Intervention de Général François Lecointre

Réunion du jeudi 15 octobre 2020 à 9h00
Commission de la défense nationale et des forces armées

Général François Lecointre, chef d'état-major des armées :

Monsieur Jacques, les outils d'aide à la décision sont de plus en plus utiles : nous avons ainsi recours à l'IA lorsque nous utilisons nos forces en opération et que nous devons prendre des décisions de plus en plus rapides face à la menace adverse.

L'une des façons d'éviter la contrainte qui porte sur la décision et sur le raccourcissement du cycle décisionnel est d'être capable de voir plus loin et d'anticiper davantage : c'est ce que nous faisons.

Ainsi, les radars de nos avions voient de plus en plus loin des objets de plus en plus petits et de plus en plus furtifs. Nous développons également des missiles qui peuvent être tirés de plus en plus loin et dont les trajectoires sont de moins en moins prévisibles grâce à des profils ou à des silhouettes qui les rendent de moins en moins perceptibles.

Si ce travail se poursuit, nous ignorons quand il prendra fin, le travail prospectif que nous menons sur les systèmes d'armes des années 2040 et au-delà porte quasi systématiquement sur la furtivité ou la vitesse. Il s'agira toujours d'une course, pour ne pas dire une fuite en avant, que nous ne pourrons pas ne pas conduire pour les armées françaises.

Le recours à l'IA pour prendre une décision, au-delà du fait qu'il intervient de plus en plus de façon native, spontanée et naturelle, s'imposera à l'ensemble de nos systèmes d'armes. En témoigne d'ailleurs le système SCORPION : il s'agit par un partage instantané de la situation opérationnelle et tactique, par une transmission de données extrêmement puissante et rapide, par une capacité de décision pour partie automatisée, de désigner le vecteur portant l'effecteur le plus apte à produire un effet contrôlé sur la cible décidée. En réalité, tous nos programmes, et pas seulement pour nos avions ou nos bâtiments de guerre mais également pour nos systèmes terrestres, intégreront de façon native les moyens d'accélérer la décision et de la rendre la plus simple.

Parce qu'elle vient de toujours plus loin, à des vitesses qui ne cessent de s'accélérer et avec une imprévisibilité de plus en plus forte, celle-ci nous oblige en effet soit à l'anticiper, soit à réagir extrêmement rapidement.

Il faut cependant garantir, c'est essentiel, que l'homme reste dans la boucle, et ce même si nous accélérons les moyens de traiter l'information et si nous donnons le plus rapidement possible au décideur militaire des capacités d'analyse de la situation et d'engagement des moyens militaires. Toutes les armées modernes sont confrontées à cette question éthique, qui fait l'objet d'un travail confié par Mme la ministre à M. Bernard Pêcheur, président du comité d'éthique du ministère, qui a été installé l'an dernier.

Ce comité travaille actuellement sur les systèmes d'armes automatisées qui permettent précisément d'avoir une boucle très courte d'action-réaction ou de réaction-action.

Le sujet est donc pris en compte car nous introduisons nativement de l'IA dans l'évolution de nos programmes d'armement. Nous le faisons à ce stade principalement au travers de l'analyse des données, domaine dans lequel la Direction du renseignement militaire (DRM) gère des programmes importants.

Nous l'étendrons également le recours à l'IA afin de permettre, une fois la décision prise, le déclenchement de l'action la plus rapide possible, celui-ci se répartissant sur un ensemble de plateformes complexes interconnectées.

Monsieur de la Verpillière, votre question nous interpelle tous, en réalité : sommes-nous capables, en tant que société, d'anticiper suffisamment l'évolution d'une menace et de décider à temps d'une remontée en puissance de nos moyens militaires et des moyens de la contrer ?

Je suis attaché aux exemples historiques : en 1914, le haut commandement militaire savait qu'il ne disposerait que d'un délai très court pour la mobilisation générale, le politique la considérant à l'époque comme la marque d'une volonté belliciste qui ferait, dans le cadre d'une confrontation avec l'Allemagne, reporter la charge de la déclaration de guerre sur la France.

Sachant la mobilisation générale très tardive, le même haut commandement militaire, et notamment le maréchal Joffre, avait donc anticipé les moyens d'un regroupement et d'un engagement très rapides des régiments à former sur le front.

