Intervention de Delphine Batho

Réunion du jeudi 1er octobre 2020 à 15h00
Commission des affaires économiques

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaDelphine Batho, rapporteure :

Cette proposition de loi transpartisane est présentée par plus de quarante députés issus de presque tous les groupes de l'Assemblée nationale : le groupe Écologie, Démocratie Solidarité, auquel j'appartiens, ainsi que les groupes le Mouvement Démocrate (MoDem) et Démocrates apparentés (Dem), La République en Marche (LaREM), la France Insoumise (FI), Libertés et Territoires (LT), Les Républiques (LR), Socialistes et apparentés (SOC), et la Gauche démocrate et républicaine (GDR).

Elle a pour objet d'instaurer un moratoire sur l'implantation de nouveaux entrepôts destinés aux grands opérateurs internationaux du commerce en ligne, et de mettre en place des mesures d'urgence pour protéger les commerces de proximité d'une concurrence déloyale.

Ce texte a été inspiré par des mobilisations importantes de la société civile dans les territoires et des échanges avec la Confédération des commerçants de France et l'association « Les Amis de la Terre ». Je remercie notre collègue Annaïg Le Meur d'avoir assisté avec moi aux auditions menées pour préparer cette proposition de loi.

Cette proposition de loi montre que les combats pour l'écologie et pour l'emploi et l'économie locale se rejoignent. Elle tend d'abord à protéger le commerce de proximité et à relocaliser l'économie. Le commerce de proximité regroupe 600 000 entreprises – dont 95 % de très petites entreprises – qui réalisent 20 % du produit intérieur brut français, occupent 3 millions d'actifs et emploient 1,2 million de salariés.

Déjà fragilisé depuis des années, le commerce de proximité est durement affecté par la pandémie et les dispositions prises pendant le confinement. L'État a décidé d'un certain nombre de mesures de soutien importantes, mais de très nombreuses faillites sont encore redoutées.

À ce contexte économique dramatique s'ajoute une menace structurelle. Elle n'est pas liée au développement du commerce en ligne en soi, mais à la captation de l'essentiel des activités qui s'y rapportent par de grandes multinationales, au détriment du commerce et de l'emploi local. Il n'est pas question ici du commerce en ligne de manière générale, ou des start-up innovantes du Made in France qui permettent, grâce aux outils numériques, de rapprocher le consommateur du producteur, de mettre en avant les circuits courts, l'origine des productions, le choix de consommer local. Ces dynamiques positives et ces réussites doivent être encouragées sans aucune ambiguïté. Mais ces exemples ne doivent pas nous conduire à faire preuve d'une sorte d'aveuglement à l'égard des grands opérateurs internationaux, en particulier Amazon, qui occupe la première place du e -commerce en France, avec 17 % du segment des biens manufacturés selon les chiffres de 2018. En comparaison, Cdiscount n'occupe que 7 % du segment, le groupe FNAC-Darty 5,5 %, et aucun de ces deux acteurs ne représente une réelle menace concurrentielle pour Amazon, alors qu'ils emploient deux fois plus de personnes.

La position dominante d'Amazon repose sur une stratégie agressive : la vente à perte pour éliminer la concurrence. Cette entreprise est engagée dans une stratégie visant à asseoir une position monopolistique sur le marché français du commerce en ligne, d'où l'urgence d'adopter cette proposition de loi.

L'entreprise compte une vingtaine d'entrepôts de stockage en France, représentant environ 560 700 mètres carrés de surface, et compte doubler ses capacités d'ici 2021. Un certain nombre de projets sont d'ores et déjà autorisés ou en voie de l'être, faisant souvent l'objet de contentieux, et d'autres sont annoncés tous les jours : nous avons appris hier l'existence d'un projet à Montbert, en Loire‑Atlantique, et il y a quelques jours, à Ensisheim dans le Bas-Rhin.

Au moment où tout le monde évoque une relocalisation de l'économie, cette augmentation extrêmement rapide de la domination d'Amazon sur le commerce en ligne en France représente un risque majeur pour l'emploi et le commerce de proximité.

Le modèle d'Amazon est d'abord destructeur pour le tissu économique et social du commerce de proximité et de la ruralité, alors même que la puissance publique investit 5 milliards d'euros (Md€) sur cinq ans dans le programme « Action Cœur de ville » pour préserver les commerces dont les fermetures ont de graves conséquences sur la vitalité des centres‑villes, le lien social, les services de proximité, et plus globalement l'attractivité des territoires.

