Intervention de le colonel Loïc

Réunion du mercredi 15 janvier 2020 à 9h30
Commission de la défense nationale et des forces armées

le colonel Loïc :

Nous allons terminer ce passage en revue de régions qui, bien que n'étant pas sous les feux de l'actualité, n'en demeurent pas moins majeures pour notre influence en Afrique et, plus largement, dans le monde.

Si je devais faire un lien entre les propos qui viennent d'être tenus et l'actualité récente, je citerai le Président de la République qui, lors de la conférence de presse au sommet de Pau, a évoqué de manière sibylline, mais chacun aura compris, ces nations qui avaient un « agenda de mercenaires ». Les propos que viennent d'être tenus sur la Centrafrique illustrent bien ce que l'on appelle, en doctrine militaire, la « guerre hybride » : nous ne sommes plus en guerre, nous ne sommes pas non plus en paix, mais dans un entre-deux. Désormais, la stratégie de nos compétiteurs ou de nos adversaires se déploie dans l'ensemble des champs, notamment informationnel. La Centrafrique est un excellent laboratoire de la manière dont les armées françaises répondent à ce type de nouvelles conflictualités.

Pour ma part, je vais m'intéresser à une zone peut-être plus éloignée de nos préoccupations immédiates, alors qu'elle est aujourd'hui en plein bouleversement – je veux parler de la Corne de l'Afrique, dans laquelle les grandes puissances, dont la Chine et les États-Unis, sont quasiment face à face. Ce contact physique immédiat constitue une forme de révolution ontologique : on se voit sans se parler, on se croise sans s'ignorer mais sans discuter non plus ; c'est une sorte de retour du « grand jeu ». À Djibouti, territoire minuscule, sont présents trois des membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies, peut-être bientôt quatre, puisque les Britanniques ont proposé de déployer des moyens à Djibouti.

Dans toute cette ébullition régnant dans la Corne de l'Afrique, quelle peut être la place de la France ? Avons-nous encore les moyens de notre politique ? Avons-nous encore quelque chose à dire à nos partenaires africains et, plus largement, avons-nous encore une voix à porter, notamment au travers de l'action des forces armées ? À ces questions, je répondrai par quatre points pour vous décrire les bouleversements dans la Corne de l'Afrique et comment les forces armées essayent d'y répondre.

Le premier point porte sur notre présence, avec notre base opérationnelle avancée à Djibouti, au cœur d'une zone d'importance mondiale. Ainsi, 15 % du commerce extérieur entre la France et l'Asie transitent par la voie maritime du détroit de Bab-el-Mandeb, 20 000 cargos par an, 4,8 millions de barils par jour. Les enjeux de développement sont colossaux : la population aura probablement doublé en 2050 ! Elle fera de plus en plus face à des défis liés au changement climatique : 10 millions de personnes dans la Corne de l'Afrique sont ainsi touchées cycliquement par des situations de stress alimentaire et hydrique. Les ressources sont encore inexploitées, avec probablement des ressources pétrolières en Ogaden, au Soudan du Sud, en Somalie, et des projets structurants de pipelines qui pourraient passer à travers l'Ouganda. Ce sont donc de véritables défis économiques, tout comme la compétition pour le contrôle du Nil avec la construction du barrage de la Renaissance.

La Corne de l'Afrique est également traversée par l'une des grandes routes du flux migratoire vers l'Europe, avec la route de l'Est, qui part de l'Érythrée, les autres axes de passage partant du Nigeria et passant par la Libye ou longeant l'Atlantique à partir du golfe de Guinée. On y trouve les plus grands camps de réfugiés – le camp de Dadaab, au Kenya, abrite la plus grande concentration de réfugiés dans le monde –, et on évalue à 2 à 3 millions le nombre de personnes déplacées en Éthiopie. Les enjeux sont là aussi colossaux.

Par ailleurs, la volonté de nos adversaires islamo-djihadistes de porter des coups est intacte : 2 000 attaques terroristes par an, dont l'attentat de Djibouti en 2014 et celui perpétré au Kenya l'an dernier, dues à HSM c'est-à-dire al-Shabab ; présence d'al-Qaïda en péninsule arabique et de l'État islamique en Somalie. Djibouti est au centre de tout cela, comme en témoigne l'arrestation de Peter Cherif, ressortissant français combattant terroriste étranger, en provenance du Yémen.

