Intervention de Daniel Sabbagh

Réunion du mardi 21 juillet 2020 à 17h00
Mission d'information sur l'émergence et l'évolution des différentes formes de racisme et les réponses à y apporter

Daniel Sabbagh, politologue, directeur de recherche au Centre de recherches internationales de Sciences Po :

Je vais m'employer à clarifier certains concepts. Je ferai deux remarques introductives. Premièrement, le terme « racisme » renvoie à des réalités très différentes : on peut l'employer pour qualifier des images, des discours, des états mentaux individuels, des représentations collectives, des comportements, des résultats de procédures organisationnelles, des politiques publiques, des idéologies, voire des États, dans leur globalité. Une remise en ordre paraît donc nécessaire. Deuxièmement, le terme « racisme » est péjoratif. Il a une fonction non seulement descriptive, mais aussi évaluative : qualifier quelque chose de raciste, c'est aussi le condamner et susciter l'indignation à son propos.

Je présenterai trois façons de concevoir le racisme, en indiquant leurs avantages et leurs inconvénients. La première option, historiquement, a émergé dans les années 1930 : c'est le racisme comme idéologie, analysé par l'anthropologue Claude Lévi-Strauss et des auteurs plus contemporains, tel que le philosophe américain d'origine ghanéenne Anthony Appiah. On peut en proposer une définition précise : une idéologie se caractérise par un ensemble de croyances, d'affirmations, de propositions sur le monde. Ce que j'appelle racisme, au sens d'une idéologie, est la conjonction de six propositions : premièrement, l'humanité se divise en groupes, dont les membres ont en commun des propriétés essentielles, intrinsèques et innées ; deuxièmement, ces propriétés sont immuables, inchangeables, à l'échelle de l'individu, sur une vie entière ; troisièmement, ces propriétés sont héritables, transmises biologiquement à l'échelle intergénérationnelle, par la reproduction biologique ; quatrièmement, ces propriétés déterminent des aptitudes, des capacités et des comportements ; cinquièmement, ces aptitudes, capacités et comportements permettent d'établir une hiérarchie entre les groupes ; sixièmement, la hiérarchie justifie la domination de groupes par d'autres. J'emploie délibérément le terme vague « domination », parce que ses formes sont variables : elles vont de l'exploitation économique au génocide. Face à cette forme de racisme, la stratégie antiraciste adaptée consiste à diffuser l'information scientifique et à faire connaître le caractère mensonger de propositions scientifiquement infondées. On fait le pari qu'une fois que les gens en seront persuadés, ils modifieront leurs comportements.

La deuxième option, un peu moins restrictive, conçoit le racisme comme une série d'attitudes psychologiques négatives, autrement dit d'états mentaux qui ne s'apparentent pas à des croyances mais qui prennent la forme de réactions affectives ou émotionnelles, telles que la peur, la haine, le mépris, le dégoût, ou encore une sorte d'irrespect. On peut qualifier une attitude de raciste par le fait qu'elle est négative et déclenchée par l'identification de son objet comme appartenant à un groupe racial distinct. Cette définition est un peu plus large que la précédente, tout en restant précise. Elle permet de concevoir un écart entre une attitude psychologique raciste et un comportement discriminatoire : toutes les personnes qui ont des attitudes psychologiques racistes ne vont pas nécessairement faire de discriminations raciales, et ce, pour une série de raisons. Par exemple, un individu qui a des attitudes racistes, qui en est conscient et les désapprouve, peut lutter avec succès pour les empêcher de se manifester dans son comportement. Cela n'a rien de spéculatif : cela nous arrive vraisemblablement tous les jours. Il est aussi possible qu'une personne ayant des attitudes racistes et adhérant à une idéologie raciste soit dissuadée de la traduire dans son comportement par la crainte de s'exposer à des sanctions juridiques, politiques ou touchant à sa réputation… Certaines personnes sont racistes, au sens de cette deuxième définition, sans discriminer, tandis que d'autres font de la discrimination raciale sans être forcément racistes – que l'on se réfère à l'idéologie ou à l'attitude. En tout état de cause, ces deux définitions du racisme me paraissent assez claires, précises et utiles.

