Intervention de Marion Lenne

Réunion du mercredi 23 septembre 2020 à 14h35
Commission des affaires étrangères

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaMarion Lenne, rapporteure pour avis :

Madame la présidente, mes chers collègues, permettez-moi pour commencer d'avoir une pensée émue pour notre présidente Marielle de Sarnez avec laquelle Didier Quentin, Christian Hutin et moi-même avons visité, lors d'une mission parlementaire en Éthiopie et à Djibouti, le musée national d'Éthiopie où se trouve Lucie. Autour d'une scénographie moderne et efficace, nous avions pu essentiellement rencontrer des élèves, qui ont donc accès à l'éducation culturelle.

Mon collègue Yannick Kerlogot, rapporteur de la commission des affaires culturelles, et moi-même avons entendu une vingtaine de personnes au cours des quinze derniers jours. Comme vous le savez, la démarche engagée par la France a suscité d'importants débats et c'est pourquoi nous avons souhaité entendre tous les acteurs concernés : ambassadeurs, directeurs de musée, administrations centrales, experts et historiens d'art, collectifs d'antiquaires mais aussi des associations et fondations basées en France ou en Afrique. Tous ont répondu positivement à nos invitations, mis à part Bénédicte Savoy et Felwine Sarr, auteurs du rapport sur la restitution des biens culturels « vers une nouvelle éthique relationnelle », remis au président de la République en décembre 2018, pour des raisons logistiques, l'un étant aux États-Unis et l'autre en Allemagne, et de redondance, ceux-ci ayant déjà été auditionnés en 2018 par le groupe d'études sur le patrimoine de l'Assemblée nationale.

Leur rapport faisait suite à l'engagement pris par le président de la République dans son discours de Ouagadougou en 2017, où il présentait les grands axes du renouveau souhaité pour notre relation avec l'Afrique, et où la culture occupait une place centrale, sur laquelle je vais revenir. Emmanuel Macron décrivait la restitution – temporaire ou définitive – du patrimoine africain à l'Afrique, et notamment à la jeunesse africaine, comme une priorité pour les années à venir. C'est dans ce contexte que 26 œuvres, prises de guerre du général Dodds qui constituent le « trésor de Béhanzin », vont regagner le Bénin, et que le sabre attribué au chef religieux et militaire El Hadj Omar Tall, « confisqué » ou pris à l'issue de combats par le général Archinard, va être restitué au Sénégal, où il se trouve déjà depuis son prêt au musée des civilisations noires de Dakar.

Je souhaitais tout d'abord revenir brièvement sur le dispositif juridique qui nous occupe aujourd'hui. Pour pouvoir procéder à ces restitutions, le véhicule législatif a permis de déroger aux principes du code du patrimoine et tout particulièrement au principe d'inaliénabilité des collections publiques. En effet, les œuvres qui font partie des collections nationales bénéficient, en tant que composante du domaine public, de cette protection. Ce principe ayant une valeur législative, il était possible d'y déroger par loi. Je précise que le code du patrimoine prévoit une procédure dite de déclassement des œuvres, qui permet une sortie du domaine public et lève donc l'obstacle de l'inaliénabilité : or dans ce cas, il faut que soit constatée une « perte d'intérêt public » des œuvres, qui n'avait pas lieu d'être pour les biens culturels qui nous occupent aujourd'hui. Le droit international offre aussi une voie pour les restitutions, dans le cadre de la convention de l'UNESCO de 1970 sur l'importation, l'exportation et le transfert de propriétés illicites de biens culturels, mais cette convention n'est pas rétroactive et ne s'applique donc pas à tous les biens arrivés en France pendant la période coloniale.

Pour toutes ces raisons, le passage par la loi était donc nécessaire.

Les œuvres en question n'ont pas été choisies au hasard, loin de là. Le présent projet de loi est l'aboutissement d'une longue procédure d'instruction et d'analyse, qui va du dépôt d'une demande officielle par l'État demandeur auprès du ministère de l'Europe et des affaires étrangères, jusqu'à la restitution. Les demandes doivent être ciblées et documentées, à la suite de quoi un travail de recherche d'origine est conduit, afin de pouvoir établir l'historique d'appropriation des objets et déterminer si nous sommes bel et bien face à des transactions inéquitables ou contraintes. Dans le cas du Bénin, le musée du Quai Branly Jacques Chirac, actuel détenteur des œuvres, a ainsi écarté deux objets au cours de ses recherches, du fait de la persistance d'incertitudes sur leurs origines. À ce sujet, un point important doit être signalé : les musées français se distinguent en Europe par le caractère abouti et public de leurs inventaires, qui permettent en théorie à tous les États du monde d'avoir accès aux collections et ouvrent ainsi la voie à des demandes potentielles de restitution. Les collections du Quai Branly Jacques Chirac sont intégralement disponibles en ligne, celles du Louvre le seront à 60% d'ici mars 2021.