En second lieu, la Corne connaît actuellement des bouleversements géopolitiques importants, et nous vivons, dans cette région, des moments historiques, au premier rang desquels la paix entre l'Éthiopie et l'Érythrée. Le Premier ministre éthiopien, à peine nommé, décide de faire la paix avec l'ennemi érythréen, après vingt ans de guerre et près de 70 000 morts. Il s'agit pour l'Éthiopie de récolter les dividendes de la paix : en effet, alors que son armée, de style soviétique, était tournée vers l'Érythrée, le Premier ministre peut désormais la réorganiser complètement pour faire face aux défis et redonner à l'Éthiopie le rang qu'elle estime être le sien de leader africain.

Au Soudan ensuite, nous sommes peut-être en train d'assister à la première transition vers un régime post-islamiste. Le gouvernement de Béchir, qui soutenait le terrorisme, est tombé du fait d'une révolution populaire et démocratique provoquée par le triplement du prix du pain : les classes moyennes sont sorties dans la rue et se sont alliées avec le peuple pour entraîner la chute de Béchir, son arrestation et la mise en place d'une transition sur trente-neuf mois.

En troisième lieu, il faut souligner la présence des grandes puissances dans la région. Trois des cinq membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies sont maintenant présents militairement à Djibouti. Les pays du Golfe sont également présents : la Corne de l'Afrique constitue la profondeur stratégique des pays du Golfe. S'ils ne veulent pas se sentir étouffés, écrasés entre l'Iran et le continent africain, il leur faut absolument des relais d'influence sur ce continent. La Corne de l'Afrique est ainsi un lieu essentiel de la compétition entre le Qatar, d'une part, l'Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, d'autre part, qui s'y disputent à coup de revirements diplomatiques et de financement du développement économique.

Face à cela, que peut faire la France avec 1 300 soldats présents à Djibouti ? J'ai la conviction – et ce sera mon quatrième point – que, dans le cadre de la compétition liée au retour des États puissances, nous avons une voix originale à porter.

Le premier exemple est celui de Djibouti. C'est un petit pays qui a à la fois tout à perdre et tout à gagner des bouleversements géopolitiques actuels. En effet, 90 % du commerce extérieur de l'Éthiopie transite par Djibouti. Si demain l'Éthiopie fait la paix avec l'Érythrée, et si la Somalie est stabilisée, Djibouti perdra le quasi-monopole dont elle jouit sur le transit des biens matériels qui arrivent en Éthiopie et qui pourront transiter par les ports d'Érythrée, comme celui de Massaoua, mais aussi par la Somalie. Djibouti cherche donc à réaffirmer ses alliances.

Ensuite, Djibouti accueille sur son territoire des bases militaires étrangères. Or, le pays semble se rendre compte que si la coopération avec certaines grandes puissances est très utile en termes de financements – en particulier par l'octroi de prêts à taux zéro –, elle constitue aussi une sorte de nœud coulant.

Les autorités djiboutiennes se rendent compte que la position particulière des forces françaises a une utilité pour elles. Ainsi, une visite officielle à Djibouti du chef d'état-major des armées a eu lieu l'année dernière. Depuis l'indépendance de Djibouti, les chefs d'état-major n'effectuaient que des visites de travail aux forces françaises, au cours desquelles ils allaient, par courtoisie, saluer les autorités djiboutiennes. Mais, pour la première fois dans l'histoire des relations franco-djiboutiennes, les autorités militaires de Djibouti ont invité formellement le chef d'état-major à venir en visite officielle. Par ce geste, elles ont signifié l'importance qu'elles attachaient au traité de coopération et de partenariat militaire qui lie les deux États.

À Djibouti, nous participons à la défense aérienne. Actuellement, la stratégie nationale de défense américaine fait l'objet d'une complète refonte – au-delà de l'actualité immédiate – pour se concentrer sur un unique compétiteur, la Chine ; notre stratégie vise à garantir non pas un équilibre – nous sommes les alliés des Américains, alors que nous sommes des partenaires de la Chine, ce qui fait une différence –, mais le maintien d'une voix autonome à Djibouti.

