Intervention de Arnaud Montebourg

Réunion du mercredi 13 décembre 2017 à 17h00
Commission d'enquête chargée d'examiner les décisions de l'État en matière de politique industrielle, au regard des fusions d'entreprises intervenues récemment, notamment dans les cas d'alstom, d'alcatel et de stx, ainsi que les moyens susceptibles de protéger nos fleurons industriels nationaux dans un contexte commercial mondialisé

Arnaud Montebourg, ancien ministre de l'économie, du redressement productif et du numérique :

Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les députés, pour être emblématique, l'« affaire Alstom » ne peut se résumer à un symbole. Elle concerne un pan très important de notre activité industrielle, qui plus est dans des secteurs stratégiques, puisque l'entreprise fournissait les turbines de nos sous-marins nucléaires, mais également les îlots conventionnels de nos centrales nucléaires, dont Alstom assure par ailleurs la maintenance globale, ce qui lui donne en partie la main sur notre indépendance énergétique. Si l'on y ajoute les milliers de turbines qu'Alstom a réussi à vendre dans le monde, la branche « Énergie » d'Alstom, Alstom Power, était – je parle à l'imparfait car il serait temps de regarder le présent avec lucidité – un outil industriel stratégique, notamment pour la construction du futur et la transition énergétique. Je rappelle qu'Alstom était leader mondial, avec 25 % des parts du marché des barrages hydrauliques et des turbines, et que le groupe avait investi dans l'offshore avec des turbines de haut niveau, ce qui en faisait l'un de nos acteurs industriels en mesure de relever le défi de l'indépendance dans la transition énergétique, capable en d'autres termes de contribuer à la construction d'un système énergétique destiné à succéder à celui de l'après-guerre.

J'ajoute qu'Alstom était un conglomérat, c'est-à-dire qu'il regroupait des activités disparates, sans nécessairement de lien entre elles, issues de l'ancienne Compagnie Générale d'Électricité (CGE), comme le ferroviaire, les transports et l'énergie. Or, si l'on compare ce que peut être le destin des conglomérats à celui de ce que les financiers appellent les pure players, c'est-à-dire les entreprises centrées sur un seul métier et qui servent souvent de jouets aux banquiers d'affaires, qui adorent découper les entreprises pour les vendre en pièces détachées, parce que cela nourrit leur activité, on constate que les pure players ont tendance à disparaître dès que s'amorce un cycle économique défavorable dans leur secteur, alors que les conglomérats savent compenser ces cycles grâce à leur polyvalence. La CGE n'était d'ailleurs rien d'autre que le Siemens, le General Electric, le Mitsubishi des années quatre-vingt-dix, avant d'avoir été démantelé en de multiples activités, lesquelles ont fait l'objet de ventes par appartement, entraînant d'ailleurs la disparition de certaines d'entre elles.

En matière de transport comme en matière d'énergie, la France disposait du contrôle des centres de décision d'Alstom et pouvait orienter comme elle le voulait ses ressources en matière de R&D ou ses investissements à l'étranger – je souligne ce point dans la mesure où la commande publique est un élément déterminant pour piloter une entreprise qui, en l'occurrence, n'était pas sans lien avec nos intérêts nationaux.

Cette histoire n'a donc rien d'anecdotique, et ce fut évidemment une très grande surprise pour le gouvernement auquel j'avais l'honneur d'appartenir de découvrir que le Board d'Alstom et ses actionnaires avaient déjà ficelé un accord dans notre dos.

J'ai lu depuis lors à peu près tout ce qui a été publié sur l'affaire, je me suis renseigné avec les moyens du citoyen ordinaire que je suis redevenu, et rien ne me permet aujourd'hui de retirer un mot des déclarations que j'avais faites à l'époque devant la représentation nationale. Le Gouvernement a bel et bien été pris par surprise, alors que certains signaux d'alerte laissaient entrevoir qu'Alstom ne pourrait pas demeurer éternellement un loup solitaire dans la consolidation mondiale que connaissaient les activités ferroviaires et énergétiques. Il devenait nécessaire que l'entreprise trouve des alliés et construise des stratégies mondiales devant permettre à la France de continuer sa course dans un monde en mutation.

