Intervention de Daniel Sabbagh

Réunion du mardi 21 juillet 2020 à 17h00
Mission d'information sur l'émergence et l'évolution des différentes formes de racisme et les réponses à y apporter

Daniel Sabbagh, politologue, directeur de recherche au Centre de recherches internationales de Sciences Po :

Je ne vais pas revenir sur le racisme institutionnel en tant que tel. S'agissant des contrôles « au faciès », il me semble qu'on amalgame très souvent deux problèmes différents. Il y a non seulement la surreprésentation des personnes racisées parmi celles qui sont contrôlées, ce qui peut plus ou moins s'expliquer rationnellement par des objectifs légitimes des policiers, mais aussi le tutoiement systématique, les humiliations, les insultes, les contrôles répétés de gens personnellement connus par les policiers, dans un simple but de harcèlement – il n'y a pas d'autre terme approprié –, ce qui ne peut être justifié par aucun objectif légitime. Le sentiment d'indignation provient en partie de ces comportements, qui doivent être distingués du contrôle proprement dit. Il n'est pas complètement inenvisageable de prendre en compte un fait objectif, qui est la surreprésentation des membres de certains groupes parmi les auteurs de certaines infractions, mais cela n'implique pas de les traiter systématiquement d'une manière humiliante, gratuitement offensante. C'est ce qui produit l'indignation – au moins autant que le fait de voir qu'on a été contrôlé, et pas la personne blanche d'à côté. Il y a différentes modalités de contrôle, et elles ne se valent pas toutes. Les contrôles « au faciès » sont un phénomène composite.

Je vais faire une réponse très claire, et convergente avec celle de Patrick Simon, en ce qui concerne les indicateurs. Il en faut, pour des raisons qui ne tiennent pas à une position politique spécifique, mais aux engagements juridiques de la France. À partir du moment où la discrimination, qui est légalement réprimée, comprend ce qu'on appelle la « discrimination indirecte », c'est-à-dire des pratiques qui ne consistent pas en des traitements différenciés mais qui ont un impact différencié sur les membres de groupes définis à raison d'un critère interdit, comme la race, il faut avoir des données ventilées par catégories raciales. Or nous n'en avons pas. Je tiens à souligner que ce n'est pas un problème spécifiquement français. Au sein de l'Union européenne, seul le Royaume-Uni produit ces données. Il ne faut pas s'auto-flageller plus que de raison : il s'agit d'un problème ouest-européen, exception faite du Royaume-Uni. Il n'en est pas moins considérable : il n'y a pas vraiment de lutte effective contre les discriminations raciales indirectes en l'absence d'un système de monitoring. Celui-ci ne peut pas exister sans catégorisation raciale. Si on veut donner une certaine consistance à la lutte contre les discriminations raciales, y compris indirectes, on doit construire des indicateurs.

Cela ne signifie pas qu'il faudrait transposer le référentiel ethno-racial anglo-saxon en remplaçant simplement « hispanique » par « arabe ». Un certain nombre d'intellectuels publics, modérés et bienveillants, dont la personne assise à ma droite, ont proposé il y a un certain temps, avec Patrick Weil, d'adopter une sorte de compromis républicain qui consisterait à adopter un référentiel reposant sur des catégories différentes des notions raciales à l'américaine : les catégories retenues auraient été fondées sur l'origine nationale, le lieu de naissance et la citoyenneté de naissance des parents. Il est vrai que cela fonctionnerait de moins en moins bien au fil du temps, puisqu'on en est à la deuxième ou à la troisième génération : cela impliquerait de chercher des informations que les petits-enfants n'ont pas nécessairement. Ce serait forcément du bricolage, mais cela aurait la vertu d'instituer une logique de monitoring, d'auto-surveillance, par tous les opérateurs, de l'effet de leurs pratiques. C'est fondamental : sans cette logique, il n'y a pas de lutte effective contre les discriminations indirectes. Si c'est le référentiel états-unien qui bloque, du fait de la brutalité de ses catégories – noir, hispanique ou asiatique – on peut créer un autre référentiel. On peut découpler la logique du monitoring de tel ou tel appareil catégoriel. Rien n'interdit aux Français d'inventer le leur, sur la base de données d'état civil que l'on a le droit de collecter à droit constant.

Si on voulait en faire davantage, en autorisant les pouvoirs publics à prendre en compte directement des catégories raciales, ce qui n'est pas, personnellement, ce que je préconise, ce serait une décision politique par excellence. Aucun comité ad hoc, de sages ou d'experts, n'a qualité pour introduire une réforme de cette nature. Il faudrait qu'elle soit validée au niveau politique. Cela serait d'autant plus nécessaire qu'une décision de ce type est en pratique quasiment irréversible. Il existe très peu d'exemples de pays qui auraient institué une classification raciale des personnes et qui l'auraient ensuite abrogée, au motif qu'elle aurait atteint ses objectifs. Cela n'existe quasiment pas, pour des raisons sociologiquement compréhensibles : une fois que le système de catégories existe, des intérêts s'agrègent autour d'elles, et les raisons pour lesquelles on maintient le dispositif ne sont pas les mêmes que celles pour lesquelles on l'a créé. Il est politiquement très difficile de revenir sur une rupture de cette nature. D'où la nécessité qu'il y ait un débat politique si on s'oriente dans cette direction.

Je souscris plutôt, à titre personnel, à ce que vous avez dit à propos de la diversité. Elle sert à noyer le poisson, à parler de race sans que les gens poussent instantanément les hauts cris, mais la plupart comprennent de quoi il s'agit.

Cela dit, il faut raisonner par secteurs. Les connotations raciales du mot « diversité » ne sont pas identiques partout. Quand on évoque la diversité dans le domaine de la représentation politique, vous le savez mieux que moi, on parle de minorités visibles, car il existe un autre mot au sujet des femmes, qui est la parité. Diversité signifie donc non-blanc, d'une manière relativement transparente. Dans le milieu des grandes entreprises, c'est très différent. Elles utilisent essentiellement le label « diversité » pour mener des politiques d'inclusion des seniors, des femmes et des personnes handicapées, les musulmans et les minorités raciales étant vraiment les parents pauvres. C'est possible car la législation et même les incitations qui leur étaient adressées laissent toute latitude pour définir la diversité exactement comme on veut.

« Diversité » est un euphémisme, visant à éviter une polarisation, une montée aux extrêmes. On parvient peut-être un peu à le faire, mais c'est au détriment de la clarté, et il me semble que les gens ne sont pas dupes : on sait bien ce que veut dire la diversité. Je ne suis pas persuadé que le gain politique, lorsqu'on utilise ce terme qui fâche moins, vaille la perte de clarté du débat public.

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