Intervention de Amiral Pierre Vandier

Réunion du mercredi 13 octobre 2021 à 9h10
Commission de la défense nationale et des forces armées

Amiral Pierre Vandier, chef d'état-major de la Marine :

Vous avez, madame la présidente, parfaitement souligné les défis et les enjeux auxquels la Marine doit faire face, sur toutes les mers où elle est présente. Pour ma part, je commencerai par un point sur le contexte géopolitique. Bien que nous soyons réunis pour évoquer le budget de la Marine nationale pour l'année 2022, il me semble important de mettre en perspective notre niveau d'ambition – celui que vous avez fixé – en tenant compte de la situation internationale, qui évolue très rapidement.

Mon analyse de la situation géopolitique n'a pas fondamentalement changé depuis ma dernière audition budgétaire, il y a un an. L'accélération de la trajectoire ne se dément pas : nous sommes en train de passer, violemment, de l'ordre au désordre international. Le récent accord de défense AUKUS, qui a mis fin au Future Submarine Program (FSP), a ouvert la voie à l'emploi futur par l'Australie de sous-marins à propulsion nucléaire. Cela contribue à l'aggravation générale de la confusion stratégique. C'est, de fait, un amer de plus qui disparaît dans la brume géopolitique internationale, laquelle se fait chaque jour un peu plus dense. Il y a quinze jours, j'ai dit à mon état-major, en guise de mot de rentrée, que le tempo géopolitique accélère et que nous devons nous garder d'apporter des réponses trop linéaires dans un monde qui évolue de façon exponentielle. Pour tenter de résoudre ce problème, nous devons, dans le cadre fixé par la modernisation des moyens, accélérer la préparation opérationnelle de la marine, pour qu'elle soit prête à affronter une compétition navale mondiale qui, au cours des dernières années, a singulièrement élevé le niveau de jeu.

La mer a donc, une fois de plus, attiré les projecteurs.

Premièrement, la crise sanitaire, qui sévit depuis bientôt deux ans, nous a fait prendre conscience de nos propres dépendances logistiques et d'une face cachée de la mondialisation. Elle a été particulièrement difficile à vivre pour les personnels de la Marine, dont les foyers ont dû supporter l'absence du conjoint ou de la conjointe. Cent cinquante élèves-officiers et les équipages de la mission Jeanne d'Arc ont ainsi dû endurer cinq mois de mer, avec seulement deux escales sur les dix initialement prévues.

Deuxièmement, l'obstruction du canal de Suez par l' Ever Given, pendant quelques jours, a souligné avec acuité la fragilité de nos flux maritimes et notre faible résilience en cas de perturbations majeures de ces derniers. Quinze méga porte-conteneurs transitent tous les jours par le canal de Suez, assurant le transport de 200 000 conteneurs. Disposés sur la route, ces conteneurs représenteraient, quotidiennement, une file de camions s'étendant de Brest à Berlin. L'incident de l' Ever Given a orienté l'attention sur la sensibilité du trafic maritime. Si l'on se réfère au Baltic Dry Index, le prix du conteneur a augmenté de 236 % entre novembre 2020 et août 2021. Un conteneur coûtait 2 000 euros il y a un an. Il en vaut 18 000 aujourd'hui.

Dernier épisode : l'AUKUS. Il démontre que la mer, espace commun à toute l'humanité, est devenue le lieu par excellence de la compétition, de la contestation, de l'affrontement – voire de la désunion – pour les États et les organisations qui souhaitent s'affirmer, parfois au mépris des accords et des alliances. Le triptyque « compétition, contestation, affrontement » est employé par le nouveau chef d'état-major des armées dans sa vision stratégique, pour définir les jeux de puissance actuels. Dorénavant, nous devons, tous les jours, sur toutes les mers, penser à ces différents degrés de conflictualité.

Ne perdons pas de vue la dissuasion nucléaire ; c'est d'ailleurs la raison pour laquelle j'ai tenu à vous montrer, en introduction, ce cliché d'un de nos sous-marins nucléaires lanceurs d'engins. On peut se féliciter que, en dépit de toutes les turpitudes, la posture de dissuasion ait été tenue sans discontinuité depuis cinquante ans. Elle maintient, dans ses composantes permanentes et de circonstance, un niveau de performance exceptionnel, qui nous tire vers le haut et nous préserve d'un affrontement classique de grande ampleur. Les « grandes guerres patriotiques » qu'ont connues nos parents et nos grands-parents n'auront plus lieu aujourd'hui, grâce à la dissuasion nucléaire.

Je rends hommage à tous nos marins qui, à terre comme en mer, même pendant la crise sanitaire, ont accompli leurs missions sans la moindre hésitation.