Les demandes de restitution sont donc rigoureusement traitées, et mobilisent toute l'expertise scientifique et historique nécessaire. J'ajouterai sur ces demandes que le ministère des affaires étrangères nous a confirmé qu'elles étaient arrivées à ce stade en nombre limité : sept en tout, en comptant le Bénin et le Sénégal. Il nous faut donc bien distinguer les campagnes médiatiques des demandes en bonne et due forme.

Après avoir exposé le processus de restitution en tant que tel, je souhaiterais insister sur un point qui importe tout particulièrement à notre commission : les restitutions s'inscrivent dans le cadre plus global de la coopération culturelle franco-africaine, dont le président de la République a souhaité le renouveau dans son discours de Ouagadougou. Il s'agit de promouvoir une approche partenariale, d'égal à égal et co-construite. C'est pourquoi les propositions consistant à instaurer une conditionnalité au retour des œuvres me semblent incompatibles avec le projet que nous portons : une fois les œuvres restituées, il ne nous appartiendra plus de nous ingérer dans la politique muséale de nos partenaires. En revanche, la demande de coopération et d'expertise dans ce domaine est forte et notre action extérieure devra rester au rendez-vous. À titre d'exemple, l'Agence française de développement (AFD) s'est vue confier le financement du projet de musée d'Abomey, qui doit accueillir à terme les œuvres restituées au Bénin. Il s'agit d'un projet global, qui peut se lire indépendamment de la restitution, mais dont il faudra pouvoir s'assurer de la viabilité – un musée étant structurellement déficitaire, le gouvernement béninois devra confirmer son engagement de soutien financier – et surtout du bénéfice pour les populations locales. Concernant le Sénégal, il s'agit d'un de nos principaux partenaires dans le monde pour ce qui est des questions culturelles, avec une importance très forte des échanges humains.

Pour conclure sur les enjeux de coopération, j'ajouterai que les enjeux patrimoniaux sont un axe de valorisation pour les années à venir. La formation aura toute sa place, pour contribuer au développement des capacités de gestion patrimoniale de nos partenaires africains, un programme de bourses sera par ailleurs lancé l'année prochaine par le ministère des affaires étrangères.

Les restitutions d'œuvres d'art soulèvent un autre enjeu international ou plutôt européen. En effet, près de 90 % du patrimoine africain seraient hors du continent aujourd'hui, et pour l'essentiel dans les grands musées européens. Nos voisins – je pense notamment à l'Allemagne, à la Belgique, aux Pays-Bas et dans une moindre mesure au Royaume-Uni – ont suivi de près la démarche engagée par la France en matière de restitution, et les musées européens coopèrent de longue date sur un ensemble de sujets. La dimension européenne de la question méritera d'être creusée à l'avenir, l'Europe apparaissant comme un niveau propice pour faire avancer le débat.

Pour conclure, je tiens à rappeler combien le débat sur les restitutions d'œuvres d'art est complexe et soulève énormément d'interrogations toutes plus stimulantes les unes que les autres. C'est un débat qui nous invite aussi à l'humilité : il n'y a pas de définition unique de l'œuvre d'art, objet symbolique, spirituel, vivant, magique du patrimoine ou encore du rôle du musée, et les définitions qui nous sont familières ne sont pas nécessairement celles de nos partenaires africains, d'où l'importance d'avoir un dialogue riche et régulier ensemble.

Enfin, s'il y a bien un point qui a fait consensus lors des auditions, c'est la nécessité de renforcer l'accessibilité du patrimoine africain : c'est pourquoi en dehors des restitutions, de nombreuses voies pourront être explorées, comme les prêts, les dépôts et toute autre piste susceptible d'encourager la circulation des œuvres, européennes comme africaines.

Comme l'a rappelé le président de la République dans son discours de Ouagadougou, la culture, c'est aussi ce qui doit nous permettre de changer les regards que nous portons l'un sur l'autre. Pour toutes ces raisons je vous invite à adopter ce projet de loi visant à la restitution d'œuvres d'art à la République du Bénin et à la République du Sénégal.

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