Intervention de le général Marc Conruyt

Réunion du mercredi 25 novembre 2020 à 9h30
Commission de la défense nationale et des forces armées

le général Marc Conruyt, commandant de la force Barkhane :

Madame la présidente, au nom de mes soldats, merci de vos paroles.

Mesdames et Messieurs les députés, je vous remercie de m'offrir la possibilité de m'exprimer devant la représentation nationale en qualité de commandant de la Force Barkhane. J'ai eu le plaisir d'accueillir très récemment plusieurs d'entre vous sur le théâtre d'opérations, dans le cadre de la mission d'information sur l'opération Barkhane. Il est important pour moi de témoigner devant votre commission de la réalité et du sens de cet engagement majeur des armées françaises.

J'ai pris mes fonctions cet été. Je tiens avant tout à saluer la mémoire de nos soldats tombés au Sahel. Depuis cette date, ils sont au nombre de quatre, autant de témoins de la dureté de l'engagement que nous menons. Puisque nous sommes le 25 novembre, je souhaiterais rendre hommage à nos treize frères d'armes morts pour la France, il y a un an, lors des combats de la vallée d'Eranga.

Le sommet de Pau a permis un sursaut, le 13 janvier dernier. Sursaut militaire, d'abord, qui s'est incarné par les renforts dont a bénéficié Barkhane et qui a permis de porter un coup sévère à l'ennemi alors désigné comme prioritaire par le Président de la République, à savoir le groupe « État islamique dans le grand Sahara » (EIGS). Sursaut politique, ensuite, dans la mesure où le lancement de la coalition pour le Sahel a donné un cadre intégré et international à notre effort, à la hauteur des ambitions de notre pays dans ce voisinage géographiquement si proche et stratégiquement si important pour nous.

Dans mon propos liminaire, je souhaiterais apporter un éclairage de niveau opératif sur Barkhane qui, depuis son déclenchement, ne cesse de se réinventer et, aujourd'hui encore, évolue profondément. Il n'y a pas deux mandats Barkhane similaires. La raison en est simple : l'ennemi a sa propre volonté, sa stratégie, le contexte évolue, l'environnement change. Nous faisons face au Sahel à un enchevêtrement de crises et de conflits dont on souligne à juste titre les racines complexes, mais dont on voudrait parfois que la réponse à y apporter soit simple et rapide. Ma conviction est que notre stratégie est cohérente et que ses objectifs sont atteignables. Mon constat est que sa mise en œuvre reste soumise aux circonstances, à l'art opératif, au jeu politique, à l'expertise tactique même et à la détermination des moyens que nous y consacrons. Ce sont ces paramètres, cette tension, ces dilemmes parfois, que je souhaite vous exposer.

Quels constats faire sur ces premiers mois ?

Premièrement, nous faisons face à un ennemi qui évolue. Au terme des opérations récentes, dont l'opération Bourrasque, en octobre, l'État islamique dans le grand Sahara a été affaibli dans le Liptako malo-nigérien, même s'il convient de garder une forme de prudence sur l'évaluation que nous faisons de cet ennemi. Si celui-ci conserve une capacité de nuisance et de régénération, il semble davantage à la portée des forces partenaires sahéliennes. Ses capacités actuelles ne lui permettent plus d'envisager la prise de postes avancés comme en 2019. S'il cherche toujours à se développer, c'est plus lentement, en reconstituant ses réseaux de racket et en visant les cadres de l'État ou les chefs locaux pour prendre l'ascendant sur les populations.