J'avais d'ailleurs, en février 2014, commandé une étude au cabinet Roland Berger pour éclairer le Gouvernement. Ce document, que je pourrai vous remettre, daté du 19 février et intitulé « Projet Almaconfidentiel » établissait qu'Alstom n'était pas en situation d'urgence et qu'il existait de multiples possibilités permettant d'éviter un rachat, une OPA ou la vente d'actifs, par exemple en nouant une alliance soit avec une entreprise nationale – je pense notamment à Thales et à ses activités de signalétique dans le ferroviaire : l'État, présent des deux côtés, aurait ainsi pu construire une stratégie mondiale à partir de nos seules ressources – soit avec des entreprises asiatiques, européennes ou américaines, ce qui nous aurait permis de consolider notre conglomérat ferroviaire et énergétique.

D'autres options moins précipitées existaient donc, mais il n'a jamais facile d'en discuter avec Patrick Kron, personnage doté d'un fort caractère. On ne peut certes en vouloir à un chef d'entreprise d'avoir du caractère et de dire « non » à l'État, tout comme l'État peut lui dire « non »; l'essentiel est que les deux parties puissent se parler, ce qui n'a pas été le cas.

Je me souviens notamment d'un voyage présidentiel à Abou Dhabi à l'hiver 2013-2014 auquel nous participions tous les deux et au cours duquel, à la faveur d'une réception à l'ambassade, je me suis isolé avec M. Kron pour l'interroger sur ses projets d'alliance et sa stratégie, sachant que Bouygues, l'actionnaire majoritaire, manifestait une certaine impatience à se désengager ; je n'obtins aucune réponse sinon qu'Alstom trouverait une solution et que l'État n'avait pas à s'en préoccuper. Je rappelle que nous parlons là d'une entreprise dont les rapports avec l'État ne datent pas d'hier et qui a été sauvée en 2004 par M. Sarkozy– ce dont il faut lui savoir gré.

Lorsque le dirigeant d'une entreprise, qui fait en quelque sorte partie des bijoux de famille, vous assure que rien ne sera fait sans que vous en soyez averti et qu'il n'y a aucune raison de s'inquiéter, vous avez donc toutes les raisons de croire.

Malheureusement, M. Kron n'était sans doute pas en mesure d'agir avec transparence, et le gouvernement français a été pris par surprise par ce que je qualifierais de stratégie de dissimulation. De même, nous avons été surpris par l'ampleur des procédures engagées contre Alstom et certains de ses cadres dirigeants par le Department of Justice américain (DOJ).

Nous étions au courant, naturellement, des difficultés américaines d'Alstom et de l'arrestation de l'un de ses cadres, mais je dois dire que, dans le traitement de cette affaire, le Gouvernement a fait preuve d'une grande naïveté, le Quai d'Orsay se bornant à agir comme il l'aurait fait pour n'importe quel citoyen lambda emprisonné aux États-Unis. Notre système interministériel d'intelligence économique n'a pas fonctionné, dans la mesure où les signaux d'alertes ne sont même pas parvenus jusqu'à moi.

Rétrospectivement, je comprends mieux dans quelle situation se trouvait M. Kron et les raisons pour lesquelles il avait pratiqué la dissimulation pour mettre le Gouvernement, les salariés et les syndicats devant le fait accompli, en ayant pris soin au préalable de verrouiller les positions de son conseil d'administration pour que toute discussion soit impossible et qu'on ne puisse pas revenir en arrière. On aboutissait ainsi à cette situation inouïe : la branche « Énergie » d'Alstom, soit environ 10 milliards d'actifs, si impliquée dans le fonctionnement de notre parc nucléaire ou dans celui de notre marine nationale, allait être vendue à des Américains sans que nous en ayons été informés. Sans doute M. Kron était-il lui-même sous la pression judiciaire des États-Unis pour en être arrivé là. Si vous souhaitez en savoir davantage, je pourrai fournir des détails susceptibles d'éclairer la représentation nationale, mais je ne souhaite pas le faire publiquement, dans la mesure où certaines procédures sont encore en cours.