Si on adhère à l'idée du racisme comme attitude émotionnelle, affective, négative, quelle serait la stratégie antiraciste appropriée ? Dans The Nature of PrejudiceLa Nature des préjugés, dans la traduction française –, publié en 1954, le psychologue social américain Gordon Allport a formulé l'hypothèse selon laquelle la multiplication des contacts et des interactions entre membres de groupes raciaux distincts devrait, en général, dans la plupart des cas, aboutir à une réduction des préjugés racistes et des attitudes psychologiques négatives si certaines conditions sont réunies : les protagonistes doivent être placés sur un pied d'égalité, poursuivre un objectif commun et être obligés de coopérer pour l'atteindre.

De nombreuses études de psychologie sociale empirique ont, pour l'essentiel, validé cette hypothèse. Dans la très grande majorité des cas, on a pu mesurer une réduction des attitudes racistes émotionnelles affectives. Elle est durable et elle s'étend au-delà des protagonistes en interaction : la diminution des préjugés envers une personne d'un autre groupe concerne tous les membres de ce groupe, y compris ceux que la personne en question n'a jamais rencontrés et ne rencontrera jamais. Dans certains cas, la réduction des préjugés peut s'étendre à d'autres minorités raciales, avec lesquelles la personne n'a pas interagi.

Ces études empiriques incitent à un optimisme prudent, que je nuancerai en observant que la diminution des préjugés est plus forte que la réduction des stéréotypes – c'est-à-dire de la croyance selon laquelle les membres d'un groupe ont telle ou telle caractéristique. En effet, les interactions ne permettent pas toujours aux membres du groupe « dominant » de constater l'invalidité des stéréotypes. Il est aussi possible que des interactions valident des stéréotypes préexistants, lorsqu'elles sont mal conçues ou que des problèmes se posent.

L'avantage comparatif de ces deux conceptions assez restrictives du racisme est qu'elles préservent la possibilité d'un écart entre racisme et discriminations, qui peut exister dans les deux sens : des personnes peuvent discriminer racialement pour des raisons qui ne tiennent pas à une idéologie ou à une attitude raciste. Par exemple, des études convergentes, fiables, montrent que, dans un certain nombre de grandes villes américaines – Washington, Chicago, New York –, les chauffeurs de taxi se livrent à une discrimination massive envers les clients noirs, notamment jeunes et de sexe masculin. Comment expliquer un phénomène social si répandu ? La première hypothèse, selon laquelle les chauffeurs seraient racistes, par idéologie ou par l'attitude, est assez peu plausible. En effet, l'identité raciale du chauffeur n'a pratiquement aucun impact sur son comportement : les chauffeurs noirs ou hispaniques commettent presque autant de discriminations contre les jeunes hommes noirs que ceux appartenant au groupe racial « dominant ». Il faut donc privilégier une autre hypothèse : ce type de discriminations raciales, dont les effets sont profondément néfastes sur la vie des victimes – il est très humiliant de héler à de multiples reprises un taxi sans jamais parvenir à ses fins –présente un caractère partiellement rationnel. En effet, dans ces espaces urbains, il existe une corrélation statistique significative entre le fait d'être noir et de commettre certaines infractions pénales, telles que l'agression d'un chauffeur de taxi. Les chauffeurs ont donc un intérêt légitime à s'en prémunir. Autrement dit, cette discrimination raciale extrêmement nocive, qui est illégale et doit le rester, est instrumentalement et rationnellement compréhensible, sans qu'il soit besoin d'accuser les chauffeurs d'être racistes.