L'histoire a également montré la difficulté de faire monter en puissance l'armée française dans l'entre-deux-guerres et une décision sans doute tardive de se lancer dans une industrie et une économie de guerre pour faire face à un ennemi qui, pourtant, était bien visible.

Nous nous heurtons de nos jours à la même difficulté : comment pouvons-nous anticiper une dégradation ­des conditions géopolitiques mondiales tracées à grands traits dans la revue stratégique rendue en 2017 au Président de la République ?

Une telle dégradation s'accélère indéniablement et, tout en se confirmant, dessine une nouvelle zone de conflits qui se rapproche de l'Europe, qu'il s'agisse de la Méditerranée orientale et centrale ou des tensions naissantes en Europe entre l'OTAN et la Russie.

Il s'agit d'un sujet de réflexion politique tant pour les députés que pour le haut commandement militaire français qui saisit des occasions de micro-aménagements, dans des domaines qui nous paraissent émerger très rapidement et qui ont des traductions immédiates sur les champs de bataille, afin d'être capable de développer des capacités nouvelles dont nous n'avions pas anticipé le besoin au moment de la LPM, comme la cyberdéfense, la cyberoffensive, la lutte informationnelle et le spatial.

Au-delà d'une décision de nature politique et d'une prise de conscience de toute la nation – et je suis bien conscient que les choix sont difficiles –, il nous faut mesurer la capacité des armées à monter en puissance, car il n'est pas possible d'augmenter aussi rapidement que nous le souhaiterions l'effort de défense.

Nous sommes passés d'un peu plus de 32 milliards d'euros en 2017 à plus de 39 milliards d'euros au titre de la loi de finances de 2021 : il faut être capable d'engager ces crédits, de disposer d'un système industriel ayant la capacité de produire les équipements nécessaires ainsi que des ressources humaines formées, recrutées et entraînées pour les mettre en œuvre.

Tout cela prend du temps, l'effort que nous déployons aujourd'hui est important et à la portée des armées. Outre cet effort de la Nation, la mise en ordre de marche de la totalité du ministère, de la DGA, des grands subordonnés du ministre et de l'ensemble des armées, en vue de réaliser cette montée en puissance est en cours.

Cela renvoie à la question de M. Lachaud : aujourd'hui, il faut anticiper, s'agissant notamment des appareils industriels, si nous voulons respecter les marches à 3 milliards d'euros fixées par le projet de loi de programmation militaire de 2023 à 2025.

Serions-nous capables aujourd'hui d'accélérer notre montée en puissance ? Si je n'en suis pas absolument certain, ce vrai sujet, tout à fait passionnant, n'est pas sans rappeler les inquiétudes récurrentes exprimées par des fonctionnaires de Bercy sur le risque de rigidification de la dépense.

Il faut savoir ce que l'on veut et comment on procède.

Autant les armées et la dépense de défense peinent à s'accoutumer aux à-coups décisionnels et aux retours en arrière, autant une accélération brutale, décidée sous la pression des événements, est, en réalité, impossible. Si cela peut nous inquiéter, il faut surtout être très attentifs à l'évolution du monde et à la nécessaire anticipation des décisions de nature politique.

S'agissant de la stratégie énergétique de défense, Mme Poueyto a notamment évoqué l'emploi de l'énergie verte au combat. Mme Darrieussecq mène sur le territoire national un programme très ambitieux d'engagement des armées et de réalisation de moyens de production d'énergie renouvelable sur les emprises militaires.

Je suis très engagé et très allant sur ce sujet : nous sommes bien évidemment en appui de son action.

Nous sommes également très attentifs à la préservation des espaces de préparation opérationnelle des armées, la capacité de production d'énergie renouvelable sur nos terrains militaires, notamment les panneaux solaires, limitant lesdits espaces, pourtant indispensables.

Nous traitons ce sujet ancien depuis déjà très longtemps déjà : ainsi nous réduisons progressivement la capacité de nos forces aériennes et de nos hélicoptères à s'entraîner, dans des espaces de plus en plus occupés par des champs d'éoliennes. Je souhaite qu'il soit suivi avec une grande attention par les parlementaires de la commission de la défense.

