Intervention de Général François Lecointre

Réunion du jeudi 16 juillet 2020 à 9h30
Commission de la défense nationale et des forces armées

Général François Lecointre, chef d'état-major des armées :

J'ai plaisir à constater que je suis entendu ! Par ailleurs, je suis raisonnable ; je dis les choses telles que je les pense et telles que je les observe depuis que j'ai commencé à y réfléchir en tant qu'officier, lorsque je préparais l'École de guerre. J'ai alors complété ma réflexion sur les questions opérationnelles, philosophiques et éthiques par une réflexion sur les capacités, les structures, les organisations et leur fonctionnement. En 2012, j'ai publié, dans la revue Inflexions, un article intitulé « De la fin de la guerre à la fin de l'armée », dans lequel j'alertais sur les dangers que nous courions en dégradant notre modèle d'armée sous le poids de la recherche d'efficience à tout prix et de la contrainte économique. La vision de l'État et de son fonctionnement qui prévalait alors affaiblissait objectivement les armées : parce qu'on estimait que la paix était définitive, on considérait que celles-ci devaient être cantonnées à des opérations de gestion de crise. Je ne critique pas les personnes qui ont mené cette politique à l'époque. Aujourd'hui, comme l'écrit Edgard Morin, nous sommes face à de grandes incertitudes alors que toutes les politiques mises en œuvre dans le cadre de la RGPP l'ont été par un ensemble politico-administratif qui était rempli de certitudes sur l'avenir du monde : nous allions, disait-on, vers un monde heureux…

Je pense avoir eu le mérite, et je n'étais pas le seul, de considérer que ce n'était pas vrai, que ces certitudes étaient en réalité fondées sur des assertions fausses. J'en étais convaincu, car, alors que notre société ne pensait que bien-être collectif et de plus en plus, individuel, consommation, apaisement général des relations entre individus, paix perpétuelle, nous, militaires, étions engagés dans des conditions très dures dans des guerres terribles. Nous vivions ces guerres tragiques de façon entièrement décalée par rapport à ce que vivait notre opinion publique. Il faut avoir été à Sarajevo en 1995, en Somalie, au Rwanda, pour comprendre ce qu'est la violence et ce qu'il y a au fond de l'homme, et mesurer que les bases sur lesquelles nous construisions un avenir radieux pour l'Union européenne et le monde occidental allaient être sapées par la réalité de la violence des hommes et du fond tragique de l'histoire. Chaque fois que nous rentrions d'opération, nous vivions ce décalage. Il ne s'agit pas d'accuser tel ou tel, mais nous, militaires, engagés dans cette violence et sortis de la bulle de confort et de prospérité de l'UE et du monde occidental, nous mesurions à quel point les certitudes qui étaient les nôtres étaient dangereuses, comme toute certitude d'ailleurs.

Selon moi, le Fonds européen de la défense est un moyen important qui contribuera à la consolidation de la base industrielle et technologique de défense. Je ne suis pas très optimiste quant à une dotation plus importante que ce qui était prévu initialement ; nous verrons bien. Je pense que les Allemands sont très attentifs à ce que l'on relance la coopération européenne en matière de BITD. Ils sont en effet très attachés à l'industrie et l'on peut compter sur eux pour penser une future industrie de défense européenne.

Par ailleurs, nous avons deux grands projets de coopération majeurs avec l'Allemagne : le système de combat aérien futur (SCAF) et le char de bataille du futur. Quelles que puissent être les tensions venant de nos industriels, qui veulent chacun une part dans ces projets, nous allons avancer, et ces projets attireront d'autres Européens. Cela a déjà été le cas pour le SCAF, puisque les Espagnols nous ont rejoints, et nous espérons que les pays de l'Est, voisins de l'Allemagne au sein de l'Union européenne, la Pologne et d'autres, seront intéressés par le char du futur. L'an dernier, le chef d'état-major des armées polonais m'a d'ailleurs demandé s'il pourrait nous rejoindre sur ces projets. Je pense que nous avancerons. Ce ne sera pas forcément du fait du FEDEF, qui ne devrait pas augmenter au-delà de ce qui est aujourd'hui prévu, mais ce fonds sera un bon moyen d'aller jusqu'à des démonstrateurs. Pousser les industriels à avoir des projets européens est une très bonne chose.