Dans cet environnement fortement perturbé et incertain, la Marine ne reste pas les bras ballants. Depuis mon audition devant vous en juin dernier, les opérations de coalition se sont poursuivies sur les différents théâtres que la marine doit couvrir, à commencer par les opérations de lutte anti-sous-marine en Atlantique Nord. Les Russes mènent des campagnes sous-marines par périodes, par « bouffées » puissantes, qui viennent tester la crédibilité du dispositif opérationnel occidental du Royaume-Uni, des États-Unis et de la France.

Pas moins de sept sous-marins russes nous ont occupés, avec nos alliés, pendant plus de six mois l'année dernière en Atlantique. Notre défi, c'est de gagner la guerre avant la guerre, en fermant les options militaires de nos compétiteurs.

J'en viens à l'opération Chammal. La situation en Méditerranée orientale semble plus calme qu'elle ne l'a été. Mais les différends ne sont pas réglés. Notre présence nous permet de surveiller le mouvement des divers acteurs dans cette zone hautement stratégique, située à deux encablures du canal de Suez, cordon ombilical du commerce européen. La mission Agénor, dans laquelle le Danemark joue un rôle important, est à la fois stratégique, en ce qu'elle contribue au positionnement des Européens face au nucléaire iranien – problème qui n'est toujours pas réglé –, et tactique, parce qu'elle nous permet de conserver une appréciation autonome des situations sur place, nécessaire à la compréhension des incidents réguliers et hybrides qui ont lieu dans la zone.

La mission Corymbe consiste à déployer des navires dans le golfe de Guinée. Dans le cadre de l'opération Corymbe 157, le Commandant Bouan, patrouilleur de haute mer (PHM), a participé à l'exercice naval européen EUROMARSEC 21.3, aux côtés de la frégate multi-missions (FREMM) italienne Rizzo et du patrouilleur espagnol Furor. L'objectif est de renforcer, dans le golfe de Guinée, la coopération et l'interopérabilité des différentes marines, et de contribuer au développement du logiciel YARIS, issu du processus de Yaoundé. Le prochain exercice African NEMO s'effectuera à partir de ce logiciel qui permet un partage d'informations entre centres opérationnels maritimes africains.

Dans le cadre de la mission Jeanne d'Arc, qui s'est déroulée du 18 février au 9 juillet 2021, le porte-hélicoptères amphibie (PHA) Tonnerre et la frégate légère furtive de type Lafayette (FLF) Surcouf ont été déployés de la Méditerranée à l'Asie-Pacifique. Cette mission s'est inscrite dans la stratégie de défense française en indo-pacifique, réaffirmant ainsi l'intérêt de la France pour cette zone. La mission comprenait des activités de coopération bilatérale avec les Japonais, les Américains, les Australiens et les Indiens, ainsi que des activités d'instruction au profit des élèves-officiers qui ont aujourd'hui intégré nos forces.

L'action de l'État en mer joue un rôle de sentinelle des conflits de demain. Les problématiques ont évolué : nous sommes passés de l'usage pacifique à l'usage conflictuel de la mer. En effet, on assiste à un développement considérable de pratiques illicites et à une contestation du droit qui ne sont pas sans lien avec les questions environnementales et le changement climatique.

Les opérations de lutte contre le narcotrafic ont produit, cette année, des résultats inédits. L'équipage de la FREMM Languedoc a ainsi saisi 3,6 tonnes de cannabis dans l'océan Indien le 27 septembre dernier.

Outre les opérations en Méditerranée qui sont destinées à contrôler la pêche au thon rouge, l'opération Mako 2021 a été lancée en Guyane, il y a quelques jours, avec la participation de l'embarcation remonte filets La Caouanne, du patrouilleur Antilles-Guyane La Résolue, de vedettes côtières de surveillance maritime et de vingt gendarmes. Hier, une saisie de tapouilles a été réalisée, nécessitant l'usage de la force. Un marin français a d'ailleurs été blessé. Lors de la dernière opération, menée en juillet dernier, 16 tonnes de poissons et plusieurs kilomètres de filets avaient été appréhendés.

Des opérations de sauvetage et de dépollution ont également eu lieu. Un palangrier chinois – le Ping Taï Rong 49 du Fishery Group – est venu s'échouer, dans la nuit du 23 juillet 2021, sur l'atoll polynésien d'Anuanurunga, situé à 365 milles nautiques au sud-est de Tahiti. Après le sauvetage de l'équipage, le bâtiment de soutien et d'assistance outre-mer (BSAOM) Bougainville a récupéré les 2 600 litres d'huile restés dans des fûts arrimés sur le pont. En outre, 10 mètres cubes de déchets éparpillés autour de l'épave ont été ramassés.

