Intervention de Fabrice Balanche

Réunion du mercredi 22 janvier 2020 à 9h30
Commission de la défense nationale et des forces armées

Fabrice Balanche, maître de conférences à l'Université Lyon 2 :

Concernant l'aspect confessionnel, je suis géographe de formation, et pour moi, le territoire se décompose en plusieurs strates : le social, l'économique, le confessionnel, etc. Le communautaire est une strate très importante : moins importante quand cela va bien économiquement et très importante quand cela va mal économiquement et que le pays est en guerre. Qu'est-ce qu'une communauté ? Une communauté est un réseau de solidarité qui vous permet d'obtenir du travail, une bourse pour votre enfant, et différents types de services. Cette communauté peut avoir un facteur d'unité religieuse, elle peut avoir aussi un facteur d'unité ethnique – c'est le cas des Kurdes, voire les sunnites – mais cela peut aussi se décliner à travers les tribus, les clans. Si vous prenez les Arabes sunnites dans l'Est de la Syrie, ils sont divisés en tribus. Le facteur d'unité communautaire est là. Une communauté est un réseau social. Quand un État est faible, n'apporte pas de services, les gens s'appuient sur leur communauté. Au Liban, l'État est faible et le communautarisme est institutionnalisé politiquement ; cela renforce donc le phénomène communautaire. Ceux qui peuvent s'extirper du communautarisme sont les gens les plus riches, ceux qui n'ont pas besoin de compter sur les autres pour vivre, qui ont un passeport canadien ou français dans la poche, qui leur permet de partir quand ils le veulent. Plus vous êtes pauvre et sans passeport étranger, plus vous êtes obligé de compter sur le système communautaire. Vous n'avez pas le choix. C'est vraiment une question de survie. Dans ces sociétés, les mariages sont endogames, on se marie dans la même religion. Il y a des difficultés quand on veut se marier entre sunnites et chiites, ou entre chrétiens et musulmans. Bien souvent, le père apporte la maison qui permet de se marier ou c'est quelqu'un du clan qui a fourni le travail permettant de vous marier. Par conséquent, les individus ne sont pas libres du choix de leur conjoint, c'est leur famille qui décide. Les aînés sont sans doute plus conservateurs que la jeunesse qui voudrait essayer de changer le monde. Mais ces facteurs d'inertie maintiennent les communautés, notamment les mariages endogames.

Pourquoi les gens quittent-ils la région ? À cause de l'insécurité, de l'absence de débouchés professionnels. Un sunnite aujourd'hui en Irak a peu de chance de rentrer dans l'administration, au ministère des Affaires étrangères. Dans le secteur privé, il n'y a pas d'opportunités. Donc les gens partent, ce n'est pas très compliqué.

Dans la région, l'Union européenne apporte une aide humanitaire mais n'a pas de vision politique affirmée. Elle veut avant tout éviter une vague de migration et le terrorisme. C'est un peu aussi ce que veut la France, mais elle s'est tellement fourvoyée sur la crise syrienne qu'elle a perdu une part considérable de sa crédibilité dans la région. Du fait de son arrimage aux États-Unis, pour la plupart des pays, il vaut mieux parler directement au Bon Dieu plutôt qu'à ses saints, autrement dit avec les États-Unis plutôt qu'avec la France. En octobre 2019, les troupes américaines se sont retirées de la frontière syro-turque, laissant ainsi les troupes turques attaquer. Or, à 100 kilomètres de la frontière se trouvait la cimenterie Lafarge que gardaient 200 soldats français. Si le Président de la République voulait protéger les Kurdes, il lui suffisait de dire aux soldats français de monter à la frontière et d'empêcher les Turcs de passer. Or, nous avons protesté au niveau de l'ONU mais nous n'avons pas envoyé nos troupes à la frontière syro-turque, parce que nous sommes complètement subordonnés aux États-Unis sur cette question. Tant que nous n'aurons pas une force militaire indépendante capable de peser et d'intervenir indépendamment des États-Unis, nous n'aurons quasiment aucun poids dans la région. Les Kurdes sont victimes en Syrie, mais il faut savoir qu'ils sont quand même pris en otage, dominés par le Parti des travailleurs du Kurdistan ( Partiya Karkerên Kurdistan, PKK ), qui a sa logique propre d'affrontement avec la Turquie et qui se sert des Kurdes du nord-est de la Syrie dans ce combat, ce qui explique la réaction violente de la Turquie. Si nous avions dans le nord-est de la Syrie des gens proches de Barzani, du Parti démocratique du Kurdistan (PDK) qui dirigent aujourd'hui le Kurdistan d'Irak, la réaction de la Turquie violente aurait sans doute été moins violente, mais ce n'est pas le cas et cela va aller de mal en pis. En effet, la stratégie turque dans le nord de la Syrie, consiste à s'emparer de cette zone de 30 kilomètres où les Turcs veulent installer les futurs réfugiés de la province d'Idleb. L'armée russe et l'armée syrienne poussent du côté d'Idleb. Environ deux millions de civils sont dans cette province et ne pourront pas passer en Turquie, parce qu'il y a un mur ; les Turcs n'en veulent pas. L'objectif est de les implanter à la place des Kurdes à Afrin, à Tell Abyad, Kobané, voire plus, s'ils s'emparent de toute la zone. Cela veut dire que les Kurdes vont venir se réfugier en Irak et par leur réseau migratoire, essayer de gagner l'Europe. Erdogan nous dit que s'il ne réalise pas son plan, il laissera passer une nouvelle vague de réfugiés vers l'Europe. Dans les deux cas, l'Europe est sous la menace turque.

Effectivement, Erdogan a de grandes ambitions pour la Turquie, pas seulement au Moyen-Orient. Il y a une base turque à Mogadiscio, en Somalie, à Souakin au Soudan, et en Libye. Il fait comme Poutine qui sort de l'ancien espace soviétique pour reprendre possession des pays alliés : la Syrie et la Libye. Erdogan essaie lui aussi de renouer avec l'Empire ottoman ; cela fait partie de sa stratégie. Il profite du fait que l'Europe est un « ventre mou » qui le laisse faire et que les États-Unis se désintéressent de plus en plus de la région. Le problème de la France, que j'ai remarqué lors de la crise syrienne et d'autres, c'est que notre diplomatie était largement dominée jusqu'à une date récente par le courant néoconservateur, très lié aux États-Unis, très partisan du changement de régime. Ces diplomates ont joué aux apprentis sorciers en Libye, en Syrie et ailleurs, sans se préoccuper de l'alternative, en pensant naïvement que des mouvements démocratiques seraient capables d'émerger ou que les Frères musulmans – qui est un parti totalitaire fondé en même temps que les partis fascistes en Europe – pourraient être une alternative. À mon avis, c'est une erreur grossière, parce que les Frères musulmans, c'est : « one man, one vote, one time » [un homme, une voix, une fois], comme ont pu l'être le fascisme et le nazisme. Il ne faut pas avoir beaucoup d'illusions sur les Frères musulmans et sur la Turquie.

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