Il ne faudrait toutefois pas que cette vision capacitaire et industrielle nous fasse oublier le reste. La défense européenne, c'est aussi une question d'opérations et d'engagement opérationnel, ainsi que de structure de définition des objectifs et de structure de commandement. Au-delà des projets industriels et de la vision capacitaire, il faut que nous ayons une vision opérationnelle et une vision stratégique. Nous ne sommes pas d'accord avec les Allemands sur leur vision de l'évolution de l'état-major de l'Union européenne, qui est l'une des principales structures de défense européenne. Nous souhaitons que l'EMUE soit consolidé. La direction vient d'en être prise par l'amiral français Hervé Bléjean, qui arrive de l'OTAN, et nous avons de vraies ambitions pour que soient réunies au sein de cet état-major des compétences stratégiques, doctrinales, capacitaires et de conduite des opérations. Nous pensons en effet que séparer la conduite des opérations des dimensions capacitaire et doctrinale n'a pas de sens et affaiblit, au contraire, chacune des variables. J'essaye donc de sensibiliser mes camarades européens pour que l'on n'oublie pas cette dimension. Les Allemands, qui souhaitent rapprocher, dans la gestion européenne des crises, la dimension civile de la dimension militaire, veulent retirer la cellule de planification et de conduite militaire des crises, qui est dans l'état-major de l'UE, pour la fusionner avec la cellule de conduite et de planification civile des crises. Nous pensons qu'en faisant cela, nous affaiblirions l'état-major de l'Union européenne.

S'agissant des « trous capacitaires », nous identifions certes des choses urgentes à faire, mais nous avons défini un modèle 2030 qui nous semble raisonnablement atteignable si la France maintient l'effort qu'elle envisage dans le cadre de la présente loi de programmation et la suivante ; si c'est le cas, nous aurons un modèle d'armée qui aura complété ses capacités et remédié à ses carences capacitaires, et qui pourra ensuite répondre aux autres questions, en particulier les questions de masse. Je suis donc partagé entre l'envie de profiter d'un plan de relance, qui serait une aubaine, et la crainte que cet effet d'aubaine nous conduise à renoncer à la cohérence que nous avons bâtie et qui doit nous servir de guide dans la construction de notre modèle d'armée.

Pour autant, s'il devait y avoir des dépenses particulières, on peut en avancer un certain nombre tout en restant dans le cadre de ce que nous avons construit comme modèle d'armée. On peut répondre à des besoins de reconstitution de stocks, en particulier de munitions et de munitions complexes, choses absolument indispensables qui donnent une épaisseur opérationnelle aux armées. Par ailleurs, il est nécessaire de reconstituer des stocks de pièces, qui permettent également de constituer cette épaisseur organique qui facilite notre maintien en condition opérationnelle (MCO). Il y a là des dépenses intelligentes et assez urgentes. Enfin, je suis pour ma part très soucieux que l'on n'oublie pas des dépenses qui peuvent ne pas paraître essentielles, dépenses d'infrastructure et de fonctionnement, lesquelles peuvent d'ailleurs profiter à l'économie locale et nationale : il ne faut pas les sacrifier en ne pensant la relance que sous l'angle des grands programmes industriels.

Sur le plan de l'échange de nos idées et de nos visions avec nos partenaires allemands, il me semble qu'une façon de renforcer la compréhension mutuelle pourrait être que les militaires français aillent présenter à vos camarades parlementaires allemands la façon dont ils comprennent, par exemple, la situation au Sahel ; et que vous, députés français, alliez expliquer à vos homologues la façon dont vous comprenez la situation. Je vous prie d'ailleurs de leur faire savoir que je suis prêt à les rencontrer, tout comme les chefs d'état-major français des différentes armées ou les généraux français qui commandent en opération. Quand j'ai commandé l'opération européenne au Mali, j'ai reçu beaucoup de parlementaires allemands, qui étaient extrêmement intéressés par ces sujets et qui sont très professionnels. C'est par la multiplication de ces contacts que nous ferons évoluer les choses.

Par ailleurs, nous avons absolument besoin de la Grande-Bretagne, ainsi que d'une Allemagne qui accepte de se considérer à nouveau comme légitime pour développer une vision stratégique. Nous avons besoin de la Grande-Bretagne pour dire à l'Allemagne qu'elle doit dépasser ses réticences historiques, ses difficultés politiques. Nous sommes liés aux Britanniques par les accords de Lancaster House, et nous sommes par ailleurs deux anciennes puissances coloniales avec une vision particulière que n'a pas l'Allemagne, puissance continentale très tournée vers le Centre-Europe.

Il faut ensemble poursuivre le travail très concret mené dans le cadre de l'Initiative européenne d'intervention (IEI), avec des rencontres stratégiques militaires où nous abordons des scénarios de crise possibles et où l'étude de ces scénarios nous conduit à nous poser des questions de nature géopolitique et stratégique. Il ne faut surtout pas tenter de donner une finalité opérationnelle à cette IEI, mais continuer à travailler comme nous le faisons.