S'agissant de la nécessaire prise en compte de l'énergie verte en opérations, des travaux de recherche et développement ont été engagés sur la propulsion du char du futur et sur le moteur de l'avion de combat du futur, afin qu'ils intègrent l'hybridation de consommation.

Certains projets portent spécifiquement sur l'énergie : je pense à l'étude technico-opérationnelle ENERTOP lancée en juillet 2020 qui porte sur les alternatives énergétiques aux plateformes terrestres.

Vous avez cité, Madame Poueyto, le système FELIN. Nous sommes confrontés à une évolution délicate, car il faut tout à la fois disposer d'une capacité de production d'énergie et respecter des enjeux environnementaux en utilisant des équipements toujours plus consommateurs d'énergie. Au-delà de ce système, en réalité tous nos systèmes d'armes consomment de plus en plus d'énergie.

Les armées jouent le rôle de précurseur dans ce domaine parce qu'elles subissent la double contrainte de cette consommation d'énergie croissante, sans laquelle elles ne disposeraient pas de supériorité opérationnelle, et de la nécessaire autonomie dans l'action, afin de ne pas avoir un train logistique trop lourd qui limiterait notre mobilité tactique ou stratégique.

Cela nous pousse donc à chercher des moyens très innovants de production d'énergie solaire, de limitation de la consommation d'énergie ou encore d'accumulation d'énergie. Nous sommes très impliqués sur ces sujets car il s'agit d'une nécessité opérationnelle : nous poursuivrons donc des études de recherche et développement ambitieuses.

Monsieur Larsonneur, vous m'avez posé une question assez technique sur les viseurs et les turbomachines du char Leclerc à laquelle, je n'ai, je dois l'avouer, pas de réponse.

Si des éléments précis vous seront communiqués par écrit, le programme de modernisation de cet engin est effectivement en cours et s'étalera jusqu'en 2040. Nous ne renonçons pas à ce char de bataille qui reste une plateforme centrale du système SCORPION, même si ce dernier répartit par ailleurs les capacités d'acquisition et de traitement d'une cible ennemie entre diverses plateformes.

Pour autant, le char de bataille reste un élément majeur et continuera de l'être : nous ferons donc l'effort de le maintenir.

L'un des projets structurants est le Main Ground Combat System, le char de bataille du futur représentant forcément l'un des projets majeurs de la coopération franco-allemande, qui fédérera autour de lui un certain nombre de partenaires européens importants.

La vraie difficulté aujourd'hui, de mon point de vue, n'est pas la modernisation du char Leclerc, mais la capacité à garantir une disponibilité technico-opérationnelle et un nombre d'heures d'utilisation annuelle garantissant la formation des équipages à un bon niveau.

M. Lachaud, vous avez employé le terme de propagande à propos du service national universel. Or il n'y a pas de propagande, mais de l'information.

Il existe un engagement fort des armées à faire fonctionner ce projet du service national universel (SNU), qui est l'expression d'une volonté présidentielle, malgré la crise sanitaire et tout en étant attentif à ne pas consommer une part trop importante de leurs moyens alors qu'elles doivent être tout entières consacrées à la reconstruction de notre modèle et à la défense de nos intérêts dans le monde, en particulier dans les opérations dans lesquelles nous sommes engagés.

La deuxième phase d'expérimentation du SNU prévue cette année a été annulée pour cause de Covid-19. S'il avait été envisagé de relancer une expérimentation à la rentrée de septembre, un tel calendrier n'a pas été retenu : les armées n'ont donc pas été engagées dans la phase 1 du SNU.

Pour autant, nous avons proposé un certain nombre de stages pour sa phase 2 : les armées s'étaient donc mises en ordre de marche en vue de proposer des engagements portant sur les régiments, les bâtiments et les bases aériennes. Si je ne dispose pas des chiffres exacts, ces stages n'ont pas dû coûter cher aux armées.

S'agissant du reste à payer, s'il tient pour une large part à la rigidification de la dépense et si nous nous sommes néanmoins engagés à le diminuer, il reste pour une bonne part incompressible : il est en effet impossible de descendre au-dessous de 12 %, pour la simple raison que les engagements et les crédits de paiement qu'ils génèrent ne peuvent pas être payés sur une année calendaire, mais sont nécessairement reportés d'un mois sur l'année suivante parce que le système de paiement de l'État ne permet pas de réduire sous un mois le paiement des crédits engagés.