L'opération Tellure a été lancée à la suite du séisme qui a touché en Haïti, en août dernier. La frégate Germinal a apporté de l'aide humanitaire aux populations locales.

Enfin, dans le cadre de l'opération Résilience, le BSAOM Dumont d'Urville a transporté des conteneurs d'oxygène entre la Guyane et la Martinique, afin de permettre l'approvisionnement des hôpitaux locaux.

Vous le constatez, la conflictualité se durcit et se traduit, en particulier, par la contestation du droit international et de la libre circulation notamment en mer de Chine. Après deux lois successives destinées à mieux affirmer sa souveraineté sur cette mer, la Chine n'hésite plus à s'approcher à faible distance de nos bâtiments de combat qui y naviguent, pour les gêner et sans doute les intimider, et cela alors qu'ils sont dans des eaux internationales.

La présidence du symposium naval de l'océan Indien ( Indian Ocean Naval Symposium, IONS) m'a été remise des mains de mon homologue iranien, en juin dernier, sur l'île de La Réunion. Ce forum unique et inclusif, aborde, en particulier, des sujets consensuels, tels que la sécurité et la sûreté maritimes, l'assistance aux populations à la suite de catastrophes naturelles et la sécurité environnementale, thème que j'ai ajouté au menu du forum pour les années à venir.

En matière de préparation opérationnelle, plusieurs tirs de torpilles et de missiles ont été réalisés. Nos officiers doivent tirer régulièrement à l'entraînement, pour savoir le faire en opération si nécessaire. Ils doivent avoir confiance dans les munitions et les systèmes d'armes qu'ils utilisent. Ces tirs sont aussi une façon de gagner la guerre avant la guerre, en démontrant l'excellence de nos systèmes d'armes. Ainsi, un tir d'Aster 30 a été réussi par la frégate de défense aérienne (FDA) Chevalier Paul, le 14 septembre dernier au large de l'île du Levant.

Je veux dire quelques mots sur le volet capacitaire. La partie avant du premier bâtiment ravitailleur de forces (BRF), le Jacques Chevallier, a été mise à l'eau le 30 juillet dernier en Italie, où elle a été fabriquée. Elle nous sera livrée dans le port de Saint-Nazaire le 7 novembre prochain et sera sur cales en décembre. La construction du navire par les chantiers de l'Atlantique s'achèvera en mars 2022. Cela prouve que, lorsqu'on le veut, on peut avancer à cadence élevée. Par le passé, nos alliés outre-Atlantique étaient capables d'assurer la production d'un Liberty ship en quarante jours !

En juin dernier, la première sortie en mer de la FLF Courbet a eu lieu. C'est la première FLF à avoir connu une rénovation à mi-vie, ce qui la place dans la catégorie des frégates de premier rang, en attendant la livraison des frégates de défense et d'intervention (FDI). Les équiper d'un sonar leur permettra de réaliser les mêmes missions que celles de nos patrouilleurs de haute mer pour sécuriser nos approches maritimes de Toulon et de Brest. Les essais en mer se poursuivent et donnent satisfaction. Les capacités de modernisation acquises grâce à cette rénovation élargiront, in fine, le spectre d'emploi de ces frégates.

En outre, la première campagne d'essais du système de minidrones pour la marine (SMDM) a été achevée avec succès par le PHM Commandant Ducuing, à la fin du mois de juillet, au terme de six vols consécutifs. La première livraison est espérée en fin d'année, si les derniers tests sont concluants. La qualification, elle, sera délivrée en janvier 2022. Ces minidrones, dont le fuselage est équipé d'une boule optronique, sont capables de couvrir des zones de surveillance importantes.

Enfin, la coque du premier patrouilleur outre-mer (POM) sera mise à l'eau vendredi prochain, au chantier naval de la SOCARENAM, à Saint-Malo. Elle sera ensuite transférée à Boulogne-sur-Mer pour sa finition. Je viens d'ailleurs de signer la lettre de commandement de son premier commandant.

J'en viens au PLF pour 2022. Le budget des armées s'inscrit rigoureusement dans la trajectoire de la loi de programmation militaire (LPM) 2019-2025. En progression de 1,7 milliard d'euros par rapport à l'année 2021, il permet aux armées de continuer à entretenir et à moderniser leurs équipements. Le budget de la Marine bénéficie de cette augmentation, puisqu'il progresse lui-même de 9 %, soit 220 millions d'euros supplémentaires par rapport à l'an dernier. Il permettra non seulement aux forces de conserver un niveau d'activité soutenu, similaire à celui de l'année 2021, mais aussi de consolider l'effort accompli pour l'entretien des équipements, notamment dans le domaine aéronautique, grâce aux contrats verticalisés. Cet effort est remarquable, compte tenu de la période budgétaire actuelle et nous le saluons. Gardons toutefois à l'esprit que la réparation et la modernisation des armées prévues par la LPM s'étendent, pour la marine, jusqu'en 2030, dans le but d'atteindre le format de référence défini par le Livre blanc de 2013.