Dans le même temps, le rassemblement pour la victoire de l'islam et des musulmans (RVIM), nébuleuse de plusieurs groupes liés à Al-Qaïda, étend son influence, consolide son organisation et gagne en confiance. C'est à ce jour l'ennemi le plus dangereux pour la Force Barkhane, pour les forces internationales et pour le Mali. Non seulement il déstabilise les périphéries du nord du Mali, mais il a en outre porté la guerre au centre, qui est le cœur économique et le bassin de population du pays. À partir de là, il cherche à progresser vers le bassin côtier de l'Afrique de l'Ouest. Soyons clairs : cet ennemi nous cible au Sahel et le ferait probablement en France s'il en avait l'occasion. Cet ennemi est rusé, agile, capable à la fois d'une vision et de coups tactiques. Il dispose de compétences critiques et d'une expérience acquise sur le long cours. Prospérant sur la misère, l'endoctrinement, l'absence d'alternative sociale ou économique, de manière plus insidieuse et patiente que l'EIGS, il cherche à établir son propre mode de gouvernement. Il s'appuie pour cela sur les tensions communautaires existantes en attirant à lui les exclus, les relégués, les menacés, bref, ceux que l'État ne peut protéger ou aider.

Face à l'EIGS et au RVIM, nos partenaires sahéliens doivent poursuivre et amplifier leurs progrès militaires, mais aussi consentir un effort supplémentaire, avec le soutien de la communauté internationale, en termes de sécurité intérieure, de retour de l'État et de développement économique. C'est à ces conditions qu'une solution pour les populations se dessinera et permettra de donner une autre alternative que le recrutement des mouvements terroristes.

Deuxièmement, le contexte lui aussi évolue. Cinq éléments récents ont influencé l'environnement de l'opération Barkhane ces derniers mois.

Le premier est l'attaque de Kouré, au Niger, où six de nos ressortissants ont été assassinés. Cette attaque, que l'on attribue à un groupe lié à l'EIGS, a eu un double effet : en France, où elle a suscité dans l'opinion publique un débat légitime sur notre engagement, mais également au Niger, en ternissant les efforts que les autorités ont conduits et les résultats qu'elles ont obtenus depuis une année.

Le deuxième événement est la transition en cours au Mali, qui doit conduire à des élections générales au début de l'année 2022. Sur le plan opérationnel, cela n'a quasiment rien changé à notre coopération avec les forces armées maliennes (FAMa), qui est très bonne. La dynamique de notre relation avec la haute hiérarchie militaire qui a pris ses fonctions récemment offre même des opportunités nouvelles.

Le troisième événement est la libération des 204 prisonniers djihadistes, qui a suscité, là encore, des interrogations légitimes dans notre pays. Les déclarations du niveau stratégique et politique ont répondu à ces interrogations, qui sont restées limitées au sein de Barkhane et des familles de soldats. En ce qui me concerne, j'ai bien entendu un point d'attention particulier sur les conséquences sécuritaires.

Autre élément de contexte : la série d'élections dans la sous-région, dont le Burkina Faso, ce week-end. En tant que COMANFOR Barkhane, cela n'a pas diverti mes moyens, mais la plus grande vigilance reste de mise, car la sécurité de nos compatriotes peut être en jeu.

Enfin, le débat sur l'islam en France et ses répercussions à l'étranger n'est pas neutre pour une opération française qui se déroule dans des pays de religion et de culture musulmanes.

Quelle est la feuille de route de Barkhane ? Vous le savez, nos actions visent simultanément à réduire la capacité de nuisance des groupes terroristes et à renforcer les capacités des forces partenaires, de façon à mettre les premiers à la portée de celles-ci.

Il s'agit donc d'abord de mettre en échec l'ennemi en contrant sa stratégie. Il faut donc comprendre qui il est, quels sont ses objectifs, afin d'en désarticuler les différentes composantes et les traiter par les outils appropriés. Pour cela, notre manœuvre combine de multiples effets : neutraliser les cadres et les combattants ; perturber la coordination entre les katibas qui se renforcent par l'échange d'hommes, d'informations, d'équipements ; empêcher les bascules entre espaces sahariens et sahéliens, voire côtiers. Il faut aussi assécher les viviers de recrutement, désamorcer la dynamique d'exploitation des minorités qui alimentent le terrorisme.