Il est destructeur pour l'emploi, comme l'a démontré notre collègue Mounir Mahjoubi, ancien secrétaire d'État chargé du numérique, dans un rapport de novembre 2019. À chiffre d'affaires équivalent, les entrepôts Amazon embauchent 2,2 fois moins de salariés que les commerces traditionnels. Les chiffres de cette étude datent de 2019 ; ils devraient, hélas ! être révisés puisqu'une étude plus récente montre qu'aux États-Unis, un emploi créé par Amazon entraîne la destruction de 4,5 emplois.

Il est destructeur pour les droits des salariés. La condamnation d'Amazon par le tribunal judiciaire de Nanterre dans une ordonnance du 14 avril 2020 a montré que l'entreprise a méconnu des obligations fondamentales de sécurité et de prévention pour la santé des salariés durant le confinement lié à la crise de la Covid-19.

Il est destructeur pour les finances publiques, du fait de l'enregistrement des ventes dans des paradis fiscaux et des fraudes massives à la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) sur les ventes des produits partenaires. L'inspection générale des finances avait déjà alerté en 2019 : seulement 10 millions d'euros (M€) de TVA ont été collectés par Amazon France en 2018, pour un chiffre d'affaires sur le territoire estimé à 6,5 Md€.

Il est contraire aux impératifs de l'urgence écologique et va à rebours de l'histoire, dans la mesure où les grands opérateurs du commerce en ligne proposent principalement à la vente aux particuliers des articles importés à bas prix, qui représentent 57 % de l'empreinte carbone de la France. Les nouveaux entrepôts en projet signifieraient 960 millions de produits supplémentaires par an. Ce modèle est basé sur la culture du consumérisme et le gaspillage de produits vite commandés, vite jetés, bien loin des principes de sobriété, de réemploi et de réparation qu'a souhaité récemment favoriser le législateur par la loi du 10 février 2020 relative à la lutte contre le gaspillage et à l'économie circulaire.

Le bilan carbone de l'entreprise Amazon est de 44,8 millions de tonnes d'équivalent CO2 en 2018, sans prendre en compte les émissions résultant de la fabrication des produits vendus sur ses sites internet – majoritairement des produits électroniques et textiles fortement émetteurs de gaz à effet de serre. Chaque entrepôt induit l'activité de 1 500 à 2 000 poids lourds et 4 000 utilitaires supplémentaires par jour, ainsi qu'une augmentation du trafic aérien pour la livraison par fret en vingt-quatre heures.

Nous avons auditionné les grands acteurs du commerce en ligne et de la logistique. Tous reconnaissent qu'il n'existe pas de schéma d'aménagement pour développer le commerce en ligne dans une logique de sobriété, et au bénéfice de l'économie locale.

Qui plus est, Amazon bénéficie d'une distorsion de concurrence abyssale. Les grands entrepôts logistiques du commerce en ligne échappent complètement à l'ensemble des règles qui s'appliquent à la grande distribution comme au commerce de proximité, qu'il s'agisse des autorisations d'exploitation commerciale ou de fiscalité. Aucune autorisation n'est à demander, et aucune fiscalité spécifique n'est à acquitter.

Par conséquent, nous estimons que la Représentation nationale doit faire un choix : laisser faire une « amazonisation » de la France et accepter une destruction fatale du tissu du commerce de proximité et de tous les liens sociaux qui font la vie quotidienne des bourgs et des centres‑villes, ou stopper cette logique mortifère de concurrence déloyale et prendre des décisions d'intérêt général bonnes pour l'emploi, pour l'activité économique des très petites entreprises, pour l'aménagement du territoire, pour l'environnement et pour un développement du commerce numérique vertueux au regard de l'objectif de relocalisation de l'économie.

L'article 1er de la proposition de loi instaure un moratoire de deux ans sur la délivrance des permis de construire et d'aménager un entrepôt logistique à destination du commerce électronique d'une surface supérieure à 1 000 mètres carrés.

À l'issue du moratoire de deux ans, l'article 2 soumet les projets de construction de tels entrepôts à la procédure de concertation préalable prévue par le code de l'environnement. Notre collègue Annie Chapelier pourra témoigner qu'il règne une grande opacité sur les projets de ce type au niveau local, qui ne font pas l'objet de débats citoyens.

L'article 3 modifie différentes dispositions du code de commerce pour créer une catégorie nouvelle : l'entrepôt logistique à destination du e -commerce – rappelons que la proposition de loi ne porte absolument pas sur tous les entrepôts logistiques. Il propose également d'appliquer à ces entrepôts destinés au commerce en ligne l'ensemble des dispositions qui s'appliquent actuellement aux grandes surfaces.

L'article 4 modifie la loi du 13 juillet 1972 pour assujettir ces entrepôts logistiques du e -commerce à la taxe sur les surfaces commerciales (TASCOM) à laquelle sont soumises l'ensemble des grandes installations commerciales de notre pays.

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