Intervention de Fadia Kiwan

Réunion du 8 mars 2016 à 17h00
Commission des affaires étrangères

Fadia Kiwan, représentante du Liban au conseil exécutif de l'Organisation de la femme arabe :

Merci infiniment de nous avoir invitées. C'est un véritable honneur pour nous que d'être écoutées par des parlementaires français aussi influents.

Madame la présidente, vous avez embrassé dans votre introduction les principaux enjeux de la question qui nous occupe. De mon côté, je me permettrai de commencer par la fin : par ce que l'on appelle les priorités, mais dans une perspective stratégique. Je parlerai du monde arabe car je le connais mieux que le réseau de l'UPM, auquel nous ne sommes pas pleinement associés puisqu'il se limite dans le Machrek à des activités locales, souvent entreprises par des ONG.

Dans le monde arabe, donc, un enjeu majeur est la protection des femmes, dans deux situations. D'abord les conflits armés – et leurs conséquences – dont les femmes, comme l'a si bien dit la présidente, sont les victimes par excellence. Des centaines de milliers, des millions de femmes et de filles sont soit prises en otage, soit enlevées et violées avant que l'on ne se débarrasse d'elles. Dans la seule communauté yézidie, il y a encore à ce jour 3 400 femmes et filles détenues dont on ne sait rien ; une jeune yézidie en parlait sur une chaîne française il y a une petite semaine. Ce problème très grave touche directement les populations concernées par les conflits armés et les guerres dans les différents pays arabes.

La question a été abordée par les organisations de la société civile dans chaque pays, ainsi que par les instances nationales, par le biais d'instruments juridiques internationaux, principalement la résolution 1325 du Conseil de sécurité de l'ONU, ainsi que ses autres résolutions, jusqu'à celle d'octobre 2013 sur la nécessité d'apporter aux femmes et aux filles une protection directe dans les zones de conflit armé, ainsi qu'un soutien juridique.

Il faut le dire fortement, les crimes commis contre les femmes et les filles sont des crimes de guerre qui ne sauraient être amnistiés et dont les auteurs doivent être traduits devant un tribunal international. Or on n'entend aucune voix s'élever pour le dire, ni dans le monde arabe ni ailleurs. C'est très grave.

La seconde forme de violence est habituelle, elle n'a rien de nouveau : c'est la violence domestique, ainsi que la violence symbolique et le harcèlement dans les lieux publics. Utilisé en particulier en Égypte lors des mouvements de contestation du printemps égyptien, le harcèlement systématique était destiné à effrayer les femmes pour qu'elles quittent les lieux publics. De manière générale, le phénomène se poursuit. Alya en a parlé à propos de la Tunisie. Il s'agit bien d'un moyen de repousser les femmes hors de l'espace public.

Un problème également très grave, qui avait été spécifiquement examiné par le Parlement égyptien sous le régime Moubarak, du temps de Mme Moubarak, et avait alors fait l'objet d'une loi, est la mutilation génitale des filles, assez fréquente en Égypte. Au moment du printemps arabe, dans les deux pays qui ont connu un changement de régime, la Tunisie et l'Égypte, une contre-révolution a suivi la révolution et « redressé le tir ». Chez les Tunisiens, l'évolution a été pacifique et négociée dans des salles fermées ; chez les Égyptiens, ce fut le mouvement de rue du 30 juin. Or, entre le 25 janvier 2011 et le 30 juin 2013, le régime en place, porté par les révolutionnaires, a tenté d'abroger la loi fixant un âge minimum pour le mariage et celle qui tendait à pénaliser l'excision. Il y a alors eu un bras de fer entre, d'un côté, les libéraux et les modernistes au sein de la société et du Parlement et, de l'autre, les islamistes. En fin de compte, c'est le mouvement de rue du 30 juin qui a changé la donne. Aujourd'hui, les Égyptiens sont très conscients de cet enjeu et de l'importance de ces textes.