Mais au-delà de ces actions directes ou indirectes sur l'ennemi, c'est bien des partenariats avec les forces armées africaines, nationales et internationales, que viendra la solution. L'action des forces et des organisations partenaires en appui direct de la montée en puissance de celles-ci, en premier lieu des FAMa, est à ce titre essentielle, car Barkhane ne peut pas faire cela seule.

Je souhaiterais donc maintenant explorer trois dimensions qui illustrent comment Barkhane soutient un écosystème stratégique varié.

La sahélisation d'abord, qui comprend deux volets : que nos partenaires occupent une part croissante, quantitativement et qualitativement, dans l'effort militaire global et qu'ils accroissent leur coordination entre eux, puisque le défi du terrorisme est transfrontalier.

L'opération Bourrasque est un exemple et a constitué un jalon important vers une victoire collective contre l'EIGS. En engageant près de 3 000 soldats, pour moitié de Barkhane, pour moitié des forces sahéliennes, comprenant notamment plus de 1 000 soldats nigériens, nous avons mis en œuvre une opération intégrée jusqu'aux plus bas échelons. Un poste de commandement avancé a été mis en place à Niamey, d'où des officiers français, nigériens, maliens, de la force conjointe du G5 Sahel ont planifié et conduit Bourrasque. Je souhaiterais également saluer la contribution américaine, moins connue, mais significative, dont l'intégration a encore franchi un cap.

De cette opération, je retiens plusieurs enseignements.

D'abord, l'importance pour Barkhane de développer la plus grande agilité tactique et interarmées, au sol et dans les airs ; la vitesse et la surprise, gages de supériorité ; et l'efficacité du caractère multi milieux de nos opérations, qui permet de synchroniser les différents effets que nous sommes capables de produire.

Ensuite, la complémentarité des avantages entre partenaires, à travers la combinaison de nos capacités cinétiques et technologiques avec la mobilité et la connaissance de terrain des armées sahéliennes : nos soldats ont pu vérifier sur le terrain que ce partenariat de combat était loin d'être à sens unique.

Enfin, le surcroît de force morale et de confiance au sein des forces partenaires, en particulier nigériennes, qui ouvre la voie à une réponse intégrée nationale pérenne.

Il nous faut reproduire cette dynamique avec nos autres partenaires. Les récents combats que nous avons menés avec les FAMa près de Boulikessi, dans le Gourma, à l'intensité égale de ceux d'Afghanistan, prouvent qu'eux aussi y sont prêts.

En parallèle, nous avons poursuivi notre effort visant à harmoniser les plans de campagne de chacun des pays du G5 Sahel, l'interopérabilité de leurs forces armées, bref, à garantir la cohérence opérative des efforts militaires au Sahel. Le Mali est un bon exemple de ce défi, puisque le pays réunit cinq forces : les FAMa, Barkhane, la MINUSMA, la mission de formation de l'Union européenne au Mali (EUTM) et la force conjointe du G5. Ces entités sont complémentaires et leur action permet à Barkhane de concentrer ses moyens sur ses objectifs opératifs.

Face à l'immensité des défis et sans cette complémentarité, je serais sans cesse sollicité au-delà de mes moyens. C'est donc une fonction importante et souvent méconnue de Barkhane que d'entraîner d'autres acteurs et de mettre en cohérence les différentes actions. Prenons l'exemple du maillage territorial de postes militaires avancés : pour les reconstruire, il faut que les intéressés établissent le besoin et les spécifications, que l'Union européenne trouve les financements, que la MINUSMA se charge des travaux et que Barkhane s'assure de la meilleure coordination de ceux-ci avec les opérations. Pour ce faire, nous nous appuyons sur notre réseau partenarial, composé d'éléments insérés dans les états-majors ou dans les unités de nos alliés, et que nous venons encore de densifier. Cette intégration nous est permise par une relation ancienne et de confiance avec des partenaires qui reconnaissent notre compétence et notre fidélité.

