Intervention de Sebastian Roché

Réunion du jeudi 9 juillet 2020 à 9h00
Mission d'information sur l'émergence et l'évolution des différentes formes de racisme et les réponses à y apporter

Sebastian Roché, politologue, directeur de recherche au CNRS, enseignant à Sciences Po-Grenoble, éditeur de « Policing and Society » :

Il n'y a pas de doute sur le fait qu'il existe en France une discrimination policière sur une base ethnique. C'est un problème systémique, désormais dénoncé par le Défenseur des droits. Ces comportements discriminatoires sont « endémiques », c'est-à-dire qu'on les trouve systématiquement dans tous les endroits où nous avons réalisé des études, même si ces phénomènes ne concernent pas tous les agents de police.

Les responsables politiques et administratifs, les représentants des syndicats de police et les éditorialistes qui disent le contraire de ce que je viens de vous dire ne sont pas en mesure d'apporter de preuves de ce qui constitue, à mon avis, un déni de leur part.

L'enjeu est complètement différent si vous êtes discriminé par votre boucher ou par le policier de votre quartier. Lorsque la discrimination est policière, c'est la force d'application de la loi qui vous discrimine. Vous êtes discriminé par le système légal qui vous promet l'égalité et la liberté pour tous et qui fait d'elles ses fondements. Nous ne parlons pas d'un élément périphérique. Il en va donc de la démocratie. C'est pour cette raison que l'affaire de Georges Floyd a eu un tel écho.

Concernant la terminologie, on parle de disparités lorsque l'on constate des écarts entre, par exemple, des taux de contrôle suivant la couleur de peau. On parle de discrimination systémique lorsque ces disparités ne sont pas fondées sur des comportements objectifs. Autrement dit, on parle de disparités si les écarts constatés s'expliquent par des différences de comportements – par exemple, tel groupe de population commet davantage d'infractions –, on parle sinon de discriminations. Une discrimination est dite systémique si elle n'est régulée, ni par l'encadrement intermédiaire, la haute hiérarchie et les corps d'inspection et de contrôle, ni par les responsables de l'institution qui sont, en France, les responsables politiques. Auquel cas, le système n'est plus capable de résoudre ses propres failles.

Le problème n'est pas seulement que les policiers puissent avoir des opinions racistes. Le problème est celui de leur transformation en comportements et pratiques discriminatoires alors qu'ils sont des agents assermentés de la loi.

En matière de connaissance des comportements discriminatoires, il y a une grande différence entre la France d'aujourd'hui et la France de 2005. Au début des années 2000, nous n'aurions pas pu être aussi affirmatifs quant au caractère endémique de la discrimination dans la police. Depuis, un ensemble d'enquêtes a été réalisé par plusieurs organismes scientifiques : le CNRS, différentes universités, l'Institut national d'études démographiques (INED) avec l'enquête « Trajectoires et Origines » (TeO), les organes de protection des droits fondamentaux comme le Défenseur des droits en 2017 ou avant lui, dès 2011, l'Agence européenne pour les droits fondamentaux. Fabien Jobard a cité l'enquête qu'il a conduite avec René Levy quelques années après. Ces enquêtes ont beaucoup progressé, de sorte qu'aujourd'hui nous pouvons dresser un panorama assez précis de cette discrimination.

Mes propres enquêtes ont été conduites à Grenoble, Lyon, Marseille, Aix-en-Provence ; Fabien Jobard vous a parlé de la situation à Paris. À chaque fois, sans coordination et avec des méthodes différentes, les enquêtes ont toujours abouti aux mêmes résultats. Quelles que soient les situations et les populations concernées, on constate une discrimination policière sur une base ethnique. C'est en ce sens que je parle de comportements « endémiques ». Cette réalité scientifique n'a pas encore été complètement intégrée par le système politique et n'est pas reconnue comme une vérité

Avec mon collègue Dietrich Oberwittler, nous avons dirigé une enquête, « POLIS », qui représente la plus grande étude menée jusqu'ici en termes de taille et de précision sur les relations entre les adolescents et la police en France et en Allemagne. Nous avons interrogé par questionnaire 24 000 adolescents et avons passé des centaines d'heures dans plusieurs villes françaises et allemandes à observer les patrouilles de police. Quelques années plus tard, j'ai répété cette enquête dans mon étude Understanding and Preventing Youth Crime (UPIC) effectuée dans les Bouches-du-Rhône, avec plus de 10 000 adolescents.

Ces enquêtes ont essayé de contrôler les différents paramètres qui peuvent influencer les contrôles d'identité, souvent à l'origine d'une « escalade des interactions ». Nous avons également essayé de prendre en compte les lieux (caractéristiques des quartiers, degré de richesse ou de pauvreté, etc.) dans l'imputation de discriminations possibles. Nous avons pris en compte la « disponibilité au contrôle », c'est-à-dire le comportement des adolescents, par exemple le fait d'être présent dans l'espace public le soir sans ses parents. Nous avons également pris en compte dans ces enquêtes les délits commis par les adolescents. L'outil sociologique de la « délinquance autodéclarée », qui s'est développé en Europe depuis les années 1980, est un outil standard qui permet de mesurer la délinquance.