Nous ne descendrons donc jamais, pour ces raisons structurelles, au-dessous de 12 % de reste à payer.

Aujourd'hui, nous remplissons les objectifs que nous nous sommes fixés en la matière, puisque nous nous situerons à la fin de l'annuité de 2020 au niveau de 15 %, soit 3,8 milliards d'euros, conformément à la courbe que nous avons prévu de respecter dans le cadre de la LPM.

Il est prévu de poursuivre cette baisse en 2021 pour atteindre 14 % de reste à payer, avec un objectif d'atteinte du niveau incompressible en 2025, et un passage à 12 % en 2022 : je ne nourris donc pas d'inquiétude à ce sujet.

Monsieur Chassaigne, je dois vous avouer ne pas avoir réellement de vision concernant les répercussions du Brexit sur les accords de Lancaster House. Les incertitudes sont, il est vrai, de plus en plus nombreuses dans la mesure où nous ignorons comment aboutira ce processus, qui suscite une incertitude amplifiée par la crise de la Covid-19.

Nous avons néanmoins atteint nos objectifs s'agissant des principaux projets opérationnels. La CJEF – combined joint expeditionary force, force expéditionnaire commune interarmées – a ainsi atteint sa full operation capability cette année.

Nous avons en outre densifié le réseau d'échanges d'officiers et notre coopération opérationnelle, des Britanniques étant clairement engagés à nos côtés en opérations extérieures, en particulier au Sahel.

Notre coopération dans le domaine nucléaire est en outre assez importante. Dans le domaine capacitaire, des projets continuent à être conduits en coopération : je pense notamment au futur missile de croisière anti-navire, au projet de lutte contre les mines marines ainsi qu'au partage de briques capacitaires technologiques du projet de système de combat aérien futur portant notamment sur la furtivité.

La volonté du haut commandement militaire, côté français comme côté britannique, demeure inentamée.

Vous évoquiez par ailleurs la question importante des petits équipements. Votre rapport, qui me paraît intéressant et cohérent, propose des pistes dont une bonne partie peut être suivie.

Il présente l'avantage de la lucidité, c'est-à-dire qu'il ne fait pas trop la part à ce travers récurrent de tous les soldats du monde, et du soldat français en particulier, de vouloir toujours, parce que l'herbe du pré voisin est toujours plus verte, un nouvel équipement qu'un industriel s'empresse généralement de lui proposer afin de lui faire dépenser de l'argent.

Vos propositions sont intéressantes et nous les étudierons car, à l'évidence, il s'agit d'un sujet sur lequel nous pouvons continuer à progresser.

En ce qui concerne l'internalisation de la fonction cyber, qui est une fonction essentielle, la question est de savoir si nous sommes réellement à un niveau suffisant pour l'envisager. Il s'agit en effet d'un besoin émergent qui nous conduit à opérer des aménagements en cours de déroulement de la LPM.

Bénéficier de cent nouveaux postes en 2021 est déjà bien. En outre, la hausse des effectifs prévue par la LPM est bien plus importante puisque nous devrions compter quelque 4 000 postes supplémentaires, dont un millier consacré à la fonction cyber.

Une telle évolution renvoie à la capacité réelle de montée en puissance d'un système militaire et à la réalité de la difficulté à laquelle nous sommes confrontés du recrutement d'une ressource de bon niveau que nous devrons par ailleurs former en complément de la formation civile, et que nous allons devoir fidéliser.

Recruter cent cyber-opérateurs sur une annuité est déjà en soi une performance.

Je n'éprouve pas d'inquiétude particulière à ce sujet, car nous produisons l'effort maximal en termes de ressources humaines, de formation, de fidélisation et de capacité d'investissement, avec des industriels qui répondent à nos sollicitations. Vous avez évoqué le fonds Definvest qui, à hauteur d'une centaine de millions, me paraît aujourd'hui suffisamment doté.

Monsieur Lachaud, les missions d'intérêt général du SNU ont permis de planifier les opérations prévues dans les services entre juillet 2020 et juillet 2021 : nous poursuivons donc le travail qui a été prévu, à un coût raisonnable pour les armées.

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