Après la sahélisation, le second aspect est l'européanisation qui est, en quelque sorte, le levier qui permet de démultiplier les effets produits par nos partenaires sahéliens, et, comme l'a récemment souligné votre commission, le témoignage du partage du fardeau.

En voici deux exemples importants.

Le premier task group de Takuba, composé de Français, d'Estoniens, et jumelé avec une unité malienne, a été engagé dans Bourrasque dans des zones difficiles du Liptako et a donné entière satisfaction. Il préfigure le modèle qui sera suivi au début de l'année prochaine par les contingents tchèque, suédois et italien. Ceux-ci donneront à Takuba son volume critique. Mais nous aurons besoin encore d'un à deux task groups, ainsi que de capacités rares essentielles.

Complémentaires à l'action de Barkhane, les missions de l'Union européenne au Sahel contribuent à renforcer les capacités de nos partenaires. C'est le cas d'EUTM qui, par ses actions de conseil, de formation, voire d'entraînement participe à la montée en puissance des armées sahéliennes et de la force conjointe du G5. Parce que les FAMa restent le centre de gravité de notre campagne au Sahel, EUTM doit toujours y consacrer l'essentiel de ses efforts.

Je dois aussi citer l'apport essentiel des hélicoptères danois et britanniques, totalement intégrés dans la force Barkhane.

Enfin, l'opération Barkhane s'inscrit dans le cadre d'une approche intégrée. Nous savons que la crise sahélienne nécessite la combinaison de trois actions : rétablir la sécurité, restaurer la bonne gouvernance et développer l'économie. Nous ne sommes que concourants dans les dimensions de stabilisation et de développement, mais la recherche de complémentarité est permanente car nécessaire. C'est le principe de la Coalition pour le Sahel lancée au printemps dernier. À mon niveau, je tire un bilan très positif du travail en commun que Barkhane conduit avec l'ensemble des acteurs français, notamment nos ambassades, les antennes locales de l'agence française de développement (AFD), les services de coopération et les autres acteurs internationaux.

Avant de conclure, je voudrais insister sur trois points.

D'abord, notre campagne militaire est cohérente et nous allons continuer à frapper tous les groupes terroristes indistinctement, tout en renforçant notre partenariat de combat avec les armées sahéliennes grâce à une intégration croissante.

Ensuite, mes moyens pour cela sont suffisants, mais il n'y a rien de superflu, et ma marge de manœuvre est ténue. J'en citerai deux exemples. Une section de soldats estoniens chargés de la force protection à Gao, cela peut paraître peu, mais cela permet par ricochet de compléter une compagnie française et de disposer d'un pion de manœuvre supplémentaire sur le terrain, pour conduire les opérations et accompagner nos partenaires. La même démonstration peut être faite pour les hélicoptères : je perdrai deux hélicoptères Merlin danois fin décembre, dont le mandat n'est pas renouvelé. Ce sera 20 % en moins de ma capacité d'héliportage, déjà juste suffisante.

Enfin, soyons clairs sur l'engagement des Européens : ce qui est fait l'est de manière excellente et fait la différence, mais c'est encore trop peu. Beaucoup pourraient faire davantage, notamment en soutien direct à Barkhane.

Pour conclure, j'exprimerai une interrogation. Que serait le Sahel sans notre engagement ? Il s'agit d'une démonstration difficile, mais je n'ai guère de doute sur la réponse. D'abord, Barkhane n'apporte certes qu'une partie de la réponse aux défis de la région, mais c'est une partie première et incontournable, car il y a, avant tout, un ennemi à défaire. Ensuite, cette contribution autorise d'autres acteurs, les pays du Sahel en premier lieu, à mettre en œuvre les processus politiques et les actions structurelles qui conditionnent une solution durable. Elle permet aussi que d'autres, issus d'Europe ou d'ailleurs, interviennent en supplément ou en complément de nos efforts. Enfin, même si la voie de sortie est avant tout politique, je reste convaincu que sans Barkhane, la question de la stabilité régionale serait posée à très court terme.

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