Le deuxième exemple est celui de l'Éthiopie. Dès sa nomination au poste de Premier ministre, et une fois la paix avec l'Érythrée obtenue à travers la signature des accords de Djeddah en septembre 2018, Abiy Ahmed a formellement mandaté les autorités militaires pour que l'armée éthiopienne soit complètement refondée. Cette refondation est souhaitée sur l'ensemble du spectre de l'engagement : terre, marine, air, mais aussi forces spéciales et spatial. La vision des autorités éthiopiennes se veut donc globale ; pour la concrétiser, elles se sont tournées vers un partenaire dont elles se souviennent qu'il les a aidées dès 1896, qui a permis à l'Éthiopie de devenir d'abord le seul pays africain à battre une puissance occidentale, à ne pas subir ensuite de colonisation sur le long terme. Je rappelle également que l'épopée des Forces françaises libres a commencé non seulement au Cameroun avec Leclerc, mais aussi en Éthiopie avec les Forces aériennes françaises libres et l'épopée de Monclar, dont nous allons bientôt célébrer l'anniversaire.

Les Éthiopiens se sont donc tournés vers nous pour refonder leur marine : nous avons signé un accord de partenariat au moment de la visite du Président Macron en mars 2019 pour recréer la marine éthiopienne. Une marine militaire éthiopienne existait jusqu'à l'indépendance de l'Érythrée en 1991 ; quant à la marine éthiopienne de commerce, c'est la première marine commerciale africaine. Les Éthiopiens ont donc un réel intérêt à disposer d'une marine militaire qui puisse agir dans les abords maritimes du Bab-el-Mandeb, compte tenu de toutes les menaces qui pèsent sur cette région et que j'ai évoquées. C'est donc aujourd'hui la marine nationale française qui travaille à la refondation du système militaire naval éthiopien – écoles de formation, doctrine d'emploi, équipements issus de sociétés françaises.

S'agissant de l'armée de Terre, l'Éthiopie est le premier contributeur mondial aux opérations de maintien de la paix. Elle veut tenir ce rang et, comme les opérations en zone anglophone décroissent, elle souhaite développer sa connaissance du français pour pouvoir s'engager dans les opérations en zone francophone.

L'Éthiopie enfin vient de signer une lettre d'intention dans laquelle elle affirme sa volonté de développer son armée de l'Air.

L'Éthiopie, qui n'était pas un partenaire traditionnel de la France – après s'être longtemps suffi à elle-même, elle s'est tournée, à l'époque du régime marxiste, vers la Chine communiste, puis vers les États-Unis – cherche aujourd'hui à diversifier ses relations. Pour cela, elle se tourne vers un partenaire dont elle estime qu'il est capable de lui apporter ce qu'elle cherche : autonomie, souveraineté, indépendance nationale et réaffirmation d'une forme de leadership international.

À travers ces deux exemples, j'ai voulu vous montrer qu'avec des moyens somme toute limités – à Djibouti, nous n'avons que 1 300 militaires, une base navale, une base aérienne et un régiment de l'armée de Terre –, nous obtenons un effet levier très important. La Revue stratégique de défense et de sécurité nationale publiée en 2017, en remettant l'accent sur les forces prépositionnées, a pris acte du fait que notre outil militaire et la manière dont il est déployé, notamment sur le continent africain mais aussi sur nos territoires et départements d'outre-mer, est un outil d'influence internationale qui dépasse largement le cadre de la seule action militaire. La loi de programmation militaire (LPM) qui redonne un certain nombre de moyens à nos forces déployées à l'extérieur, en dehors des opérations proprement dites – en particulier l'opération Barkhane –, marque bien ce changement de paradigme et la volonté d'utiliser à nouveau nos forces déployées en Afrique comme des outils de puissance.

À travers ce panorama de la situation dans ces trois régions d'Afrique, nous avons cherché à vous montrer que l'action militaire française ne se limitait pas à l'opération Barkhane et aux actions cinétiques face aux groupes armés terroristes, mais participait d'une vision beaucoup plus large, à cinq ou dix ans, en tenant compte du fait que la France est aujourd'hui la deuxième puissance maritime mondiale grâce à sa zone économique exclusive (ZEE). Dans le golfe de Guinée, l'action de la marine nationale a une importance essentielle ; en République de Centrafrique, nous sommes animés par le devoir d'humanité et nous voulons continuer à mobiliser la communauté internationale en nous occupant d'un pays dont on se préoccupe peu ; enfin, dans la Corne de l'Afrique, nous cherchons à emprunter une voie singulière au sein de la compétition majeure qui se confirme sous nos yeux.

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