Pour revivifier Lancaster House, au-delà des difficultés que nous allons rencontrer en matière de coopération capacitaire, nous réfléchissons avec le général Carter à placer sous le chapeau de ces accords une intervention plus importante des Britanniques au Sahel, qui pourrait être, outre une participation aux opérations sur le terrain, une intervention plus large et de long terme. Aujourd'hui, il est important d'aider le Ghana, pays anglophone, le Bénin, le Togo… Nous y travaillons, afin de ne pas perdre ce fil de coopération avec les Britanniques et lui donner des traductions concrètes.

Les grandes tendances historiques des puissances européennes que sont l'Allemagne, la France, la Grande-Bretagne ne doivent pas nous conduire à renoncer à essayer de définir une vision stratégique commune – non pas unique mais commune.

Sur la Syrie : Daech, notamment dans la région de la moyenne vallée de l'Euphrate, mais également dans le sud-est de la Syrie, est en train de retrouver des espaces d'entraînement et de liberté, de se reconstituer. Qu'il s'agisse de la région de Deir ez-Zor, de Raqqa, la présence et la remontée en puissance de Daech sont évidentes. Nous agissons en Syrie dans le cadre de la coalition, par des actions aériennes quand nous le pouvons. Nous agissons également en Irak et je pense d'ailleurs qu'il ne faut pas séparer le problème syrien du problème irakien. En tant qu'acteur présent en Irak, nous suivons avec évidemment beaucoup d'attention l'évolution de la situation, avec une préoccupation essentielle, qui est de ne pas nous laisser entraîner par les Etats-Unis dans une confrontation avec l'Iran, alors que cela peut justement être une tentation des Américains. Nous voulons rester un élément de consolidation du régime irakien, que nous entendons aider à lutter contre Daech. Il faut donc continuer à travailler pour que soit maintenue la coalition internationale de l'opération Inherent Resolve, qui est la bonne façon d'empêcher les Américains d'aller trop loin en jouant cavalier seul contre l'Iran, et d'entraîner un maximum d'Européens et d'Occidentaux en appui de l'Irak.

La campagne de l'opération Inherent Resolve prévoit d'entrer dans sa quatrième phase, une phase de reconstruction, et il a été décidé de créer un joint operational advising team, une cellule de conseil à l'armée irakienne, créée pour faire de l'assistance et non plus seulement de l'action cinétique contre Daech, et placée sous le commandement de la France au sein de l'opération. C'est pourquoi je dis que nous sommes, à la fois dans l'opération Inherent Resolve et dans l'appui spécifique à l'Irak, en train de faire un effort particulier, qui est modéré en nombre mais important en termes de positionnement de la France. Cette cellule sera opérationnelle à partir du 1er septembre.

Le Charles de Gaulle, ce n'est pas un drame. Je suis intervenu sur le plateau de TF1 au moment de cette actualité brûlante, quand les gens essayaient de polémiquer sur cette affaire. Avant d'entrer sur le plateau, je discutais avec le chroniqueur médical de la chaîne TF1 qui me demandait comment il se faisait que nous n'avions pas réussi, comme on le fait sur les paquebots de croisière, à isoler les gens dans leurs chambres. Je lui ai répondu qu'il ne s'agissait pas d'un paquebot de croisière mais d'un porte-avions nucléaire. Au-delà de l'anecdote, c'est révélateur de la méconnaissance profonde de nos concitoyens de la réalité du métier militaire et de la guerre. Heureusement qu'il existe ces occasions de contact entre vous, représentants de la nation, et les armées, pour que vous puissiez ensuite convaincre nos concitoyens que les armées sont radicalement différentes de par leur fonction singulière dans l'État et que, devant assumer les contraintes qui sont les leurs, elles ne peuvent être soumises aux mêmes lois que les administrations de l'État ou les entreprises.

Quant à la Perle, c'est typiquement la traduction des renoncements auxquels nous avons été conduits sous la contrainte de la recherche d'efficience et de la révision générale des politiques publiques. C'est la première fois que nous avons entièrement externalisé l'arrêt technique majeur d'un bâtiment essentiel à notre marine à un industriel privé. Nous en tirerons les enseignements. Nous savions que ce mouvement, auquel nous avions été contraints, présentait des inconvénients. J'en parlais il y a deux jours avec l'amiral Augier, patron du bataillon des marins-pompiers de Marseille qui a dû intervenir sur cet incendie et qui a, par ailleurs, été ingénieur-mécanicien en chef d'un sous-marin nucléaire d'attaque. Il m'expliquait que lorsqu'il était en service dans son sous-marin, pendant l'arrêt technique, l'équipage était là et les officiers étaient en permanence dans le bâtiment, ils restaient maîtres de l'outil, car cela demeure une opération militaire et pas simplement industrielle. Des erreurs ont été faites et nous saisirons toutes les occasions pour revenir sur ces erreurs, y compris quand cela ne coûte pas d'argent et que l'affaire est simplement de processus.

