Intervention de Nathalie Goulet

Réunion du mardi 18 février 2020 à 18h35
Commission d'enquête relative à la lutte contre les fraudes aux prestations sociales

Nathalie Goulet :

Monsieur le président, mesdames, messieurs les députés, je vous remercie pour votre invitation. Je remercie en particulier le groupe UDI‑Agir d'avoir choisi ce sujet dans le cadre de son droit de tirage. Mises à part quelques légères différences en matière d'ancienneté et de parcours, Carole Grandjean et moi-même n'avons eu aucune divergence dans le traitement des auditions effectuées pour réaliser notre rapport. Vous avez opportunément évoqué le fait que nous avions manqué de moyens ; c'est le moins que l'on puisse dire, puisque l'épais rapport issu de nos travaux comporte un certain nombre d'auditions sténotypées que j'ai payées avec mon indemnité de frais de mandat. J'ajoute que le Gouvernement nous a envoyé – tardivement – une inspectrice de l'Inspection générale des affaires sociales (IGAS), qui ne connaissait strictement rien à la fraude. Carole Grandjean et moi avons considéré qu'il valait mieux être seules que mal accompagnées, et que sa présence n'était pas nécessaire puisque nous avions de toute façon déjà largement engagé nos travaux. Tel a été le contexte délicat dans lequel nous avons travaillé.

En ce qui concerne le chiffrage du montant de la fraude, pour ma part, je considère qu'il aurait été très opportun. Malheureusement, il ne nous a pas été matériellement possible de le faire, ce qui n'est pas du tout la même chose.

Le premier point important est celui qui concerne la fraude documentaire et les problèmes d'état civil. Ces dossiers de fraude sont à mon sens complètement sous-évalués, pour ne pas dire réduits à la portion congrue. Je ne reviens pas sur l'audition, la semaine dernière, de la directrice de la sécurité sociale (DSS), Mme Mathilde Lignot-Leloup, mais je voudrais tout de même appeler votre attention sur le fait que de très nombreux documents émanant d'assemblées diverses – du Fonds des Nations unies pour l'enfance (UNICEF), de l'Union interparlementaire (UIP) ou de l'Assemblée parlementaire de la francophonie (APF) –, dont j'ai apporté avec moi quelques copies, attestent par exemple qu'en Afrique plus de 230 millions d'enfants n'existent pas ou encore qu'il n'y a pas d'état civil au Burkina Faso, sans parler des enfants fantômes du Sahara occidental, apatrides de demain.

Il y a en Afrique de l'ouest – et dans une moindre mesure en Afrique de l'est et en Asie centrale – des problèmes très importants liés à l'état civil, souvent inexistant. Lorsque ces jeunes sans état civil ont besoin de voyager, on leur donne une identité, par le biais d'un jugement supplétif ou par un autre moyen. Or, dans de telles conditions, l'identité attribuée par l'autorité qui délivre l'acte est loin d'être certaine et ne correspond absolument pas aux critères qui sont les nôtres. Dans le cadre du groupe d'amitié France‑Afrique de l'ouest, nous avons, avec mon collègue sénateur André Reichardt, monté des coopérations pour essayer de mettre en place un état civil convenable, notamment au Burkina Faso. Mais l'identification s'y fait bien souvent avec cinq ou six lettres seulement : par exemple, vous pouvez écrire Nathalie avec un h, sans h, avec un y ou sans y, et le système ne fonctionne pas exactement comme il devrait. Ce problème de fraude documentaire est à prendre très au sérieux.

Ces problèmes d'état civil se retrouvent au moment de l'inscription des étrangers qui arrivent en France au service administratif national d'identification des assurés nés à l'étranger (SANDIA) – cette question a fait couler beaucoup d'encre. Les jugements supplétifs posent problème, car l'autorité qui a émis l'acte d'état civil pour lequel nos services vont demander des justificatifs aura tendance à ne pas se déjuger, ce qui fragilise l'identification et nuit à nos services.

Je vous encourage à aller visiter à Lognes le service de la police aux frontières (PAF), qui est chargé de la lutte contre la fraude documentaire – les spécialistes qui y travaillent sont formidables. Cela soulève un problème qui n'est pas suffisamment pris au sérieux : la PAF ne définit pas l'identité comme le fait le SANDIA, qui montre de ce point de vue un laxisme tout à fait spectaculaire, sur lequel j'espère que vous obtiendrez davantage de renseignements que nous n'en avons pu en avoir.

