Intervention de Kenneth Roth

Réunion du 25 mai 2016 à 9h45
Commission des affaires étrangères

Kenneth Roth, directeur exécutif de Human Rights Watch :

Vous m'avez adressé beaucoup de questions. J'en ai pris note et j'y répondrai dans l'ordre.

Je commence donc par le Bangladesh. Je vous rejoins sur la préoccupation que vous avez exprimée au sujet de la détérioration de la situation dans ce pays. Le gouvernement réprime la société civile et fait usage de la peine de mort contre les opposants islamistes. Nous observons aussi une montée des violences privées contre les laïques et les athées, sans que le gouvernement n'ait réellement donné de réponse vigoureuse contre ces attaques meurtrières.

Je voudrais saluer l'initiative française et les efforts entrepris pour empêcher l'utilisation du véto au sein du Conseil de sécurité dans des situations ou des atrocités sont commises. J'ai sur ce point témoigné mon soutien en septembre au ministre des affaires étrangères français. Il est essentiel de convaincre la Russie et les États-Unis de faire de même. C'est une initiative extrêmement importante, que nous appuyons de toutes nos forces.

La détérioration de la situation des droits des femmes constitue en effet un signal annonciateur de problèmes plus grands. Human Rights Watch a un programme spécifiquement dédié aux droits des femmes. Nous portons une attention particulière aux atrocités commises contre les femmes en période de guerre ainsi qu'aux problèmes des femmes réfugiées. Nous regardons aussi les discriminations qui se poursuivent contre les femmes en Arabie saoudite, qui dépendent encore de “gardiens”, et qui ne peuvent à ce titre même pas décider si elles peuvent voyager, ou décider de leur propres soins, sans l'autorisation de leur mari ou d‘un homme de leur famille. Nous sommes également saisis des questions relatives au mariage des jeunes filles ainsi qu'aux mutilations génitales.

Pour ce qui est du Burundi, il y a de vraies craintes de logique génocidaire, mais au-delà de ça, on peut se trouver face à des massacres, des crimes contre l'humanité et cela à grande échelle. L'objectif serait de mettre un terme aux tueries quelles que soient les motivations et la France a joué un rôle très important pour y mettre un terme.

Concernant la Turquie, vous avez tout à fait raison de relever le fait que le tribunal des demandes d'asile est d'accord avec notre analyse selon laquelle la Turquie n'est pas un pays sûr. Cette décision a été en grande partie fondée sur la ratification très étroite de la convention de Genève sur les réfugiés par la Turquie. La Turquie n'offre pas le même traitement aux Afghans et aux Irakiens qu'aux Syriens. Par ailleurs, la Turquie devient un pays de plus en plus oppressif. Je pense que de plus en plus de réfugiés vont fuir la Turquie car la guerre reprend contre le PKK et elle est menée sans discrimination dans le sud du pays. Nous sommes préoccupés par les dérives autoritaires d'Erdogan : il s'attaque aux juges, aux avocats, à tous ses opposants, met en prison les représentants de la société civile, les journalistes, il vient de faire lever l'immunité parlementaire des députés kurdes et l'on craint qu'il poursuive en justice les Kurdes modérés qui l'ont privé d'une majorité parlementaire il y a un an à peine. La Turquie va dans une direction très négative. L'Europe a limité ses réactions à cause de l'accord sur les réfugiés et j'espère qu'elle ne sera pas prise en otage car il faut exprimer la plus grande fermeté sur ces questions. Mme Merkel était à Istanbul pour le sommet de la Méditerranée et a dit très clairement que la Turquie devait modifier sa loi sur le terrorisme pour retrouver un équilibre, elle s'est exprimé contre la poursuite des Kurdes modérés en justice ; c'est une voix forte dont nous avons besoin.

Vous avez aussi parlé des camps de réfugiés au Liban. Du fait de l'accueil des Palestiniens et du souhait de ne pas dupliquer cette expérience de camps permanents, le Liban a empêché la création de camps pour les réfugiés syriens. Nous ne défendons pas l'idée de la création de camps de réfugiés, il faut les intégrer, mais le Liban a rendu la situation de plus en plus dure pour les Syriens car il est difficile d'obtenir un statut légal, donc d'occuper des emplois dans l'économie formelle. De nombreux réfugiés syriens vivent dans une situation de précarité extrême. Il ne s'agit pas de proposer de les parquer, la solution idéale à long terme étant de les intégrer, mais il faut un soutien financier ; surtout au Liban où les réfugiés représentent un quart de la population.