Perdre des équipements, des matériels, c'est le lot d'une armée, en particulier parce qu'elle est engagée au combat. Cela pose la question de l'épaisseur opérationnelle d'une armée et pas seulement de son épaisseur organique.

Vous me posez la question de la masse et de la rusticité en contraste avec les équipements de haute technologie et ce que font les autres armées, qui sont, quant à elles, des armées très technologiques. Je ne pense pas qu'il faille opposer les deux. Il faut certes posséder de la haute technologie, car nous avons des ennemis qui, sans être des superpuissances mais des puissances, ont accès à des capacités de haute technologie et développent des stratégies de déni d'accès que nous ne pourrons surmonter que si nous avons nous-mêmes des capacités technologiques équivalentes. Le jour où vous voulez réaliser l'opération Hamilton pour détruire des installations chimiques en Syrie, si vous n'avez pas des missiles et des avions de très haut niveau technologique, vous êtes incapables de transpercer les défenses sol-air de l'ennemi, qui n'est que la Syrie, même aidée par la Russie. On ne peut donc faire l'économie de la haute technologie, mais il faut pratiquer de la haute technologie et du progrès capacitaire de manière différenciée, c'est-à-dire en étant capable de produire un effort non pas sur toutes les technologies mais sur celles réellement discriminantes sur le plan opérationnel.

L'armée de terre travaille précisément à ce qui sera la technologie discriminante, à savoir la numérisation et la connectivité des équipements. Dans le matériel terrestre, nous n'avons plus grand-chose à attendre des progrès de protection, c'est-à-dire du blindage, et des progrès de mobilité, tactique ou stratégique. Ce que nous pouvons viser, c'est la capacité à travailler de façon connectée et intégrée entre plateformes, de manière à développer une capacité de manœuvre qui surprendra l'ennemi.

Je lisais l'autre jour dans Le Figaro un article très intéressant sur le capitaine de Gaulle découvrant en Pologne une guerre qui n'est plus la guerre statique d'un front continu contre un front continu mais la guerre de grands espaces, avec ce qu'on appelle aujourd'hui les grands espaces lacunaires et des manœuvres qui se développent sans front continu et qui peuvent jouer sur l'effet de surprise. Au-delà de la capacité à manœuvrer dans les espaces lacunaires, nous travaillons sur des dispositifs extrêmement dispersés où chaque plateforme est en soi une capacité de production de capacités opérationnelles très puissantes. On réussira à gérer la combinaison avec les autres plateformes, sans manœuvre d'ensemble de grandes troupes à conduire mais avec des manœuvres très fines de chacune des plateformes, permises par la connectivité et l'intelligence artificielle. C'est le défi de demain, dans l'espace aérien comme dans l'espace terrestre. Je n'oppose donc pas la haute technicité à la masse, ni la technicité d'une armée à la rusticité d'une autre ; il faut les deux.

Le général Burkhard et moi posons un problème de masse, car je veux donner à notre réflexion un horizon post-2030, parce qu'on construit un outil militaire non pas pour les dix mais pour les trente ou quarante prochaines années. Telle est bien la responsabilité qui est la vôtre, membres de la représentation nationale. Dans la loi de programmation actuelle et la suivante, nous allons remédier aux lacunes capacitaires, consolider un modèle d'armée complet et entamer sa modernisation, en étant attentifs à ce que les progrès technologiques soient finalisés en matière opérationnelle. La question qui se posera après, c'est de savoir, une fois que nous aurons ce modèle d'armée complet, si nous serons capables de produire une masse suffisante pour faire face à la nécessité d'un engagement majeur si la situation internationale continue de se dégrader au rythme où elle se dégrade aujourd'hui, parce que la très haute technologie ne permet pas de faire face à tout. La masse reste une question importante, non pas, je pense, pour la loi de programmation actuelle ni pour la suivante, mais pour la suite.