Toutefois, ces textes ne sont pas systématiquement appliqués. Au combat pour élaborer des textes de loi qui pénalisent, qui dissuadent, qui instaurent de nouvelles conduites sociales, il s'en ajoute ainsi un second, pour les mettre en oeuvre. Son issue n'est assurée ni en Tunisie ni en Égypte, qu'il s'agisse de parité ou de quotas, ou encore de l'âge minimum du mariage.

Il existe aussi un problème culturel qu'il faut regarder en face ; j'y reviendrai.

La violence est la priorité des priorités. Contre la violence domestique, on a fréquemment voté des lois, mais celles-ci ont parfois été vidées de leur contenu, comme dans le cas libanais, et, souvent, n'ont pas été appliquées. Il arrive aussi que les mécanismes manquent pour appuyer les femmes qui souhaitent faire des recours. Au total, on est un peu dans une situation de transition.

Mais je veux voir sinon le verre à moitié plein, puisqu'il n'est pas rempli à moitié, du moins un doigt : les sociétés arabes ne correspondent pas à des stéréotypes ; elles sont multiples, et elles sont en mouvement. C'est important, car cela ouvre une brèche : cela montre que l'on peut avancer et tirer un profit mutuel de nos expériences, qu'il existe une stratégie des acteurs qui permet de prendre des décisions et de progresser, même sur fond de culture religieuse et de volonté de s'enraciner dans les traditions jusqu'au fondamentalisme et au retour aux sources.

On peut distinguer six vagues successives dans l'intérêt accordé à la situation et aux droits des femmes dans le monde arabe.

Au cours de la première vague, on considérait qu'il fallait éduquer les filles, les envoyer à l'école. Ensuite, on s'est rendu compte que cela ne suffisait pas, car les textes étaient discriminatoires.

La deuxième vague a donc concerné l'assainissement des textes juridiques et l'adoption de lois qui protègent les femmes ou créent une véritable égalité entre elles et les hommes. Mais il est apparu que l'égalité dans les textes ne suffisait pas non plus si les femmes restaient à la maison, absentes du marché, du champ économique, de la production.

On s'est alors focalisé – c'est la troisième vague – sur le développement des capacités des femmes afin qu'elles entrent sur le marché du travail. Et l'on s'est aperçu que cela ne suffisait pas toujours pas, que, dans de nombreux domaines, il fallait un système de protection et que la décision politique était essentielle.

C'est à ce stade que la conférence de Pékin, en 1995, a apporté une valeur ajoutée au combat des femmes. Pékin a mis en relief la nécessité de « voir le monde à travers les yeux des femmes », pour reprendre un slogan associé à la conférence. En outre, le programme d'action de Pékin s'est focalisé sur la nécessité d'instaurer un quota pour que les femmes participent à la décision.

Tel était le sens de la quatrième vague : il faut que les femmes prennent part à la décision pour que les choix publics soient faits en fonction de leurs intérêts, de leurs doléances, de leurs aspirations, autant que de ceux des hommes, et pour déconstruire le stéréotype de la femme qui reste toujours en arrière, qui est toujours à la charge de quelqu'un, même si elle travaille. Des recherches sur le Liban, le Syrie et la Jordanie ont ainsi montré que les femmes ne disposaient pas de leur revenu même lorsqu'elles en avaient un, sinon pour des dépenses destinées à leur famille : elles n'avaient pas un sentiment d'autonomie suffisamment fort pour penser à elles et à elles seules. La plupart n'avaient presque aucun patrimoine, et elles consacraient à leur famille l'intégralité de leur revenu.

Le quota proposé à Pékin était destiné à impulser l'entrée des femmes dans la vie active, mais on a constaté dans certains pays arabes que les femmes qui entraient en politique n'étaient pas nécessairement sensibles à la question des femmes. Et l'on a souvent vu des femmes défendre essentiellement l'ordre établi, l'ordre culturel, un code empreint de misogynie.