Concernant la Russie, vous m'avez demandé si la pression exercée sur ce pays était efficace. D'après notre expérience, la Russie est très préoccupée par sa réputation en Europe, principalement parce qu'elle veut une levée des sanctions par l'Europe, mais aussi parce que la Russie a pour politique de diviser pour mieux régner, pour avoir plus de pouvoir et il y a au sein de l'Europe une division de l'opinion publique. La Russie fait très attention à son image. Par exemple, s'agissant de l'aide transfrontalière, la question a été soulevée au Conseil de sécurité des Nations-Unies pendant les Jeux olympiques de Sotchi et a agi pour ne pas être stigmatisée à ce moment-là. La Russie a proposé un accord sur les armes chimiques pour ne pas donner l'impression de soutenir les armes chimiques et ont même dissuadé Bachar Al-Assad d'utiliser certains types de bombes. La Russie est donc sensible à la pression et cette pression doit être exercée. Notons que les Etats-Unis ont été assez réticents à exercer une pression.

Le Kurdistan irakien accueille effectivement des réfugiés irakiens déplacés ; le Kurdistan a donc besoin de soutien au même titre que le Liban.

La Turquie n'est pas un pays sûr, je suis d'accord, et encore moins pour un Afghan ou un Irakien que pour un Syrien, mais tous les demandeurs d'asile sont à l'heure actuelle renvoyés de Grèce vers la Turquie, et pas uniquement les Syriens.

Vous m'avez interrogé sur le Haut-Karabagh, nous n'avons pas travaillé sur cette question récemment. Nous avons reçues des informations mais nous n'avons pas envoyé de chercheur sur place et donc je n'ai pas d'information à vous fournir.

La question m'a été posée de la légitimité d'une ONG par rapport à un gouvernement démocratiquement élu. Pour être honnête, ce n'est pas la bonne question. Les ONG ne sont pas au niveau des gouvernements élus ; ce n'est pas leur ambition. Nous voulons participer au débat public. Une association sur les droits humains est une association de personnes qui se regroupent pour défendre les droits humains et informer pour contribuer au débat public. Les ONG ne décident pas des politiques publiques. Nous fournissons en revanche des informations pour ce débat public qui peuvent d'une manière ou d'une autre déterminer les conditions de ce débat. Nous trouvons qu'il est préférable d'avoir un débat informé. Certains gouvernements ne souhaitent pas que nous apportions d'informations ; nous n'avons jamais dit qu'il était facile de modifier la situation des droits humains. Nous n'avons pas d'influence électorale mais c'est l'opinion publique qui veut qu'il soit mis fin aux violations des droits humains. Un gouvernement qui viole les droits humains est mis en difficulté et il faut insister sur ce pouvoir des ONG qui est d'introduire dans le débat public des informations. C'est efficace sous l'effet de l'opinion publique.

Nous faisons extrêmement attention à la question de notre indépendance. Comme je l'ai dit, nous n'acceptons pas de financements de gouvernements, ni d'entreprises privées des secteurs sur lesquels nous travaillons par exemple l'industrie d'extraction car nous n'accepterons jamais de financements de la part de ceux qui souhaiteraient influencer nos travaux sur leurs domaines pour éviter les conflits d'intérêt. Comment éviter d'être instrumentalisé ? Tout le monde peut avoir accès à nos informations, mais nous sommes scrupuleux dans la manière dont nous récoltons et diffusons nos informations. Nous travaillons toujours de manière équilibrée.

On m'a interpellé sur le fait que je n'ai pas évoqué l'Etat islamique dans mon propos introductif. Human Rights Watch a établi un nombre de rapports incalculables sur l'Etat islamique, sur Jabat el-Nostra, sur l'Armée syrienne libre ! C'est un principe : nous faisons des rapports sur les abus qui existent dans tous les camps. Cela ne veut pas dire que nous prenons partie. En Syrie, le régime est responsable de 80 à 90 % des morts civiles ; c'est la raison pour laquelle je me suis concentré dans mon intervention sur Bachar el-Assad : si nous arrêtons les atrocités de Bachar el-Assad nous sauverons plus de vies civiles. Mais cela ne veut pas dire que nous ne souhaitons pas la fin des atrocités commises par l'Etat islamique.

