais également avec les acteurs de la société civile, et reconnaître le rôle crucial de celle-ci, particulièrement des associations de défense des droits humains fondamentaux des femmes.

La réussite de ce processus démocratique est cruciale pour le Sud et l'Est de la Méditerranée, mais aussi pour l'Europe, au Nord. Elle dépend des forces vives et démocratiques de la région et des liens de solidarité que celles-ci ont su et sauront tisser. Aujourd'hui, ce sont les sociétés civiles indépendantes des pays de cette région qui, grâce à ces liens, dessinent ce que pourrait être une région euro-méditerranéenne fière de sa diversité, attachée aux mêmes principes et riche de ses solidarités, exprimées à travers les luttes communes et le partage d'expériences. Ce sont elles qui peuvent et qui doivent faire adhérer les États à cette vision.

C'est dans ce contexte social et politique, auquel il convient d'ajouter la nouvelle donne de la révolution dans laquelle les femmes ont été en première ligne, qu'il faudrait réfléchir à une stratégie qui tienne compte des changements sociaux dans le cadre de référentiels fondés sur l'égalité de droit et en droit entre les femmes et les hommes.

Tous les pays qui entourent la Méditerranée ont une communauté de destin. Voilà pourquoi les gouvernants d'Europe ne doivent plus soutenir les dictatures ni les despotismes en tenant compte de leurs seuls intérêts géostratégiques et économiques. Dans la foulée des révoltes tunisienne et égyptienne, ils ont appuyé celle de la Libye, mais laissent depuis lors massacrer sa population civile ainsi que celle de la Syrie, sans parler de la Palestine. L'Occident, l'Europe en particulier, doit aussi cesser de stigmatiser sa population musulmane ou d'origine musulmane car ces éléments ont été, avec d'autres, à l'origine de la montée des extrémismes religieux. Le partenariat euro-méditerranéen ouvert à tous les pays de la région ne peut reposer uniquement sur des projets de développement économique, si importants soient-ils.

La nouvelle politique européenne de voisinage doit s'appuyer sur les fondamentaux qui ont conduit au lancement du processus de Barcelone : la volonté de partager un destin commun, dans le respect de la diversité des sociétés, de l'intangibilité des valeurs que sont les droits humains, les libertés fondamentales, les principes d'égalité inscrits dans la Déclaration universelle des droits de l'homme et dans tous les instruments internationaux et régionaux, notamment européens, qui ont suivi.

Enfin, la réussite du processus de coopération euro-méditerranéen s'agissant de l'égalité entre les femmes et les hommes et, par voie de conséquence, de l'instauration de véritables démocraties dans cette région dépend en premier lieu des forces vives et démocratiques sur place, mais également des solidarités internationales et des mouvements démocratiques dans le monde entier.

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