S'agissant des moyens de lutte contre la fraude, le problème essentiel est, à mon sens, l'absence d'échanges de données entre les services et les administrations, qui sont organisés en « tuyaux d'orgue ». Comme l'a expliqué Carole Grandjean, la Banque Carrefour de la sécurité sociale (BCSS), en Belgique, correspond absolument à ce qu'il faudrait mettre en place en France : elle centralise efficacement toutes les informations, sans les stocker, ce qui permet d'assurer le respect de la vie privée.

En France, il n'existe pas de domicile social : vous pouvez être à la fois célibataire dans le nord, chargé de famille dans le sud et en concubinage à Marseille, sans que personne ne le sache. Il s'agirait donc de faire coïncider le domicile fiscal avec un domicile social, ce qui serait utile, surtout quand l'on sait que les départements ne communiquent pas entre eux – ce serait trop simple ! Il est donc urgent de mettre en place des échanges de données et de créer une institution qui fasse le lien entre les services. Notre dur labeur estival devrait vous permettre d'aller directement observer le fonctionnement de la BCSS et de vous en inspirer.

Au cours de nos auditions, quelqu'un nous a expliqué qu'un individu avait reconnu soixante-dix enfants et qu'il n'avait été repéré qu'au soixante-dixième ; il y a donc soixante-dix enfants français, dont la mère est considérée comme étant parent d'enfant français, et tout le monde bénéficie de prestations. Ce sont des réseaux organisés. J'aurais d'ailleurs dû commencer par cela : la fraude sociale n'est pas une fraude de pauvres ; c'est une fraude organisée.

Il faut donc encourager les échanges de données en suivant l'exemple de la BCSS – à ce sujet, vous venez d'auditionner M. Laurent Gratieux, qui a été très éclairant lors de nos travaux – ; il importe de mettre en œuvre une coopération renforcée entre les départements par l'intermédiaire des comités opérationnels départementaux anti-fraude (CODAF), et de faire intervenir davantage la Cour des comptes.

Se pose par ailleurs le problème des cartes Vitale. Lors de votre audition, la semaine dernière, Mme Mathilde Lignot-Leloup reconnaissait l'existence de 2,6 millions de cartes en trop, mais n'en évoquait plus que 600 000 le lendemain. Je pense qu'elle n'a pas fait l'ENA mais Poudlard, l'école de Harry Potter, car je ne vois pas comment elle a pu faire disparaître aussi vite 2 millions de cartes Vitale ! D'après les comptes très sérieux que nous avons établis sur la base des documents fournis par les administrations, nous avons comptabilisé 5 millions de cartes surnuméraires si l'on prend en compte la population de 16 ans et plus et 2 millions en retenant la population des 12 ans et plus. Je ne connais cependant pas beaucoup d'enfants de 12 ans qui disposent d'une carte Vitale, et je pense que vous aurez les moyens, dans le cadre de cette commission d'enquête, de déterminer exactement combien de cartes ont été émises.

Nous avons donc là aussi affaire à une aberration complète, qui doit constituer une ligne directrice de vos travaux : l'absence de coïncidence entre le droit du porteur et la vie de la carte. Par exemple, le terminal de l'assurance maladie n'est relié en aucune manière avec le service des étrangers du ministère de l'intérieur. Prenons le cas d'un étudiant Erasmus – je ne parle pas de celui qui a été arrêté à Marseille la semaine dernière, qui doit d'ailleurs avoir une carte Vitale, bien qu'il soit criminel de guerre – qui possèderait une carte Vitale ; elle n'est pas limitée à la durée de son séjour dans le cadre d'Erasmus. Dans le meilleur des cas, il la rend à la fin de son séjour ; sinon, il la perd ou la donne à quelqu'un d'autre. Il en va de même pour les travailleurs étrangers en France : le temps de leur contrat de travail, ils ont une carte Vitale, ce qui est tout à fait normal ; mais quand ils cessent de bénéficier de droits sur le territoire français, il faudrait tout de même que le terminal de la carte soit en mesure de la désactiver. Toutes les excuses sont bonnes – c'est compliqué, le système est lourd – mais, en réalité, personne ne s'intéresse à ce sujet, de sorte que nous faisons face à un mur.