Vous m'avez également interrogé sur l'existence d'un plan B. Il y a toujours une autre solution, à condition qu'elle soit crédible, avantageuse et qu'elle porte en elle les fruits de l'avenir. Or, selon moi, l'accord avec General Electric ne pouvait pas être un bon accord, mais je n'avais pas d'autre solution que de négocier dans le cadre qui m'avait été fixé. J'ai donc eu recours à toute l'ingénierie politique et juridique dont je disposais pour obtenir un changement d'attitude. Au mois d'avril, il n'y avait pas de négociation possible avec M. Immelt, président de GE mais, lorsque, le 14 mai, nous avons sorti le décret, la météo a subitement changé : l'État s'était armé, et des gens qui ne nous parlaient pas ont commencé à vouloir discuter et se sont montrés prêts aux premières concessions.

J'ai donc donné un mandat de négociations au directeur général de l'Agence des participations financières de l'État (APE), David Azéma, lequel s'est entouré de ses conseils, avocats ou banquiers d'affaires. Je prenais moi-même conseil auprès de M. Arié Flack, un banquier d'affaires, qui nous a beaucoup aidés à construire la contre-offensive face à GE et à trouver les moyens d'empêcher qu'une entreprise pesant 250 milliards d'euros n'en dévore une pesant dix fois moins, c'est-à-dire 25 milliards. Sans compter que nous avions en face de nous des Américains, se présentant avec des moyens sans commune mesure avec ceux des Allemands que nous étions pourtant allés chercher dans l'espoir de trouver un accord qu'ils souhaitaient depuis longtemps. Notre tentative a malheureusement échoué car non seulement Siemens était dans une situation difficile sur le marché européen mais la mésentente était totale entre M. Kron et M. Kaeser, comme entre les organisations syndicales. Sachant que les élus de Belfort et du pays de Montbéliard étaient eux-mêmes en désaccord avec leurs homologues allemands, il était clair que la solution européenne serait difficile à atteindre. Cela demandait du temps, car un bon accord réclame de la patience et de la subtilité.

Les Allemands ayant refusé nos conditions, seule demeurait la solution radicale de bloquer la vente.

Le Président de la République, M. Hollande, ne le souhaitant pas et le Premier ministre ne me soutenant pas sur cette option, j'ai donc été contraint d'agir par la négociation, sachant que, si l'issue des discussions était déjà écrite, il me fallait néanmoins préserver au mieux les intérêts français.

Je voudrais ici vous dire deux mots de cet accord, au sujet duquel on a beaucoup écrit mais dont je considère qu'il pouvait avoir pour notre pays des aspects positifs.

GE avait donc décidé de couper Alstom en deux, d'acheter sa branche « Énergie » et de laisser le ferroviaire. Nous avons alors fait savoir à M. Immelt qu'on ne pouvait abandonner ainsi un pan de notre industrie sur lequel reposait pour partie notre souveraineté, et avons décidé d'opposer aux Américains notre propre « CFIUS », en publiant le décret du 14 mai, grâce auquel j'ai pu exiger et obtenir, au terme d'une négociation interminable et difficile, que le nucléaire soit isolé du reste de l'activité « Vapeur » rachetée par GE, Nous avons également pu obtenir un droit de véto au bénéfice du gouvernement français, ainsi que la nomination, parmi les cinq administrateurs français, d'un administrateur représentant l'État et assumant en quelque sorte les fonctions de « surveillant général » pour la nouvelle co-entreprise nucléaire, ce qui devait permettre de protéger les intérêts français. J'admets que c'était un pis-aller, puisque, normalement, une industrie de cette nature n'aurait pas dû être vendue.

Ces intérêts sont-ils réellement défendus ? Je l'ignore. Il faudrait interroger l'administrateur de la Direction générale des entreprises (DGE), placé sous les ordres du ministre de l'économie : assiste-t-il aux conseils d'administration ? Pose-t-il des questions ? Enquête-t-il ? Je rappelle par ailleurs qu'un expert indépendant devait être nommé, en l'occurrence Vigeo, une agence d'évaluation des entreprises spécifiquement désignée dans l'accord dont je vous remettrai un exemplaire, ce qui vous permettra de constater à quel point il est précis et original.

