Intervention de Général François Lecointre

Réunion du jeudi 15 octobre 2020 à 9h00
Commission de la défense nationale et des forces armées

Général François Lecointre, chef d'état-major des armées :

Madame Mauborgne, vous m'avez interrogé sur la préparation opérationnelle de l'armée de Terre, en évoquant son niveau insuffisant, soit 56 % de l'objectif fixé pour la fin de la LPM.

Globalement, nous sommes en phase avec les objectifs fixés dans son cadre, avec une montée en puissance progressive visant en fin de processus 100 % de normes d'entraînement de nos soldats avec leur matériel majeur. L'idée est, par exemple, d'avoir 130 heures d'entraînement par homme avec le véhicule blindé de combat d'infanterie.

Plusieurs considérations : premièrement, il faut être capable de faire de l'entraînement de grandes unités, permettant de monter tant le niveau d'exigence de l'armée de Terre que sa capacité à s'engager dans des conflits de haute intensité.

La réalité est que l'on confond souvent l'intensité du combat de petites unités, qui peut être très forte, et celle du combat de grande intensité de niveaux opérationnels engageant de grandes unités.

C'est ce qui nous manque aujourd'hui et qui entraîne une perte de capacités et de compétences de l'armée de Terre, à laquelle le général Burkhard a prévu de remédier en relançant des exercices au niveau des divisions mobilisant l'ensemble des grandes unités et ainsi que des fonctions de commandement avec des états-majors importants et des fonctions de logistique et de circulation très complexes.

Le poids de l'opération Sentinelle nous gêne-t-il ?

Honnêtement, je ne le pense pas, et ce d'autant moins que nous avons mis à profit l'opération Résilience pour diminuer une partie des effectifs qui y sont engagés de façon permanente, en plein accord avec les autorités préfectorales zonales et en remplaçant cet engagement permanent, sorte de droit de tirage systématique des autorités préfectorales, par une garantie de réactivité des moyens Sentinelle, notamment des forces de l'armée de Terre qui restent en alerte et peuvent être engagées dans de très brefs délais au profit des autorités du ministère de l'intérieur.

À ce jour, nous avons donc diminué au moins d'un tiers les effectifs engagés dans Sentinelle, et nous réglementerons cette évolution du dispositif pour la graver dans le marbre, ce qui libérera d'autant plus de moyens pour que l'armée de Terre puisse, sans perdre en efficacité, se consacrer à sa préparation opérationnelle.

Monsieur Lejeune, vous m'avez posé la question du retour de la masse versus la forte ambition technologique. Cette question méritera d'être reposée à l'horizon 2030.

La LPM actuelle est une loi de réparation et de consolidation, la suivante sera une loi de modernisation et d'ambition, qui doit nous permettre d'atteindre l'ambition opérationnelle 2030.

Cette dernière exige de tenir la situation opérationnelle actuelle de référence tout en étant capable, en faisant quelques bascules d'efforts, de participer à un engagement majeur conduit en coalition et dans lequel nous serions capables de déployer une division avec deux brigades, une vingtaine de milliers d'hommes, un groupe aéronaval, deux groupes amphibies, trois bases aériennes projetables ainsi que le nombre de chasseurs correspondants.

Si nous poursuivons l'effort prévu, nous atteindrons cette capacité, dotés des niveaux de technologie et de masse prévus, en 2030. La même ambition prévoit en outre une montée en puissance de six mois avant un engagement à cette hauteur, lui-même d'une durée de six mois.

La question est de savoir ce qu'il en sera après, car nous devrons, une fois ces efforts technologiques accomplis, être capable de réaliser une montée en gamme et en masse.

Posons‑nous la question dès à présent et sachons anticiper ce que cela impliquerait en matière d'évolution des appareils industriels et de capacité à recruter des armées : l'état-major des Armées conduit une telle réflexion prospective, qui n'a pas vocation à être étalée sur la place publique.

Monsieur Le Gac, je suis d'accord avec vous : le domaine maritime est un domaine de conflictualité qui évolue très vite. Nous ne pouvions ainsi imaginer il y a encore quinze ans que s'ouvriraient devant nous des perspectives de batailles navales, de contrôle de la piraterie, des flux maritimes et des détroits, aussi urgentes et aussi importantes.