Les associations de la société civile ont alors souligné que n'importe quelle femme ne défendait pas les femmes, et souhaité que les députées et les ministres femmes qui participaient à la vie politique grâce à la lutte qu'elles-mêmes avaient menées promeuvent un « agenda femmes ». Le débat était rouvert : faut-il que les femmes soient féministes, rien que féministes ? Beaucoup de femmes estimaient qu'elles ne pouvaient se limiter à cela, étant entrées au gouvernement ou au Parlement par d'autres moyens que le féminisme. Il y a ainsi aujourd'hui, dans certains pays que je connais bien, une rupture entre les femmes qui militent au sein des associations, les vraies féministes au sens strict du terme, et les femmes actives politiquement. C'est un gros problème.

Toutefois, cette quatrième lutte semble avoir ouvert la voie à la cinquième, contre la violence domestique. L'une des premières Koweïtiennes entrées au gouvernement avait déclaré publiquement à sa nomination : « C'est là que commence notre combat pour améliorer notre vie de famille. » C'était très courageux. Elle pouvait prendre toutes les décisions politiques qu'elle voulait, mais, de retour à la maison, son statut la confinait à des tâches qui ne garantissaient pas sa dignité humaine.

La cinquième vague, qui est en cours, tend à l'adoption et à la mise en oeuvre de lois et de sanctions concernant la violence exercée contre les femmes, dans les zones de conflit armé et, ailleurs, dans la vie quotidienne – violence domestique, harcèlement, mutilation génitale, mariage précoce. Mme la présidente s'est enquise des instruments juridiques employés dans ce combat : il s'agit du programme d'action de Pékin, bien sûr, de la CEDAW, et des différentes résolutions du Conseil de sécurité, de 2000 à 2013.

Nous sommes au début d'une sixième vague et nous devons regarder les choses en face. Le monde arabe a montré en 2011 qu'il n'était pas figé. En fait, il ne l'a jamais été. Mais, une trentaine d'années auparavant, un changement de régime politique avait eu lieu par la voie du coup d'État (inqilâb) ; après quoi, par un concours de circonstances, la donne internationale avait contribué au maintien des régimes ainsi installés, pendant une assez longue période. Or, à cette époque, un féminisme d'État a vu le jour, dans tous les pays – y compris le vôtre. Et même les régimes qui ont été bannis par leur population étaient féministes. C'était d'ailleurs un piège pour les femmes, cooptées à de nombreux postes et sièges, souvent bénéficiaires de quotas qui n'étaient pas issus de leur lutte mais de la volonté d'un régime qui cherchait à blanchir son image à l'étranger.

Le régime Moubarak avait ainsi prévu d'augmenter de 20 % le nombre de parlementaires et d'allouer aux femmes les sièges supplémentaires ainsi créés. Le président Morsi a maintenu les 20 % et annulé leur allocation aux femmes. Avec le président actuel, on a assisté à un retour du féminisme d'État. Aujourd'hui, 89 femmes siègent au Parlement : c'est une vraie première. Mais il faut aussi penser à la « sustainability » du phénomène, si vous me permettez cet anglicisme.

Au Maroc, la parité aux élections ne s'applique qu'une fois : les femmes qui en ont bénéficié une fois doivent par la suite se présenter seules, se jeter à l'eau, en quelque sorte, et, si la parité est maintenue, ce sont d'autres femmes qui en profiteront. Cela montre que la parité n'est pas mise en oeuvre de bon coeur.

Aujourd'hui, le combat qui se prépare, pour nous tous, est un combat culturel. Il sera livré au niveau de la société, cette société qui s'est récemment élevée contre des régimes considérés comme répressifs, ce qui a produit soit des guerres civiles, soit des régimes qui ne sont pas nécessairement plus démocratiques. Le combat pour un parcours vraiment démocratique commence. Et la reconnaissance des droits des femmes est un prérequis de la démocratie, plutôt que l'inverse. Il faut que les femmes progressent et participent activement pour qu'une véritable démocratie voit le jour. Car si la démocratie est une démocratie des hommes, les femmes seront en permanence cooptées, instrumentalisées par les politiciens, ce qui s'apparenterait au féminisme d'État du passé.