Une fois que l'on a pris en compte les lieux et les comportements des adolescents, on peut introduire ces paramètres dans des modélisations statistiques. Ce que l'on observe, c'est qu'il y a discrimination policière sur une base ethnique à trois moments : la sélection du suspect, le traitement du suspect et la décision à l'issue du contrôle. À ces trois étapes, l'apparence ethnique est défavorable aux personnes qui n'ont pas la « bonne couleur ». Premièrement, il a le phénomène dit du « contrôle au faciès ». Toutes les études concordent sur ce point. Deuxièmement, en ce qui concerne le traitement du suspect, chez les adolescents jeunes par exemple, on ne voit pas de différence en matière de tutoiement suivant que l'on est blanc ou non par la police : les policiers tutoient 80 % des jeunes, quel que soit leur groupe. Par contre, dès lors qu'il s'agit de comportements de violence verbale ou physique, les jeunes qui sont issus des minorités sont beaucoup plus exposés. Enfin, à l'issue du contrôle, la décision d'emmener les adolescents au commissariat varie suivant les groupes ethniques. Les adolescents des minorités sont, là encore, davantage concernés.

Ce qui est frappant dans ces enquêtes, c'est que la discrimination policière peut se mesurer à partir de l'âge de 12 ans. Je n'avais jamais complètement réalisé ce que cela peut vouloir dire : la discrimination porte une lourde signification car la relation d'hostilité avec la police se construit dès le début de l'adolescence. Il résulte de ces contrôles discriminatoires répétés à un âge si jeune une érosion continue de la confiance et une défiance envers la police bien sûr, mais même une défiance envers le gouvernement et envers la loi.

Pourquoi cette situation existe-t-elle en France et pas du tout dans la même proportion en Allemagne ? L'enquête « POLIS » dont j'ai parlé montre qu'en Allemagne il n'existe pas de traces significatives de discriminations policières systémiques. Cela veut dire qu'il est possible d'exercer les missions de police autrement : d'autres pays ayant des populations plus pauvres, originaires de pays musulmans, ayant une couleur de peau différente, n'ont pas une action de police centrée sur les minorités.

En tant que sociologique, la question que je me pose est la suivante : pourquoi l'autorité politique n'a-t-elle pas corrigé cette situation depuis les premières études quantitatives de 2005 ? Jusqu'à présent, les pouvoirs publics sont dans le déni. À cet égard, les pratiques des ministres de l'intérieur successifs n'ont pas tellement différé. En Allemagne, ce sont les Verts qui ont induit une rupture en matière de pratiques policières. Ce déni constitue un verrou à toute évolution et est aujourd'hui spécifique à la France. En Grande-Bretagne, Priti Patel reconnaît l'existence du problème : comme ses prédécesseurs, elle publie les chiffres. Les policiers au Québec viennent de décider qu'il serait désormais illégal de contrôler les personnes pour toute autre raison que leur comportement. Aux États-Unis, plusieurs villes (San Francisco, Minneapolis, etc.) se sont engagées dans des politiques de reconnaissance du problème.

Par ailleurs il n'y a pas, de la part de la hiérarchie policière, de contrôle de l'usage des contrôles. C'est ce que nous avons observé dans le cadre de l'enquête « POLIS ». L'encadrement ne s'intéresse pas à la pratique des contrôles par les agents, alors même qu'il s'agit d'un acte de police judiciaire.

On le sait également, la position constante du gouvernement a été de refuser le comptage des contrôles d'identité du moins jusqu'à la période de la Covid, ce qui a d'ailleurs poussé le Défenseur des droits à s'en émouvoir. Si on peut compter les contrôles pendant les périodes de Covid, ne peut-on pas aussi les compter en temps normal ?

Les autorités disent donc que le problème n'existe pas tout en refusant de mettre en place les outils qui permettraient, le cas échéant, de le constater en rassemblant des éléments statistiques sur les contrôles, leur usage géographique et social.

Au niveau des politiques publiques, j'ai fait un rapport, que je tiens à disposition de la mission d'information, sur le ministère de l'intérieur face aux discriminations de genre, d'orientation sexuelle, et aux discriminations ethniques. Sur les discriminations par rapport aux femmes, de nombreux des progrès ont été faits depuis 25 ans ainsi que, dans une moindre mesure, sur les discriminations liées à l'orientation sexuelle ; mais rien sur les discriminations ethniques. Il y a des déclarations politiques comme celle de Jean-Pierre Chevènement : « une police, à l'image de sa population », cela ne s'est pas traduit concrètement en politiques publiques.

Les instruments dont disposent aujourd'hui les pouvoirs publics pour connaître les phénomènes de discrimination ne fonctionnent pas. Le système Signal-discri, qui est fait pour signaler la discrimination au ministère de l'intérieur, n'enregistre rien. L'Inspection générale de la police nationale (IGPN) n'enregistre rien. Cette année en outre, en plein cœur de l'affaire George Floyd, elle n'a pas même publié les informations relatives aux plaintes pour discrimination. Il n'y en a que quelques dizaines de recensées ! C'est comme si on disait qu'il n'y a pas de violences faites aux femmes au motif qu'on n'enregistre pas de plaintes ou que personne n'est sanctionné.

En matière de formation, j'observe que les cadres de la police – j'ai longtemps enseigné à ces derniers – ne sont pas formés sur la question de l'antiracisme et de la lutte contre les discriminations. Bien sûr ils connaissent la législation, mais ils ne sont ni formés sur la manière d'encadrer leurs équipes pour éviter ces pratiques ni évalués sur la base de ces critères.

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