Intervention de Hervé Le Bras

Réunion du jeudi 2 juillet 2020 à 11h10
Mission d'information sur l'émergence et l'évolution des différentes formes de racisme et les réponses à y apporter

Hervé Le Bras, chercheur émérite à l'INED :

Je vous remercie d'avoir parlé de la question de mixité parce que, effectivement, j'ai toujours pensé qu'elle était essentielle. Comme vous l'avez vu dans les exemples statistiques qui ont été donnés, les enfants de couples mixtes sont « classés » avec les enfants d'étrangers ou d'immigrés, même par l'OCDE d'ailleurs. Le « gène dominant » serait donc en quelque sorte le fait d'avoir un ascendant étranger. Je pense que c'est vraiment très dommage.

Je vais vous donner un exemple. Nous avons beaucoup de chiffres sur la mixité et il y a beaucoup de discussions en France sur ce en quoi elle consiste vraiment. Je pourrai revenir sur ce sujet. La mixité est très importante. Nous avons une très bonne banque de données INSEE, la banque de données Détails, qui contient 22 millions de Français classés par ménage avec 80 variables. Malheureusement, cette banque de données contient sur ce sujet seulement la variable immigré/non immigré mais c'est déjà cela. On observe que les personnes immigrées qui vivent en couple, surtout si elles sont jeunes, sont 40 % à vivre en couple avec un non immigré. Ce sont donc des chiffres très élevés.

Mais la règle que j'ai indiquée, qui fait que l'enfant d'un couple mixte est classé avec le parent étranger ou immigré, fausse beaucoup les statistiques. En France, je n'ai pas le calcul exact mais, aux États-Unis, j'ai fait le calcul exact et je l'ai publié. Aux États-Unis, un grand article du New York Times disait il y a quatre ans : « Les naissances blanches sont maintenant minoritaires aux États-Unis. » Quand on regarde de près, qu'on prend les tableaux du recensement américain, ce qu'ils appellent « naissance blanche » – je l'ai rappelé dans l'article du Monde – correspond à la colonne White alone non Hispanic. Il existe effectivement une question dans le recensement américain qui demande Hispanic or not ? Il est ensuite écrit à la question suivante « what is your race ? », c'est-à-dire « quelle est votre race ? » 95 % des Hispaniques se classent comme Blancs mais les naissances hispaniques sont considérées comme non blanches, même si les intéressés ont coché « Blanc ». Ensuite, il est précisé alone. Cela signifie que, dans le recensement américain, vous pouvez cocher autant de cases que vous voulez mais – c'est un problème que l'on appelle le one drop of blood qui est au fond appliqué bien plus généralement – tous ceux qui ont coché des cases au-delà de la seule case « Blanc » sont considérés comme non Blancs. On arrive ainsi à ce chiffre : moins de la moitié des naissances américaines sont blanches. Pourtant, en refaisant les calculs en prenant la définition inverse, c'est-à-dire en considérant comme blanche toute personne qui a coché la case « Blanc », quelle que soit son origine, on arrive à 83 % de naissances blanches. Selon que l'on tient compte ou non de la mixité, on passe ainsi de moins de 50 % à 83 %. De plus, cette étude prend en compte ce que les Américains appellent la race de la mère. Si on ajoute le père, cela augmente encore et nous passons de 47 % à 86 %.

Cette question de la mixité est donc très forte. En l'intégrant, les choses sont beaucoup plus compliquées. Dans la plupart des pays, on refuse de considérer la mixité dans les statistiques ethniques parce que c'est trop complexe, surtout quand on remonte de plusieurs générations.

J'ajoute deux points importants. On trouve sur la question sociale une enquête très intéressante de l'INSEE dans le volume intitulé Immigrés et descendants d'immigrés. Cette enquête étudie les diplômes des enfants d'immigrés. Les enfants d'immigrés ont des diplômes inférieurs aux enfants de non immigrés. Vous ne serez pas étonnés. Mais l'enquête est intéressante parce qu'elle analyse selon la classe sociale des parents, selon que les parents sont ouvriers ou non. L'on se rend compte, lorsque l'on compare le niveau des diplômes des enfants d'immigrés ouvriers avec ceux des enfants d'ouvriers non immigrés, que la situation est un peu, pas beaucoup mais un peu, en faveur des enfants d'immigrés ouvriers. Je pense que ce résultat est tout à fait important.

La classe sociale joue donc et c'est simple, il n'y a pas besoin de réaliser des calculs sophistiqués toutes choses égales par ailleurs. Cela m'amène à la question de la différence entre le ressenti et la réalité. Vous avez cité mon dernier livre, l'un des trois ouvrages proposés pour le prix des députés, dont le titre n'est d'ailleurs plus d'actualité ; on pourrait le retourner en Se sentir bien dans une France qui va mal. Dans ce livre, je soulignais que la France est tout à fait particulière parmi les vingt-huit européens lorsque l'on regarde les résultats Eurobaromètre, du fait de la différence entre les opinions sur l'état de la France et les faits.

Par exemple, à la question « Êtes-vous satisfait de vos prestations sociales ? » les Français sont ceux qui sont les plus insatisfaits parmi les habitants des 28 États européens puisque, à l'époque, l'Angleterre en faisait encore partie. Ils sont plus insatisfaits que les Bulgares ou que les Lettons. Or, comme vous le savez, la France est le pays qui consacre maintenant la plus forte partie de son PIB aux prestations sociales. La question est donc de savoir pourquoi les Français sont aussi insatisfaits ? Je rejoins à ce sujet l'explication de l'OCDE. Le problème, que j'essaie de comprendre à la fin de mon livre car nous retrouvons cet écart dans beaucoup d'autres domaines que cette question des prestations sociales, est une question d'ascension sociale et d'éducation. L'ascension sociale est, non pas bloquée, mais très lente en France par rapport à ce qu'il se passe dans d'autres pays, pas dans tous, mais dans nombre d'autres. Les sélections par l'éducation y sont extrêmement rapides. Cela contraste, et cela a été souligné, avec la promesse qui est faite d'égalité.

Au fond, dans cette égalité qui en fait plus réelle que ressentie, on retrouve une vieille remarque d'Alexis de Tocqueville dans son livre sur De la démocratie en Amérique. Il est un peu étonné, alors qu'il parcourt les comtés américains, de s'apercevoir que, plus les comtés sont égalitaires, plus les gens sont insatisfaits et pensent qu'ils sont inégalitaires. C'est ainsi. À partir du moment où l'on sent que l'égalité est possible, qu'on l'approche, le fait qu'elle ne soit pas là est très durement ressenti. Je pense que c'est une des explications à prendre en compte pour la France.

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