Concernant l'état d'urgence permanent en France, il y a deux choses. Tout d'abord, selon moi, il est possible de lutter efficacement contre le terrorisme en respectant les droits humains. C'est même comme cela qu'on sera le plus efficace. En France, le problème à l'heure actuelle provient surtout des personnes issues de l'immigration, de la deuxième ou troisième génération, de communautés qui ont le sentiment qu'ils n'ont pas eu les mêmes chances dans l'éducation et dans l'emploi. La solution à cette menace spécifique de terrorisme c'est d'assurer une meilleure intégration, de mettre fin à la discrimination par les forces de police. Ce qui nous inquiète, c'est que l'état d'urgence a permis à la police d'effectuer de manière beaucoup plus facile des raids dans la communauté musulmane. Nous comprenons que la lutte contre le terrorisme dépendra en grande partie de ces communautés, mais il faut qu'elles ressentent qu'elles font partie de la solution et non pas du problème. Si l'islamophobie est ce qui gouverne, ce qui détermine notre réponse au terrorisme, les communautés musulmanes vont se renfermer et taire ce qu'elles voient y compris en cas de situation menaçante. Nous souhaitons que les populations musulmanes soient bienvenues dans les postes de police pour témoigner. Il faut lutter contre le terrorisme sans instaurer la discrimination et retrouver aussi vite que possible une situation de légalité ordinaire dans laquelle la police doit respecter des procédures pour réaliser des fouilles ou prendre des mesures répressives.

Vous m'avez interrogé sur le rôle de l'Observatoire syrien des droits de l'Homme en Syrie. Nous ne nous appuyons pas sur ses travaux ; nous travaillons sur la Syrie par le biais de nos bureaux à Beyrouth, et, jusqu'à il y a deux ans, sur des personnes installées en Syrie. Depuis que c'est trop dangereux de travailler en Syrie, nous avons déployé des personnes aux frontières, côté turc et côté libanais. Nous avons des entretiens permanents avec des réfugiés mais nous ne publions pas tant que nous n'avons pas pu vérifier les informations reçues au moins deux ou trois fois. Nous ne sommes pas simplement assis dans un bureau à Londres. Nous dénonçons les atrocités.

On me demande si les ONG sont des organisations politiques et peuvent déstabiliser un pays. Personne n'a la prétention de dire qu'il est normal d'adresser des contributions financières à un candidat ou un parti politique ; cela dépend de la dynamique interne d'un pays. En revanche, tout groupe de citoyen devrait pourvoir soutenir un parti. Une entreprise peut aller lever des fonds à l'étranger ou des clients, un Etat peut recevoir des aides étrangères pour son développement. Il faudrait que des citoyens aient aussi le droit de solliciter des financements à l'étranger pour les aider à résoudre les problèmes auxquels leur société est confrontée. Cela n'en fait pas pour autant des acteurs politiques : ils ne sont pas élus, ni candidats à des élections. Ils ont le droit de participer à la résolution des problèmes de leurs sociétés qui nécessitent de pouvoir se regrouper et certains Etats ne veulent pas qu'on les entende. Il faut que la France défende ce droit pour les citoyens de se rassembler et de chercher ensemble des financements pour lutter contre les problèmes de leur société.

Sommes-nous coupables d'indignation sélective ? Pour les situations de guerre, nous essayons de produire des rapports sur la situation dans les deux camps. Vous avez évoqué la Corée du nord : nous faisons énormément de choses sur ce sujet. Nous avons des chercheurs à Séoul qui s'entretiennent constamment avec des Chinois qui sortent de Corée du nord, nous avons documenté les crimes contre l'humanité commis dans ce pays.

Concernant le Salvador, la première fois que nous avons étudié une situation de guerre c'était au Salvador ! Nous ne faisons aucune exception dans nos travaux de recherches sur la démocratie. Un de nos programmes les plus importants concerne les Etats-Unis ! Nous travaillons partout où des violations sont observées.

Pourquoi n'ai-je pas évoqué l'Arabie saoudite comme un pays devant accueillir des réfugiés ? Lorsque j'ai indiqué que les pays du Golfe devaient fournir cet effort, je visais notamment l'Arabie saoudite. Il faut effectivement souligner que ces Etats – le Qatar, les Emirats arabes unis, le Bahreïn, le Koweït et l'Arabie saoudite doivent accueillir des réfugiés. Les Saoudiens répondent que des étrangers travaillent sur leur sol, mais ce ne sont pas des solutions à long terme pour les réfugiés. L'Arabie saoudite doit accueillir des réfugiés, tout comme la Russie et les Etats-Unis qui doivent faire beaucoup plus qu'ils ne le font à l'heure actuelle : les Etats-Unis n'ont même pas accueilli 2 000 réfugiés syriens à l'heure actuelle. Il faut partager ce fardeau.