S'agissant des cartes Vitale, un rapport réalisé en 2013 par trois membres de l'IGAS et trois membres de l'inspection générale des finances (IGF), dont M. Boris Ravignon, maire de Charleville-Mézières, évoquait – à la page 9 – 7,76 millions de cartes en trop. Ce rapport est encore disponible ; il ne le sera peut-être plus après cette audition, mais nous en avons fait quelques copies que nous gardons précieusement. Cela signifie que ce problème de cartes en surnombre n'est pas une nouveauté, mais aussi que le directeur de la sécurité sociale de l'époque n'a pas fait grand-chose pour arrêter l'hémorragie. Quand nous avons auditionné des membres des caisses de sécurité sociale ou de l'Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE), nous nous sommes trouvées face à des gens incapables de nous répondre, et qui nous ont ensuite envoyé des documents pour le moins étonnants – un peu à la manière de ce qui s'est passé dans votre commission la semaine dernière. Nous avons notamment reçu un mail de M. Benoît Ourliac, qui travaille en tant qu'administrateur à l'INSEE, dans lequel il explique la différence entre les « présumés morts » et les « présumés vivants » – je tiens le document à votre disposition. Tout cela n'est pas très sérieux.

Il faut tout de même distinguer les bons et les mauvais élèves. La caisse d'allocations familiales (CAF) et la mutualité sociale agricole (MSA) font manifestement beaucoup d'efforts, contrairement à la caisse nationale de l'assurance maladie (CNAM), pour diverses raisons, et à la caisse nationale d'assurance vieillesse (CNAV). La mauvaise volonté des services et l'absence de rapprochement entre les fichiers des différentes administrations sont un vrai problème. Carole Grandjean, dans le cadre du projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS) pour 2020, a fort opportunément fait voter un amendement sur ce sujet, qui est devenu l'article 80 de la loi de financement de la sécurité sociale (LFSS). J'ai également posé une question écrite au Gouvernement pour savoir quels moyens avaient été mis en œuvre pour établir le plan de contrôle et de lutte contre la fraude désormais prévu par la loi.

Comme je l'ai expliqué précédemment, l'INSEE nous a transmis l'information selon laquelle 1,5 million de centenaires étaient réputés en vie pour la CNAV – qui concerne les gens nés en France –, mais aussi pour le SANDIA – qui traite les dossiers des personnes nées à l'étranger. Pour ma part, je ne connais pas de gens présumés ou réputés en vie, mais des gens vivants ou morts ; je connais des femmes qui sont enceintes ou qui ne le sont pas. Vous êtes en vie ou vous êtes mort. Être présumé en vie, cela n'existe pas, sauf à l'INSEE ! Après que nous avons pointé cette absurdité, un communiqué vengeur a été publié, affirmant que nous disions des bêtises. La conférence de presse que j'ai donnée avec Carole Grandjean le 3 septembre 2019 est en ligne : nous n'avons jamais dit qu'il y avait 84 millions de cartes Vitale. En revanche, nous affirmons que les fichiers sont mal tenus. C'est la raison pour laquelle Carole Grandjean a fait voter l'amendement que j'ai mentionné, qui devrait permettre de faire le point, de savoir si des moyens suffisants sont alloués.

Reste enfin la question des pouvoirs dont disposent les consulats en la matière ; c'est une histoire de morts-vivants et de veuves joyeuses. Sur ce point, beaucoup de travail reste à faire. Encore une fois, la fraude aux finances publiques, notamment la fraude sociale, n'est pas une fraude de pauvres ; c'est une fraude en réseau, très bien organisée, d'autant plus que nos systèmes en tuyaux d'orgue favorisent fortement de telles pratiques. La mauvaise volonté des services n'y est pas pour rien, mais il y a aussi à mon sens un problème de conflits d'intérêts. Si vous cherchez qui était le directeur de la sécurité sociale en 2013, vous comprendrez en quoi cela peut interroger. Mme Lignot‑Leloup, qui était alors directrice de la CNAM, et M. Jean-Luc Tavernier, directeur général de l'INSEE depuis 2012, ont fait partie des mêmes cabinets ministériels. Il faudra, à un moment donné, qu'ils s'expliquent. Si j'étais directeur d'un service ou d'une entreprise privée et comptais 7 millions de cartes en trop dans mon système, je m'interrogerais. Apparemment, cela ne les a pas beaucoup troublés

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