Par la contestation qui a débuté en janvier 2011, les sociétés arabes, principalement arabo-musulmanes, ont montré qu'elles vivent dans le présent. Ces sociétés sont partagées. Autrefois, on leur proposait de rompre avec l'ensemble de leur passé et de leur culture pour devenir modernes : il n'était pas possible d'être à la fois musulman et moderne. Dans le sillage de ces mouvements de rue, il y a eu des tentatives, que nous sommes tenus de respecter, pour s'approprier la modernité tout en tentant de la réconcilier avec la tradition. En disant cela, nous sommes amères, car nous sommes pleinement favorables à la rupture entre le spirituel et le temporel et au fait que la vie des citoyens soit régie par des lois positives. Mais on ne peut pas passer d'une rive à l'autre si facilement. Il faut donc que nous acceptions ce combat de quelques-uns. De la part de certains, c'est assurément de la tactique. Et, pour nous, c'est affaire de patience. Nous devons faire avec : nous ne pouvons pas transporter les gens d'un monde à un autre. Si nous nous y essayions trop brutalement, cela ferait remonter au créneau les forces radicalistes et islamistes qui nous accuseraient d'impérialisme. Il faut accepter la pluralité des voies au sein d'une société.

Les nouvelles générations seront de plus en plus familières du code culturel de l'humanité entière, inscrit dans la Déclaration universelle des droits de l'homme – car ce n'est plus un code européen ni occidental, même si vous, en Europe, y avez beaucoup contribué. Dès lors que ce code est universel, il faut donc laisser faire le temps, en aidant les différents mouvements qui existent. Le plus périlleux et le plus courageux est celui de nos amies qui militent au sein même de l'islam. Il s'agit de démythifier le texte, d'actualiser la perception des Ayat, et de faire appel à sa raison et à sa dignité pour trouver des solutions actuelles à des problèmes actuels au lieu de toujours les chercher dans le passé ou dans un texte. Ce mouvement est à l'oeuvre, on ne peut l'ignorer. On peut ne pas y croire beaucoup, mais on doit le respecter, respecter la pluralité des parcours de ceux qui ont en commun de vouloir que l'on reconnaisse la dignité aux femmes en les considérant comme des êtres humains à part entière et en faisant d'elles des citoyennes.

Ainsi, si l'on s'efforce de déconfessionnaliser le Liban au motif qu'il faut tenir compte non de l'appartenance communautaire mais de l'appartenance citoyenne, l'on rencontrera nécessairement une résistance au niveau du code civil du statut personnel et l'on verra rapidement s'imposer une majorité numérique fondée sur une asabiyya (cohésion) communautaire, plus que jamais cramponnée aux textes religieux qui s'appliquent en matière de vie de famille. Où est la vie de famille, pourrait-on dire, quand un homme peut épouser plusieurs femmes, quand il se partage entre plusieurs couches, plusieurs maisons ? Mais laissons les femmes qui vivent ces situations en parler. D'autant qu'aujourd'hui, personne n'est plus innocent : tout le monde sait qu'il s'agit d'une instrumentalisation de la religion, contre laquelle de nombreux musulmans s'élèvent, et qui vise à maintenir certains rapports politiques de domination ou entre les hommes et les femmes au sein de la famille.

C'est un combat de longue haleine, mais il faut le respecter, et aider beaucoup le monde arabe. Le Parlement français devrait à mon sens lui apporter une valeur ajoutée en faisant une déclaration sur les femmes victimes des conflits armés, voire en prenant position pour un règlement rapide de ces conflits : non seulement les réfugiés sont à vos portes, mais la misère se multiplie !

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