Sur la question de la Côte d'Ivoire, une de nos préoccupations est la dissymétrie : il y a eu des efforts pour traduire en justice les personnes de l'entourage de Laurent Gbagbo, mais la situation n'est pas la même pour les atrocités commises par les alliés d'Alassane Ouattara. Nous encourageons la Cour pénale internationale et les représentants ivoiriens eux-mêmes à sanctionner les crimes de part et d'autre. La seule façon de trouver un équilibre en Côte d'Ivoire est qu'il n'y ait pas d'impunité, ni du côté des vainqueurs, ni de celui des perdants ; c'est un point crucial.

Croyons-nous dans le système des camps de réfugiés ? Non. Il est toujours préférable de permettre aux personnes de s'intégrer, de les aider à le faire et de leur permettre des vies normales dans les pays où ils se rendent. En particulier nous nous opposons à la proposition du président Erdogan de créer une zone sûre au nord de la Syrie. La dernière fois que nous avons créé une telle zone, ce fut un génocide et absolument pas une zone sûre. Erdogan cherche seulement à éviter que les forces kurdes fassent la jonction et veut donc créer une zone-tampon, un no man's land où bloquer les Kurdes syriens. La zone n'est pas sûre : les populations y sont victimes des attaques de l'Etat islamique, des bombes du régime Assad.

Concernant les grands évènements sportifs, Human Rights Watch s'est attachée à faire en sorte que ces évènements ne soient pas complices de violations des droits humains. A titre d'exemple, nous travaillons avec la Fédération internationale de volleyball afin que des matchs ne soient pas organisés en Iran si les femmes ne peuvent pas y assister. Nous avons insisté pour que la FIFA n'organise pas la coupe du monde de football au Qatar si des travailleurs clandestins y sont employés dans des conditions critiques pour la préparation. Nous avons également été très critiques lors des Jeux européens à Bakou puisque l'Azerbaïdjan emprisonne les représentants de la société civile. Nous essayons de mettre à profit ces évènements sportifs pour dénoncer les violations et faire progresser la situation des droits humains. Comme toute entreprise, les fédérations sportives ont l'obligation d'empêcher les violations des droits humains.

J'en finis par la surveillance d'Internet. Les Etats-Unis sont devenus obsédés par cette question de la surveillance de masse avec la récolte d'une quantité considérable de données, de métadonnées, même de contenus de nos messages ou conservations y compris hors de leur territoire. On est parti du principe que cette collecte massive est un outil utile dans la lutte contre le terrorisme. Soumises à de fortes pressions, les agences de renseignement américaines ont commencé par affirmer que cette collecte avait permis d'arrêter 23 personnes, et puis elles ont fini par avouer qu'une seule personne l'avait été. Elles n'ont pu prouver l'utilité de la collecte massive que dans un seul cas : celui d'une personne qui a envoyé 800 000 dollars en Somalie. Ces quantités considérables d'argent dépensé, ces violations de la confidentialité et de notre vie privée, n'ont été utiles qu'une seule fois. Deux commissions aux Etats-Unis ont confirmé cette information. Ce qui me frappe en Europe, c'est qu'après les attentats commis on entende à chaque fois qu'une partie des responsables étaient connus des services de police mais que la police n'avait pas les ressources suffisantes pour assurer un suivi. Si l'Europe suit la même voie que les Etats-Unis, la police va être inondée d'informations qu'elle n'aura pas les moyens de traiter. Mieux vaudrait des investissements pour assurer une surveillance ciblée, une véritable capacité à suivre les personnes identifiées, y compris une surveillance électronique mais sur des personnes ciblées. La surveillance électronique de ces personnes aux fins de prévention du terrorisme relève d'une autre problématique que la surveillance de masse qui viole notre vie privée qui ne semble même pas avoir d'effet bénéfique pour lutter contre le terrorisme.

Je crois avoir répondu à toutes vos questions et je vous remercie de m'avoir permis de m'exprimer devant vous.

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