Intervention de Jean-Marie Cavada

Réunion du jeudi 16 septembre 2021 à 9h30
Mission d'information sur l'application du droit voisin au bénéfice des agences, éditeurs et professionnels du secteur de la presse

Jean-Marie Cavada, président de l'IDFR et ancien député européen :

Je salue les parlementaires qui ont décidé, avec beaucoup d'intérêt, de se saisir de cette question une nouvelle fois. En effet, voici un peu plus d'un an, l'Assemblée nationale avait déjà transposé, presque à toute vitesse et en tout cas sans perdre de temps, la directive portant sur le droit d'auteur et les droits voisins, afin de nous aider dans la bataille que mon éminente collaboratrice, madame Bouckaert, et moi-même, avons menée en faveur de l'avenir de la presse.

Je pense qu'il n'existe aucune différence d'appréciation entre les membres de cette mission et nous. En effet, nous l'avons ressenti à plusieurs reprises, nous nous soucions tous de l'avenir de la presse.

Sur le principe, nous devons faire face à une très grave menace pesant sur la presse européenne en général et la presse française en particulier : son indépendance est obérée par la disparition progressive de ses recettes publicitaires, détournées, captées par les plateformes numériques. C'est ainsi que, en l'espace de dix ans, la presse a perdu une bonne moitié de ces recettes. À ce rythme, sans l'intervention de l'esprit public par le biais du législateur européen, français, et du gouvernement, seuls quelques titres auraient pu survivre aux dix années qui ont suivi. La mission que vous menez dépasse très largement le cadre de la protection : elle vise à consolider un instrument fondamental de la démocratie. Il n'y a pas de citoyen s'il n'y a pas d'information. Or, les plateformes ne comportent aucun journaliste. Si vous êtes souffrant, vous ne vous rendez pas chez un garagiste pour vous faire soigner, mais chez un médecin. Si vous voulez de l'information, vous ne vous fiez pas à un algorithme ou à un flux électronique. Vous devez d'abord avoir confiance dans la présence humaine qui met en ligne le matériel dont votre esprit a besoin.

La loi prévoyait d'abord de rendre obligatoires les organismes de gestion collective pour la presse. Comme nous n'avions pas pu obtenir une majorité à ce sujet, notamment à cause des pirates (et des grands groupes numériques étrangers qui s'abritaient derrière eux), nous avons concédé que l'obligation devienne recommandation, invitant la presse à se placer sous la protection et l'autorité d'un organisme de gestion collective.

Un fait nouveau tient à la mise en place de plusieurs actions, ouvrant un champ de travail et des perspectives inexistants jusqu'à présent. Certes, édicter une loi est tout à fait fondamental, mais une fois qu'elle a été promulguée, il convient d'entamer une seconde étape : organiser son application. Sur ce point, la responsabilité de l'État, voire plus largement des pouvoirs publics et du Parlement, est engagée. Une loi doit être appliquée, et bien appliquée. Désormais, il n'y a plus de discussion possible. La directive a été votée en 2019, transposée la même année, et progressivement mise en application. Il y a environ deux ans, la presse quotidienne, nationale et régionale a tenté de s'organiser. Je vais m'attacher, dans le cadre de la future présidence de l'OGC, à établir des relations cordiales et à veiller à ce que d'éventuelles querelles intestines ne prennent pas l'ascendant sur l'intérêt général. À titre indicatif, j'entretiens de très bons rapports avec monsieur Pierre Louette, président de l'Alliance de la presse d'information générale (APIG), qui était déjà mon interlocuteur lorsque j'ai fondé l'actuelle France 5, en 1994. Je ne suis pas l'héritier du passé, je construis le bras séculier de l'application d'une loi.