Cet expert était supposé suivre l'activité en temps réel et remettre chaque année un rapport sur la bonne exécution des clauses de l'accord. J'ignore si ces rapports ont été demandés et s'ils ont été lus après mon départ de Bercy. Ce que je sais en tout cas, c'est qu'ils n'ont jamais été acceptés par les dirigeants d'Alstom pour la bonne et simple raison que ces derniers étaient absolument opposés au fait que nous nous battions pour conserver, malgré la défaisance, un tant soit peu de souveraineté sur les activités énergétiques d'Alstom.

Nous avions donc contre nous, les gens d'Alstom que l'on voulait sauver malgré eux, M. Kron, M. Bouygues, qui arguait d'un accord l'obligeant à aligner son vote sur celui du PDG d'Alstom, M. Jean-Martin Folz, président du comité des administrateurs indépendants d'Alstom, qui avait déjà décidé que la vente était faite, et enfin M. Poupart-Lafarge, qui parlait, quelque temps après la signature de l'accord, de « ce qu'il restait d'Alstom »… Mais, ce qu'il restait d'Alstom, c'était trois co-entreprises, pesant des milliards, un droit de véto du gouvernement français et le ferroviaire.

Pourtant, dans l'esprit de M. Poupart-Lafarge, le nouveau P-DG d'Alstom, il n'était plus que le dirigeant d'une entreprise ferroviaire, ce qui le conduisait à déclarer dans Le Figaro, en 2016, que les co-entreprises qui regroupaient les anciennes activités « Énergie » seraient vendues : cela n'a suscité aucune réaction chez personne, alors qu'il s'agissait de nos turbines, de nos îlots conventionnels, du Charles-de-Gaulle et de la plupart des bâtiments de notre marine nationale !

Je suis pour ma part extrêmement choqué par cette absence de réaction tant du côté d'Alstom que du côté du Gouvernement. Peut-être ne sais-je pas tout de ce qu'a fait alors le Gouvernement ? Quoi qu'il en soit, la manière dont il s'est exprimé publiquement sur le sujet a sans aucun doute contribué à réduire considérablement la portée de l'accord qui avait été signé.

Les activités liées aux énergies renouvelables et à la transition énergétique avaient été regroupées dans l'une des trois co-entreprises – GE « Renewable. » Dans la mesure où il s'agissait d'industries d'avenir, nous avions fait en sorte qu'Alstom puisse les racheter. Car vous devez savoir que, si Alstom peut vendre, elle peut également, pendant une durée de cinq années après la signature de l'accord, c'est-à-dire jusqu'en 2019, racheter « GE Renewable », à laquelle appartient l'entreprise de Grenoble GE « Hydro » et qui pèse aux alentours d'un milliard d'euros.

L'entreprise GE « Hydro », à Grenoble, en fait partie. Je me suis d'ailleurs rendu sur place à la demande des organisations syndicales. Elles ne connaissaient pas l'accord et je le leur ai donc donné. Je leur ai dit que j'avais des comptes à rendre sur ma gestion et qu'il était donc normal que je les rencontre, même si je ne suis plus ministre, ni élu. J'ai apporté publiquement des réponses, en présence de tous les salariés. J'ai expliqué qu'Alstom pourrait racheter et que le Gouvernement pourrait se débrouiller pour récupérer les outils industriels de la transition énergétique.

Comme il ne faut jamais venir sans idées nouvelles, j'ai une proposition à vous faire. J'ai des idées de l'ancien monde pour le nouveau. (Sourires). Je propose que l'État se débrouille pour conclure un accord de place avec l'ensemble des investisseurs afin de racheter ces entreprises très profitables, au lieu qu'elles soient vendues par GE à des Chinois, car c'est ce qui se prépare, après le dégraissage de l'entreprise de Grenoble. C'est pour moi inadmissible, car cette entreprise gagne de l'argent. Elle est parfaitement rentable et répond avec succès à des appels d'offres internationaux. C'est elle qui a réalisé les turbines du barrage sur le Yang-Tsé-Kiang. Elle représente 25 % du marché mondial. Ce n'est donc pas une petite affaire et nous avons tout intérêt à en garder la maîtrise dans le cadre de la transition énergétique.

Je voudrais maintenant élargir mon propos, comme vous m'y avez invité, à la politique industrielle.