Je suis d'ailleurs frappé par l'évolution très forte de la vision portée par les spécialistes de la guerre navale. Lorsque j'étais jeune lieutenant-colonel, les spécialistes du concept d'action navale et de la doctrine d'action maritime développaient leur réflexion autour de l'action de la mer vers la terre.

Il fallait être capable d'agir par des allers-retours très rapides, en restant basé dans les eaux internationales, en approchant de la côte le plus vite possible, pour y rester le moins longtemps possible. Ils tiraient argument du fait que plus de 50 % de la population mondiale vivait à moins de cent kilomètres des côtes : c'était donc là qu'allaient se dérouler les conflits du futur.

Étaient même développés des concepts de bases navales déployables, installées à partir de plateformes équivalentes aux plateformes pétrolières, assemblées les unes aux autres et permettant de déployer des divisions entières en mer à proximité d'une zone d'intervention.

En vingt ans, les points de vue ont complètement changé, même si les missiles de croisière navals que nous avons mis en œuvre à l'occasion de l'opération Hamilton sont une conséquence directe de ces réflexions, tout comme les missiles de croisière qui équiperont demain les sous-marins nucléaires d'attaque de la classe Barracuda.

Il est très intéressant, à cet égard, de voir l'évolution de la réflexion conduite par les Américains qui ont, il y a une dizaine de jours, publié des textes sur leur doctrine maritime ainsi que sur les efforts d'investissement à faire dans ce domaine.

La marine américaine exprime désormais la nécessité de se redoter de grands bâtiments et de frégates de premier rang en plus grand nombre, alors qu'elle avait longtemps imaginé qu'elle pourrait former des plateformes sous forme de drones. Prenant acte de la conflictualité croissante dans le domaine maritime, elle écarte par ailleurs complètement désormais la possibilité de lancer des interventions de la mer vers la terre aussi ambitieuses que celles que nous envisagions il y a vingt ans.

Nous suivons cette évolution tout en veillant aux équilibres à préserver entre les capacités d'action maritime que nous continuons d'augmenter et les capacités d'action sur terre, dans les airs et dans l'espace exoatmosphérique.

Je ne vois donc pas de raison aujourd'hui de revoir fondamentalement les équilibres que nous atteindrons à l'issue de la LPM qui succédera à l'actuelle loi de programmation actuelle, en 2030.

Monsieur le député Michel-Kleisbauer, une revue stratégique intermédiaire visant à faire face à l'évolution des menaces comme les combats en localité relève plus de la responsabilité de l'armée de Terre et de ses bureaux de doctrine, leur réflexion étant ensuite intégrée aux travaux du Centre interarmées de concepts, de doctrines et d'expérimentations (CICDE), même s'il ne s'agit pas à proprement parler, aujourd'hui, de révision stratégique car la revue stratégique brosse un tableau plus large, géopolitique, et traite de plus grandes masses.

Cela étant, oui, l'infanterie devra se montrer de plus en plus capable d'agir par petits groupes pour aller maîtriser des espaces urbains dans lesquels continuera de se dérouler une partie essentielle des confrontations, même si les opérations que nous conduisons aujourd'hui au Sahel nous amènent assez peu à être engagés dans de tels espaces.

Pour autant, la bataille de Mossoul comme les combats de Deir ez-Zor ont été l'occasion d'engager des moyens importants en localité : les enseignements des engagements dans ces deux villes, en particulier celui de nos forces spéciales ou de notre artillerie, sont complémentaires de ce que vous évoquiez concernant l'infanterie.

Ainsi, le Camion équipé d'un système d'artillerie (CAESAR), équipé d'un canon de 155 millimètres d'une très grande précision, ne peut être employé en milieu urbain tout en respectant le droit de la guerre et les impératifs des organisations humanitaires.

C'est la raison pour laquelle, lors de la fin de la campagne en Irak, si nos canons ont été considérablement employés dans les combats qui précédaient, qui encadraient et permettaient de cloisonner l'ennemi avant d'arriver dans des zones en localité, ils l'ont été très peu, voire pas du tout en localité, en appui des forces américaines. Les Américains disposaient en effet d'obus guidés par GPS offrant une grande précision et évitant les dégâts collatéraux.

