Intervention de Laurent Santoire

Réunion du mercredi 6 décembre 2017 à 16h00
Commission d'enquête chargée d'examiner les décisions de l'État en matière de politique industrielle, au regard des fusions d'entreprises intervenues récemment, notamment dans les cas d'alstom, d'alcatel et de stx, ainsi que les moyens susceptibles de protéger nos fleurons industriels nationaux dans un contexte commercial mondialisé

Laurent Santoire, délégué syndical central CGT d'Alstom « Power Systems » :

Il faut d'abord que nous nous entendions. Dans le document de 500 pages que j'ai en main, on ne trouve pas un seul plan de charge mais 5 000 emplois en moins. Comment le groupe GE travaille-t-il ? C'est très simple : pendant ces trois dernières années, on n'a pas cessé de nous expliquer que c'était plus dur, que la rentabilité diminuait … Or le taux de rentabilité opérationnelle atteint 12 %, un chiffre qui rendrait heureuse n'importe quelle PME concurrente, mais pas GE : il lui faut un taux de 18 % et, pour cela, le groupe doit réduire les coûts fixes et les coûts variables et donc fermer un tiers de ses usines de production. Prenez la communication aux actionnaires de John Flannery – 47 pages – disponible depuis le 13 novembre dernier sur le site de GE, et examinez donc la manière dont elle est construite…

J'ai un document sur le droit de tirage pour supprimer des postes. Si nous exerçons la même activité avec 20 ou 30 % de personnels en moins, nous sommes 20 ou 30 % plus rentables. Voilà quelle est la « stratégie » industrielle de GE et voilà ce que nous voulons signifier quand nous vous disons que nous n'avons pas affaire à un groupe industriel !

Nous exigeons d'obtenir les prévisions de commandes pour les trois prochaines années. Or pour GE « Hydro », elles sont en totale contradiction, pour 2018, avec le plan de restructuration imposé – un document posé sur la table du comité d'entreprise européen. Et il est impossible d'avoir le détail des commandes pour les trois prochaines années !

Je vais prendre un exemple pour que nous nous comprenions bien : treize tranches nucléaires, c'est de quoi occuper largement plus de salariés qu'il n'y en a en France dans ce secteur. Or en 2016, comment le plan a-t-il été conçu ? « Ah, nous n'avons pas de contrat, Hinkley Point n'est pas encore conclu, deux prochains contrats pourraient bien être signés mais nous n'en sommes pas certains… » Ils ont viré tout le monde parce qu'il risquait d'y avoir un petit problème de charge – nous allons bien finir par sortir la centrale de Flamanville. Quand l'expert a demandé aux dirigeants de GE comment ils construiraient la centrale de Hinkley Point, si le contrat était signé, et comment ils feraient face deuxième commande, ils lui ont répondu qu'ils n'étaient pas chargés de traiter cette question mais qu'ils étaient obligés d'adapter les effectifs à la charge instantanée car l'actionnaire exigeait un taux de rentabilité de 18 %.

Or, et c'est ce que nous souhaitons faire entendre à la représentation nationale, on ne peut pas gérer des cycles longs, comme le nucléaire, de cette façon, faute de quoi on va détruire la filière.

Demandez à GE quelle est la pyramide des âges dans ses entreprises françaises. Je travaille pour ma part dans l'automatisme, à savoir le contrôle-commande des centrales : il s'agit de ceux qui sont derrière les pupitres, là où se trouve le tableau de bord. C'est un rôle de « porte-clefs » mais qui reste important car mobilisant une technologie de pointe. Eh bien, la moyenne d'âge des personnels en question est, en France, de cinquante-trois ans. ! La pyramide des âges ne ressemble même pas à un dos de chameau, avec une bosse représentant les vieux et l'autre les jeunes, le creux au milieu d'elles figurant la période de vingt ans pendant laquelle on n'a pas embauché. Or, ici, nous avons les vieux d'un côté et, de l'autre, presque personne de moins de quarante ans et carrément plus personne en deçà de trente ans – et donc une répartition des âges en dos de dromadaire, syndrome d'une entreprise qui va fermer.

Structurellement, les entreprises, en France, sont orientées non pas pour développer la filière mais pour gérer du cash très rapidement, et être éventuellement vendues. Je serais patron de GE, je ne m'embêterais pas : j'ai plein de commandes, je ne suis pas capable de les exécuter mais comme cela ne se voit pas, je les refile à un partenaire qui, six mois plus tard, s'exclamera : « Oh, mais vous m'avez menti, le carnet de commandes n'est pas si bon que ça ! » Tout cela n'a l'air de rien, mais que vient de dire GE sur Alstom ? Il a découvert qu'il y avait un certain nombre de projets inscrits sur le carnet de commandes… Je prendrai l'exemple de l'énorme centrale solaire d'Ashalim, très pointue sur le plan technique, et en cours de construction en Israël. GE a provisionné 150 millions de pertes, c'est-à-dire plus que la moitié de sa part dans le contrat lui-même, soit 300 millions d'euros pour 600 millions au total. Le rendement promis par Alstom, à l'époque, sera en effet difficile à atteindre et si l'on n'y parvient pas, au bout de trois ans, il faudra payer des pénalités – que GE a, donc, provisionnées. Je ne suis pas en train de dire que GE truque ses comptes, mais bien que le groupe a créé une situation dans laquelle nos coentreprises ne valent plus rien.