Il existe clairement une divergence entre Européens, qui provient de la conception que chacun a de l'ennemi. Très naturellement, les pays européens du Sud, méditerranéens, ont une conception différente de celle du nord ou de l'est de l'Europe. C'est la principale divergence, et elle est très claire. Si l'on regarde le problème de la Turquie, l'Allemagne est extrêmement attentive au contrôle du verrou migratoire depuis l'Est et la Turquie, mais moins depuis le sud de la Méditerranée. Il faut parvenir à rapprocher ces visions, à faire comprendre que les menaces sont communes, car le raccourcissement de l'espace et du temps fait que la menace sahélienne concerne tout autant l'Allemagne, le Danemark et les Pays-Bas que la France et l'Espagne. Il faudrait être naïf pour imaginer que les migrants qui arrivent sur les côtes espagnoles s'arrêtent en Espagne. Chacun sait qu'ils viennent attirés par un mode de vie, un confort, une sécurité, européens, et qu'ils travaillent partout en Europe, avec tout ce qu'ils peuvent lui apporter de positif, en particulier la jeunesse, dans des sociétés dont la démographie est déséquilibrée. C'est une politique européenne qui doit être mise en œuvre, au plan migratoire et social, mais aussi militaire. La conception de l'œuvre de stabilisation que nous devons conduire dans le limes de l'Europe et dans sa zone d'intérêt immédiate doit être commune.

Il existe sans doute aussi une relation aux États-Unis différenciée selon que l'on est français ou polonais. Je pense que les gens sont en train de prendre conscience, entre autres grâce à l'attitude du président Trump, qu'il va falloir développer l'autonomie stratégique européenne. J'ai bon espoir que nous finirons par nous retrouver sur ce sujet. La semaine dernière, M. Borrell est venu ouvrir notre réunion des chefs d'état-major de l'Union européenne, où il a prononcé trois fois les mots « autonomie stratégique européenne » ; il l'assume parfaitement, et cela me satisfait.

Je ne sais pas s'il faut inscrire la fonction stratégique « résilience » dans le prochain Livre blanc. Je pense que les armées sont l'instrument de la résilience, parce qu'elles cultivent dans leur singularité la capacité à agir dans le chaos. On ne peut pas demander à l'ensemble des services publics d'être capables, au point où les armées doivent l'être, de fonctionner dans le chaos. Qu'ils soient capables de durcir leur fonctionnement pour prendre en compte le risque de crise, oui, mais pas au point où les armées ont le devoir de le faire. Pour les armées, ce n'est pas une fonction stratégique, c'est constitutif de leur efficacité. Il faut rappeler qu'il n'y a pas de résilience des armées, et donc pas d'outil de résilience au profit de l'État, sans singularité militaire, dans toutes ses dimensions, organisationnelle, juridique…

Je suis très sensible au thème de la force morale et je pense que les armées ont là un rôle à jouer. Ce qui me frappe, c'est que l'on a été très loin dans la réaction à cette crise. Il faut que nous apprenions à vivre avec cette maladie ; la réaction de sidération que nous avons eue, que je ne critique pas car elle a sans doute permis d'éviter que la situation ne dégénère, ne pourra pas se reproduire. La capacité à vivre avec cette maladie, avec cette crise, à se durcir, repose pour une part importante sur la force morale. La question que je me pose, c'est de quelle façon les armées peuvent être aussi, et même principalement, des inspiratrices de cette force morale pour la nation. Dans son discours sur la nation, Ernest Renan dit que la souffrance en commun unit plus que la joie et que les deuils valent mieux que les triomphes, car ils imposent des devoirs, ils commandent l'effort en commun – je pense que c'est très vrai.

Les réserves dont je parle pour Sentinelle sont placées dans les régiments. D'active ou de réserve, elles sont capables de renforcer très vite l'opération selon une logique zonale et s'appuyant sur l'organisation territoriale interarmées de défense (OTIAD). Les forces déjà engagées dans Sentinelle pourraient, du coup, être réduites à un niveau d'étiage plus faible.

La question s'est posée du recours aux réserves pendant la crise du covid, car nous avions, je pense, trop sévèrement réduit les ressources du titre 2 qui devaient leur être consacrées. Il faut réfléchir sur les réserves selon deux modes : une réserve groupée, sous la forme d'une section de combat – le régiment de réserve de l'Île-de-France, 24e régiment d'infanterie, était présent sur les Champs-Élysées avant-hier –, et des réservistes individuels ayant des compétences spécifiques dont nous avons besoin pour faire fonctionner un état-major et dont la crise a prouvé la nécessité pour apporter à des organisations comme les agences régionales de santé (ARS) des compétences de logistique et de gestion de stocks.

Enfin, je suis d'accord avec vous, Monsieur Chassaigne, s'agissant de la singularité militaire. Sur ce sujet, j'ai également publié en 2009 dans la revue Inflexions un article intitulé « Pour une culture armée », je vous invite à le lire.

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