Dans la mondialisation, je pense que les États mènent une guerre économique à travers leurs entreprises. Il existe des alliances entre elles et l'État en Allemagne, au Japon ou encore aux États-Unis. Tous les pays industriels ont des alliances « public-privé » pour défendre leurs intérêts stratégiques. En revanche, le public et le privé sont extrêmement divisés dans un pays : la France. On considère que l'État est la cause des problèmes. On ne veut donc pas qu'il se mêle d'industrie ! On pense qu'il y a un problème avec la puissance publique, jugée tantôt excessive, tantôt trop faible, et la conception de la politique industrielle est instable, alors qu'il faudrait établir des alliances durables et transpartisanes.

C'est une question sur laquelle on doit dépasser les clivages politiques et qui doit être traitée dans la durée. Je ne comprends pas que l'on puisse changer de politique industrielle à chaque changement de ministre : on devrait poursuivre le même effort sur une décennie. Après les dégâts considérables qui ont été causés par la crise de 2007-2008, il faudrait mener la même politique pendant dix ou quinze ans afin de retrouver notre niveau de production industrielle. Je ne comprends pas comment on peut faire disparaître le ministère de l'industrie, ni pourquoi il n'y a plus personne dans les cabinets ministériels pour s'intéresser au sujet. S'il n'est pas traité par l'État, entre quelles mains se trouve-t-il ? Celles des marchés et des banques d'affaires. C'est une question qui me préoccupe, même si d'autres gouvernements ont procédé de la même manière.

Dans la panique des années 2012 et 2013, c'est-à-dire pendant la deuxième rechute industrielle, nous avons monté une équipe très forte afin de lutter contre toutes les faillites. Pardonnez-moi de parler un instant de politique, mais les libéraux considèrent qu'une entreprise en faillite est condamnée et qu'il ne faut surtout pas la soutenir. C'est comme si on disait que les malades doivent être abattus à l'entrée des hôpitaux parce qu'ils prennent le sang des autres. C'est un peu l'état d'esprit. Pour ma part, je crois que certains malades peuvent survivre. C'est le travail du médecin que de faire un tri et un sauvetage. On a fait de la médecine de catastrophe dans les années 2012 et 2013 avec les commissaires au redressement productif et la cellule « Restructurations ». Quand je me rends dans nos territoires, je suis assez fier que l'on me dise encore : « heureusement que vous l'avez fait, car ça a fonctionné ici ».

C'est possible quand on s'en occupe, quand on mobilise les ressources humaines, intellectuelles, économiques et financières. La Banque publique d'investissement (Bpifrance) a été créée dans ce but et c'est aussi un motif de fierté pour moi. Je crois que nous pouvons avoir une politique industrielle qui traverse le temps, qui est constante et qui permet d'obtenir des résultats. La fin du laisser-faire est une question de désir et de volonté. Mais on peut aussi être aveuglé par l'idéologie et considérer que se mêler de politique industrielle revient d'abord à s'exposer. C'est vrai : cela revient à s'exposer au mécontentement, à l'inquiétude et au désespoir des salariés, des territoires, des élus, des sous-traitants et des petits patrons. Ces gens existent. Ce sont des hommes et des femmes qui souffrent. Il faut donc s'en occuper. On peut considérer que l'on n'a pas à le faire et alors on n'en parle jamais. Je pense le contraire. Cela suppose d'avoir un outil puissant, constitué de l'Agence des participations de l'État (APE), de Bpifrance, de cerveaux – une administration peut se réarmer – et d'outils réglementaires pour les investissements étrangers.

Vous me demandez si l'État dispose d'une veille stratégique : elle n'existe pas. Nous-mêmes, dans le dossier Alstom, avons fait appel à des cabinets extérieurs. Il y a bien sûr du personnel de très haut niveau, mais l'État n'a pas été organisé comme il le faudrait pour répondre au besoin d'expertise quand il s'agit de prendre de bonnes décisions industrielles d'une telle nature. Il faudrait créer l'équivalent du MITI japonais, ce qui intéresserait d'ailleurs beaucoup de hauts fonctionnaires qui se spécialiseraient dans ce type de travaux. On disposerait ainsi des outils nécessaires à la décision.