Madame Roselyne Bachelot, ministre de la culture, a affirmé son soutien aux OGC lors du dîner de presse de l'Humanité, confirmant la volonté de l'État de veiller à l'application de la loi. Cependant, un événement fondamental doit être relevé. Les syndicats, notamment le syndicat des éditeurs de la presse magazine (SEPM), ont intenté une action devant l'Autorité de la concurrence. Cette dernière a tout d'abord rendu une décision à l'été 2020, n'ayant engendré aucune réaction de la part de Google (que je considère comme l'arbre qui cache la forêt). En conséquence, une nouvelle plainte a été déposée, auprès de cette même autorité, qui a rendu une seconde décision, le mardi 13 juillet 2021, d'une très grande sévérité. Cette dernière comporte, d'une part, un rappel à l'ordre : la loi doit être appliquée, sans chercher à la discuter ou la contourner, comme cela avait été le cas jusqu'à présent. D'autre part, Google a été condamné à verser une amende colossale de cinq cents millions d'euros, assortie d'une pénalité de retard de trois cent mille euros journaliers, courant dès l'instant où la négociation est réputée ouverte. Par ailleurs, cette décision comportait d'autres considérations importantes, comme celle de faire connaître à l'Autorité de la concurrence les pièces authentiques servant de base à la négociation.

Trois organismes syndicaux m'ont conjointement demandé de présider l'OGC, ou plutôt de le conduire. Je n'ai pas l'intention de jouer au « chapeau à plumes », j'ai passé l'âge. Les statuts font actuellement l'objet de discussions entre les trois primofondateurs. Sans trop m'avancer, je crois pouvoir dire que d'autres organismes sont sur le point de nous rejoindre. Nous aspirons à la mise en place d'une organisation ouverte, dotée d'un conseil d'administration et d'un bureau qui en exécutera les décisions, sous l'égide d'un conseil de surveillance, conformément à la loi régissant le fonctionnement des OGC. Cette cohésion des organismes de presse est absolument indispensable, car, dans toute négociation, il est d'abord question de rapport de forces. Nous serons par ailleurs aidés de prestataires. Parce qu'il dispose déjà d'une grande expérience sur le sujet, le premier d'entre eux sera la SACEM. Il sera peut-être complété de l'appui du Centre français de la copie, mais il est un peu tôt pour que je m'avance davantage. L'OGC devra remplir quatre missions fondamentales pour constituer le bras séculier qui fera respecter, au bénéfice de la presse et de son avenir, les lois votées à Bruxelles et Paris.

La première consiste à savoir évaluer le montant de la prédation, qui est énorme. Nous avons été embaumés, voici quelques années, par un simili-accord ayant permis à la presse française de « bénéficier » de quelques dizaines de millions d'euros. Je tiens à être clair : je ne critique ni ne m'oppose au bien-fondé de cet accord. Mais cette époque est révolue et a cédé la place à l'injonction de la loi et de l'Autorité de la concurrence. La prédation est énorme. Le montant devra être revu à l'aune de la sortie de la crise sanitaire, mais les chiffres les plus pessimistes atteignent des multiplicateurs de l'ordre de sept ou huit, tandis que les plus raisonnables ajoutent un zéro aux vingt millions annuels qui ont été annoncés. L'étendue réelle de la prédation va bien au-delà des arbres que constituent Google et Facebook. En prenant en considération les crawlers, c'est probablement entre huit cents millions et un milliard d'euros qui échappent à l'économie de la démocratie à travers la presse. La situation est très grave. C'est pourquoi l'union doit être la plus large et la plus solide possible, afin de permettre à l'OGC d'accomplir son rôle de négociation au nom de la presse et de mener une action de réparation, selon des critères qui seront prochainement définis par le conseil d'administration.