De telles réflexions sont donc conduites de façon constante, pas seulement à l'occasion d'une révision à échéance précise de notre revue stratégique, et elles intègrent d'autres domaines que la simple infanterie. Elles sont, en tout cas, intéressantes et l'armée de Terre sera tout à fait disposée à les partager avec vous.

Monsieur Corbière, je n'ai malheureusement pas très bien entendu votre question sur le PCRL, sur lequel vous m'aviez déjà interpellé et qui a, s'agissant de l'Afghanistan, beaucoup occupé nos parlementaires ainsi que certaines organisations humanitaires françaises. Les armées ont une obligation morale envers lui et ne l'ont pas abandonné.

Ce sujet a été traité : les structures qui avaient été mises en œuvre – et avec lesquelles j'avais travaillé à l'époque, en tant que chef du cabinet militaire du Premier ministre, en vue de créer une délégation interministérielle pour l'accueil et l'intégration des réfugiés – ont permis d'accueillir sur le territoire français 768 personnes. Les engagements de la France en matière militaire vis-à-vis de ces personnels civils de recrutement local ont donc été respectés.

Je m'étais engagé à faire réaliser un recensement très précis et très complet de la situation de notre PCRL actuel dans nos opérations, en particulier dans l'opération Barkhane, pour laquelle nous employons beaucoup de personnel de ce statut. Ce personnel est au demeurant absolument indispensable, car d'une part former spécifiquement des militaires à ces tâches qui peuvent être externalisées coûterait bien plus cher à la France, et d'autre part cette externalisation profite à l'économie locale des pays dans lesquels nous sommes engagés et participe ainsi de l'acceptabilité de la présence des forces françaises.

Ce travail a été fait et nous avons également rédigé une doctrine interarmées de recrutement et de suivi de ce personnel, que nous sommes en voie de partager en interministériel, avec les services du quai d'Orsay notamment, pour voir ce qui peut être fait en matière de suivi à l'international du PCRL.

J'en viens au surcoût de Barkhane, et en particulier de son surge de 600 hommes, à propos duquel Mme Serre m'a interrogé : le surcoût OPEX lié à Barkhane s'élève à 911 millions d'euros. La part du surge représente environ 10 % de ce montant, en raison notamment de l'entretien programmé du matériel, à hauteur d'une trentaine de millions d'euros.

Même si le Président de la République décidait demain de la fin du surge de Barkhane, nous devrions poursuivre un tel effort car une autre partie de ce surcoût est liée à la mise sur pied de la force européenne Takuba, dont il est évidemment hors de question de nous désengager puisque nous y entraînons nos partenaires européens.

Je n'ai pas compris le sens de la question de Mme Trastour-Isnart à propos de la nécessaire amélioration de l'équité en matière de conditions de vie des militaires.

Je suis extrêmement attaché à la condition militaire de manière générale – et en particulier à celle de nos colonels et jeunes officiers généraux, pour lesquels le décalage professionnel et social avec le niveau équivalent du reste de la société française est le plus criant – qui est une préoccupation constante de tous les chefs militaires.

De manière générale, aujourd'hui, il faut que nous fassions des efforts en la matière.

Si Mme Trastour-Isnart veut parler de l'équité entre la société civile et la société militaire, je ne peux que lui donner raison : tous les rapports du Haut comité d'évaluation de la condition militaire (HCECM) mettent en évidence un décalage très clair – de l'ordre de 30 % pour les colonels et pour les officiers généraux – entre le niveau de vie et de revenu d'un ménage dont le référent est un militaire et celui dont le référent est un fonctionnaire civil, à niveau équivalent de responsabilité, de grades et de qualification.

Nous savons pertinemment que cela est lié à la mobilité qui contraint évidemment l'emploi du conjoint et l'accès à la propriété tout autant qu'elle perturbe la scolarité des enfants.

J'ai évoqué tout à l'heure la nouvelle politique de rémunération des militaires et l'instauration de la prime de mobilité : en tout état de cause, il n'y a pas de bonne armée sans soldats qui se sentent heureux du sort qui leur est réservé et qui n'ont pas peur de faire supporter à leur famille, au-delà de la difficulté qu'induisent les séparations, l'engagement au combat de leur conjoint, des conditions d'inconfort ou de relative pauvreté strictement liées aux contraintes de l'état militaire.

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