La troisième façon de concevoir le racisme est de l'appréhender comme un système de production et de reproduction d'inégalités, empiriquement constatables, entre membres de groupes qu'on définit conventionnellement comme raciaux. Cette tendance a le vent en poupe. Patrick Simon et moi-même ne sommes pas d'accord sur ce point. Cette vision systémique, institutionnelle du racisme, qui est de plus en plus débattue, m'inspire plusieurs réserves. Premièrement, d'un point de vue intellectuel, si on qualifie de « raciste » toute pratique, norme ou procédure qui contribue ex post à reproduire des inégalités entre groupes raciaux, on aboutit à un concept attrape-tout, à une catégorie englobante qui rendra plus difficile l'établissement de distinctions affinées entre mécanismes de production des inégalités. Or, il existe plusieurs rouages de production des inégalités : les discriminations – directes ou indirectes, intentionnelles ou non, racistes ou non –, la ségrégation, qui peut prendre, elle aussi, plusieurs formes, ou encore la violence physique. Pour permettre l'élaboration des politiques publiques, mieux vaut avoir la vision la plus précise possible des mécanismes de production des inégalités raciales que de tout englober sous l'appellation générique de « racisme systémique ».

Deuxièmement, d'un point de vue politique, il faut être prudent. La cause antiraciste a besoin d'une coalition majoritaire comprenant le plus grand nombre possible de membres des groupes « dominants ». Son succès dépend de la capacité à inclure des gens qui n'étaient pas convaincus à l'origine. Or, cela risque d'être difficile si on recourt à la notion de « racisme », dont les connotations péjoratives, accusatoires et infamantes sont très fortes dans notre pays. Pour des raisons de tactique et de rhétorique politiques, un usage parcimonieux de la notion de « racisme systémique » me semble opportun. Son emploi peut être utile dans une première phase, pour mettre en lumière un problème public et faire comprendre aux gens que ce qui pouvait leur apparaître comme une succession d'incidents isolés est d'une autre nature. Cela me semble, en ce cas, parfaitement légitime. Mais une fois que le problème est identifié, qu'il n'y a plus de réel débat sur l'existence et l'ampleur de discriminations raciales, il faut sans doute employer un vocabulaire plus précis. Si on élargit à ce point la catégorie de racisme, si tout est raciste, plus rien ne l'est, finalement. Le sentiment qui risque de s'imposer est une forme de découragement, ce qui est le contraire de ce que la coalition antiraciste doit susciter.

Je souhaiterais appliquer la distinction entre les trois conceptions du racisme à un objet politique sulfureux : l'existence d'un prétendu « racisme anti-Blancs ». Si on privilégie l'hypothèse du racisme comme idéologie ou comme attitude émotionnelle négative, l'existence d'un racisme anti-Blancs n'a rien de surprenant ni de paradoxal. Il serait même proprement miraculeux qu'il n'en existe pas, compte tenu de la puissance et de la virulence, au cours de l'histoire, dans pratiquement tous les pays du monde, d'un racisme blanc qui a laissé des traces destructrices. De fait, on peut repérer des formes de racisme anti-Blancs, sous l'angle de l'idéologie ou de l'attitude. Aux États-Unis, dans les années 1960, un mouvement afro-américain, The Nation of Islam, dirigé par le prédicateur Elijah Muhammad, décrit explicitement tous les hommes blancs comme étant de nature diabolique. Ce n'est pas un abus de langage que de caractériser cette idéologie comme la manifestation d'un racisme anti-Blancs. Plus près de nous, en 2018, un rappeur répondant au pseudonyme de Nick Conrad a été condamné pour incitation à la haine raciale en raison d'un clip intitulé « Pendez les Blancs ». Lors de son procès, il a précisé que ses propos n'avaient pas dépassé sa pensée et qu'il les assumait intégralement. Là encore, le fait de qualifier son comportement de « racisme anti-Blancs » ne me paraît pas abusif. Toutefois, si on a une conception du racisme exclusivement systémique, qui conduit à le définir comme un système de production et de reproduction du « privilège blanc », le racisme anti-Blancs devient, par définition, un oxymore, une expression sans application possible.

Vous l'aurez compris, j'estime qu'il n'y a pas de bonnes raisons d'avoir une conception du racisme exclusivement systémique. Nous avons besoin d'une vision pluraliste, qui implique l'usage des trois conceptions du racisme. Il faut privilégier celle qui apparaît la plus pertinente en fonction de considérations locales et contextuelles. Ce doit être l'objet d'un jugement politique.

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