Je tiens à souligner que cette action n'a pas pour seul but de consolider la trésorerie ou les investissements des entreprises de presse, qu'elles soient grandes, moyennes ou (et surtout) petites. Il ne faut pas oublier ces dernières, car la démocratie journalistique et informative s'exerce aussi bien au niveau local que régional ou national, aussi bien sur les éditions quotidiennes, hebdomadaires que mensuelles, aussi bien sur la presse d'information générale que sur les presses spécialisées. Il est essentiel de garder à l'esprit que vous, les gardiens et auteurs de la loi, avez la responsabilité de la surveillance de son application. Nous avons parlé d'amende. Je voudrais vous demander d'aller plus loin dans l'exécution des sentences, lorsque la loi est bafouée, contournée, ou que les négociateurs écopent d'un refus frontal ou collatéral. Si l'Autorité de la concurrence prononce une sanction de cinq cents millions d'euros, j'attends que cette amende soit prélevée immédiatement. Il existe pour ce faire un moyen simple : glisser dans la loi de finances un cavalier permettant le séquestre de la somme. Ainsi, dans le cas où des appels viendraient majorer ou minorer le montant réclamé, il sera possible de rembourser ou encaisser la différence. Il est tout à fait inadmissible que les sanctions, que ce soit au niveau européen ou national, constituent une sorte de vœu pieux qui, très souvent, traîne durant des années. La justice a son propre rythme et fait de son mieux, mais pendant ce temps, d'autres prédations sont lancées. C'est pourquoi j'attire votre attention sur la nécessité de faire respecter la souveraineté de la loi, non seulement dans son prononcé, mais également dans son exécution. Vous êtes les seuls à pouvoir y veiller.

J'ajoute qu'il existe en France un fonds de développement de modernisation de la presse. Il serait bienvenu de l'inviter à se tourner vers l'OGC pour l'aider à démarrer financièrement, sous une forme restant à définir. Si nous pouvons bénéficier de votre soutien sur ce point, nous gagnerons du temps.

Les statuts, l'assemblée générale, la composition du conseil d'administration ainsi que les premiers travaux devraient être bouclés d'ici trois semaines à un mois maximum, dans la mesure où les délais de convocations aux assemblées générales sont calés sur l'avancée des négociations entre fondateurs.

Je précise qu'il n'est pas seulement question de la presse telle que l'entendait la loi de 1881, mais également des médias, fournisseurs de contenus et d'informations. Il s'agit donc d'un très vaste champ de prospection, qui inclut la presse audiovisuelle, publique ou privée.

Pour terminer, je souhaite revenir sur le sens de l'expression que j'ai employée : « l'arbre qui cache la forêt ». L'arbre représente Google, Facebook, c'est-à-dire les grandes organisations de plateformes d'envergure mondiale. La forêt, quant à elle, est constituée des crawlers, que je vais vous décrire afin que la Représentation nationale en tire profit et prenne de l'avance sur les événements à venir. En effet, les lois en matière de capitalisme numérique courent continuellement après la réalité, car elles doivent être réfléchies, négociées, votées et exigent donc du temps. Les crawlers se composent pour l'instant de trois grands groupes de même nature, familièrement appelés les KAFARD : Kantar, Factiva, Reed Elsevier. Ils occupent une place prépondérante sur un marché presque occulte, dont une partie de l'économie fonctionne quasi strictement à leur profit. Certaines activités sont loyales, mais une proportion très importante de leur chiffre d'affaires ne l'est pas, engendrant un manque à gagner extrêmement prédateur pour les entreprises de presse délivrant de l'information.

Le métier de ces crawlers consiste, au fond, à diffuser l'information que d'autres ont produite et à construire un monument énorme, appelé l'or bleu. Par le biais de cette presse capturée, agrégée, organisée, diffusée, ciblée, ils disposent d'une mine d'informations constituant la véritable base du fonds de commerce du capitalisme numérique. Entendez-moi bien : je suis un chaud partisan de l'économie libérale de marché, je n'ai rien contre. Je suis un adversaire résolu des monopoles et, à plus forte raison, des prédateurs, non seulement parce qu'ils étouffent les entreprises, mais aussi parce qu'ils égratignent, menacent, amputent la démocratie. Nous avons pu le constater avec le coup d'État du 6 janvier 2021 contre le Capitole aux États-Unis. Ne soyez donc pas étonnés d'entendre prochainement parler de ces KAFARD dans notre recherche d'actions visant à rééquilibrer, dans une négociation loyale et neutre, la répartition de profits empruntés à la presse et massivement agglomérés. La presse paie pour fabriquer de l'information. Ce qui est aspiré par ces entreprises n'est pas rémunéré à son juste coût.

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