Aussi, si l'on veut s'assurer la maîtrise d'une filière, j'y insiste, il faut que l'État soit aux manettes. Mes collègues m'objectent alors : « Mais ce que vous demandez-là, monsieur Santoire, avec la CGT, est impossible : l'État n'a pas d'argent. » Mais si, on a l'argent de l'Agence des participations de l'État (APE). C'est son rôle. Il s'agit d'un secteur crucial et de plus nous ne sommes pas seuls : l'Europe aussi peut s'occuper de tout cela.

Nous appelons donc vraiment votre attention sur le fait que GE est un groupe financier qui gère son capital en fonction de critères boursiers et non des carnets de commandes.

J'en viens aux suppressions d'emplois. Vous avez dit qu'elles étaient moindres en France. Vous nous avez mal entendus : 700 postes supprimés officiellement dès le premier plan. Ensuite, mon collègue l'a mentionné : plus de 3 000 emplois détruits. Depuis quatre mois – on ne vous a peut-être pas signalé cette technique – les embauches sont gelées dans toutes les entreprises GE en France. Ainsi, à chaque fois que quelqu'un quitte l'entreprise pour partir à la retraite, pour passer à la concurrence ou pour aller ailleurs, on ne le remplace pas. Vous avez eu raison de nous poser la question car nous n'avons pas été assez clairs : oui, l'impact des plans de restructuration a été très fort sur les réductions d'effectifs ! C'est pourquoi nous sommes fondés à vous affirmer que, hors quelques opérations de communication séduisantes, on est en train de détruire des milliers d'emplois en France.

On a créé à Belfort un centre de services partagés. Nous ne contesterons pas la création de 185 postes à cette occasion, mais ils correspondent à 185 emplois supprimés ailleurs en Europe – et donc à un transfert. Nous ajouterons qu'il ne s'agit pas d'emplois industriels et qu'ils ne compensent donc pas le départ de mes 400 collègues. Nous vous dirons enfin qu'il y avait un certain nombre de contrats illégaux de sous-traitance – nous avons été condamnés pour cela. Eh bien nous sommes en train d'internaliser des dizaines et des dizaines d'emplois de prestataires de services qui ne contribuent pas au renforcement de la filière mais sont seulement un effet comptable.

Toutes ces méthodes aujourd'hui à l'oeuvre pour faire semblant de créer les mille emplois promis dans la filière industrielle, en détruisent en fait bien plus de mille et le Gouvernement – je le dis clairement – est complice d'un jeu d'écriture comptable et cela depuis le début.

Je reviens sur le jeu de passe-passe évoqué par mes collègues. On ne devait pas compter les emplois de Cherbourg. La construction du champ d'éoliennes est régie par un contrat français. Il se trouve que, pour des raisons de procédures, de qualifications, ce chantier a été retardé. GE a alors décidé que la charge serait assurée, pendant deux ou trois ans, depuis les États-Unis et a demandé que les 350 postes concernés soient comptabilisés comme autant de créations d'emplois – ce qui n'était pas prévu par le contrat initial. C'est bel et bien un tour de passe-passe.

Nous sommes tout à fait solidaires de nos collègues allemands et suisses : on ne construit pas des filières en silos ; il ne s'agit pas de défendre son pré-carré. Hier, nous sommes allés aider ces collègues parce que nous savons très bien que leur affaiblissement sera ensuite le nôtre. Le mot employé par mon collègue de « Power Service » est celui de « sursis ». À la fin du peu d'engagements tenus auprès de nous et qui courent jusqu'en 2018, il n'y aura plus rien. D'où la demande, et nous pouvons sur ce point être d'accord avec nos collègues de la CFDT, de garanties supplémentaires pour après 2018 – or 2018, c'est demain.

Pour finir, s'agissant des barrages, je me suis montré maladroit, madame Battistel. Si nous voulons, comme le disait Jean-Bernard Harnay, gérer la charge, il faut améliorer le rendement et utiliser des turbines-pompes, il faut travailler sur les PSP (pumped storage power plants) – stations de transfert d'énergie par pompage (STEP) en français. L'expertise en matière de PSP est vitale en France et à l'exportation. Nous pourrons ainsi traiter avec les Chinois qui vont investir des centaines de milliards d'euros. Ils ont besoin de partenaires, sont prêts à nous aider à nous développer. Nous pouvons également passer des accords avec les Américains – Airbus l'a fait avec GE dans le secteur des turbines d'avion et la coentreprise, créée à cette occasion, fonctionne plutôt bien ; or ce n'est pas GE qui pilote, ce qui montre assez bien qu'il faut, en cas d'accord avec GE, garder la main.

Il faut donc que l'État s'implique dans la filière, l'organise, demeure l'arbitre ; c'est vital pour notre avenir. Face à nous, les Chinois, je l'ai dit, sont prêts à investir des centaines de milliards. Ceux qui passeront leur tour mourront.

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