Je salue la constance des efforts budgétaires de ces dernières années. J'insiste sur l'importance de les poursuivre, notamment s'agissant de la remontée d'activités et des effectifs prévus par la LPM à compter de 2022. L'effort de redressement de la marine au cours des quatre dernières années, nous le devons, mesdames, messieurs les députés, à votre implication et à la vigilance dont vous avez fait preuve tout au long de cette législature. Je vous en remercie très sincèrement.

Ne nous leurrons pas : le réarmement mondial, dans le domaine naval, est sans précédent depuis trente ans. Le taux de croissance des marines dans le Pacifique est considérable. La taille de la marine chinoise est en augmentation de 138 % entre 2008 et 2030. Mon prédécesseur estimait que la Chine mettait à l'eau l'équivalent de notre flotte nationale tous les quatre ans. Dorénavant, compte tenu de notre propre taux de croissance et de celui de la Chine, c'est tous les trois ans. La mise en service du troisième porte-avions chinois est prévue en 2025, le remplacement du Charles de Gaulle n'est quant à lui prévu qu'en 2039. Nous observons également d'importants taux de croissance des marines japonaise, indonésienne, coréenne, australienne et indienne, laquelle est censée mettre quatorze frégates sur cales entre 2021 et 2030.

Nous assistons aujourd'hui au réveil naval chinois. Les simples patrouilleurs garde-côtes chinois sont en fait de véritables frégates de premier rang. Ce sont des bateaux de 10 000 tonnes – leur taille est plus importante que celle de nos frégates du même format –, armés de canons. Ils ont pour mission d'escorter les flottilles de pêche et sont même autorisés à ouvrir le feu depuis la modification de la loi navale.

La Corée du Sud entreprend aussi des opérations navales majeures. L'Inde est en train de mettre à l'essai son dernier porte-avions, qui a vocation à embarquer des Rafale marine. Un de ces appareils sera envoyé par la France à Goa, en janvier prochain, afin d'évaluer les ski jumps indiens. Le Japon, de son côté, s'apprête à débuter les essais des frégates de classe Mogami. Il s'agit de navires ultramodernes, équipés de radars plaques intégrés, un système comparable à la technologie de nos nouvelles FDI. Quant à la marine singapourienne, elle possède toute une nouvelle série de sous-marins très performants et des frégates modernes.

Plus près de nous, en Méditerranée, l'Égypte a augmenté son tonnage de 170 %, La Turquie entreprend de construire deux porte-hélicoptères d'assaut de 24 000 tonnes, sur le modèle du porte-avions espagnol, et le nombre de ses sous-marins va passer de douze à quatorze. Plus proche de nous encore, l'Algérie est en train de construire deux porte-hélicoptères d'assaut. Elle possédera bientôt dix frégates et quinze corvettes. En outre, elle vient d'acheter à la Russie quatre sous-marins supplémentaires, capables de tirer en plongée des missiles de croisière navals (MdCN) – un tir a d'ailleurs été réalisé il y a quinze jours.

J'ajoute que les PHA initialement prévus pour la Russie équipent désormais la marine égyptienne qui s'en sert très bien. La marine britannique, quant à elle, possède aujourd'hui deux porte-avions opérationnels, ce qui lui permet de renforcer sa présence en Indopacifique.

Si, dans un monde où bon nombre de pays aspirent à devenir des « tyrannosaures navals », nous ne renforçons pas la cadence, nous risquons d'être relégués en bout de chaîne alimentaire. Face à cette accélération, nous devons, d'une part, envisager des efforts de long terme, qui produisent des résultats en dix ou quinze ans et, d'autre part, des efforts de plus court terme. Dans cette logique, il me paraît nécessaire de valoriser nos plateformes par des effets de levier. En d'autres termes, nous devons chercher, dans nos investissements, ce qui apporte une vraie plus-value opérationnelle.

Je conclus en vous remerciant, mesdames et messieurs les députés, pour la qualité, le suivi et la franchise de nos échanges depuis que je suis à la tête de la Marine nationale. Vos déplacements réguliers sur nos navires, nos sous-marins et nos bases navales, au cours de vos différentes missions, vous ont permis de rencontrer des marins, des hommes et des femmes, civils et militaires, qui sont fiers de servir leur pays, loin, longtemps, et en équipage. Ils savent pouvoir compter sur l'engagement de la représentation nationale à leurs côtés.

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