En ce qui concerne le contrôle des investissements étrangers, j'ai toujours été frappé d'entendre de nombreuses entreprises étrangères, notamment de grands groupes américains, qui représentent une véritable puissance d'investissement sur notre territoire, nous expliquer qu'elles vont dans les pôles de compétitivité et qu'elles aiment beaucoup nos clusters parce qu'elles peuvent y faire leur marché, leur shopping. Il y a un vrai sujet de perte de substance, y compris s'agissant des « pépites » technologiques, parce que nous ne savons pas les financer. Nous avons les ressources, mais nous n'avons pas décidé d'agir. La France a l'un des taux d'épargne les plus élevés au monde, mais on ne flèche pas l'épargne vers ces entreprises. Il y a donc un travail à faire sur la question du financement de notre avenir. Il est industriel, et pas seulement numérique.

Existe-t-il une culture du rapport de force ? C'est tout l'art du ministère de l'économie que d'être à l'écoute, mais aussi de savoir dire « non ». C'est une dialectique délicate, digne d'un équilibriste : vous recevez les dirigeants du CAC 40 et, en même temps, vous ne leur permettez pas de faire n'importe quoi.

On aurait ainsi pu éviter l'alliance entre Technip et FMC. Technip est une entreprise extrêmement prospère. Présente au CAC 40, elle emploie des dizaines de milliers d'ingénieurs dans le monde. Issue de l'Institut français du pétrole (IFP) et bénéficiant des brevets que la puissance publique lui a permis d'obtenir, cette entreprise est l'une des toutes premières en matière d'équipement pour le pétrole et le gaz. Technip a fusionné avec FMC, entreprise texane quasiment en faillite, et nous avons maintenant un outil industriel très abîmé. Il aurait été normal que Technip rachète FMC, mais l'entreprise a au contraire déménagé son siège social à Houston, après avoir distribué au conseil d'administration de quoi obtenir son silence. Il n'y a donc pas que la question des banquiers d'affaires qui se pose, mais aussi celle des conseils d'administration. Vous pourriez vous demander qui en est membre et qui prend ce type de décisions.

Quand l'État peut dire « non », grâce à un décret, ou « oui, mais » sous un certain nombre de conditions, vous êtes plus forts que si vous n'avez pas les moyens d'intervenir. La fin du laisser-faire est entre les mains de ceux qui laissent faire ou ne laissent pas faire. Tout un dispositif est à reconstruire. La culture du rapport de force est nécessaire. On doit y aller avec le sourire, mais le faire quand même.

J'en viens à l'évolution de l'accord entre Alstom et GE, dont j'ai déjà dit un mot tout à l'heure.

Cet accord comportait un certain nombre d'éléments originaux. Avec le décret du 14 mai 2014, nous avons imposé, pour la première fois, la création de coentreprises, le maintien de sièges sociaux mondiaux en France et la désignation des dirigeants par GE après consultation d'Alstom. Néanmoins, si Alstom est aux abonnés absents et ne cherche pas à faire vivre l'accord, celui-ci n'a aucune suite et c'est ce qui s'est passé. Le fait que GE ait désigné un Américain de son choix et qu'Alstom n'ait rien eu à redire a eu beaucoup de conséquences sur ce qui s'est produit ensuite dans l'entreprise. Ce sont les syndicats qui l'expliquent – ils ont dû vous en parler lorsque vous les avez auditionnés. Si Alstom est combatif, défend sa marque, ses usines, ses salariés, ses technologies et ses brevets, la situation est différente. Mais Alstom n'a pas fait ce travail.

C'est pourquoi j'avais arraché au Président de la République la nationalisation d'Alstom, partielle, à hauteur de 20 %, avec la reprise des parts de la famille Bouygues, qui détenait une partie du capital. Cette prise de contrôle permettait de faire face à une alliance qui n'était pas égalitaire entre GE et Alstom – il y avait d'un côté 250 milliards d'euros et, de l'autre, 12 milliards. Il était nécessaire que l'État soit là. M. Immelt comme M. Flannery, aujourd'hui, respectent l'État puisqu'ils vivent de lui au travers des commandes publiques…

Cet accord n'avait pas seulement pour originalité la création de coentreprises, avec des possibilités de rachat, notamment pour la coentreprise « Renewable ». Pour la première fois, on a aussi prévu une sanction en cas de non-respect des engagements en matière d'emploi. M. Immelt est arrivé avec Marilyn Monroe sur le capot de sa Buick ! Il a descendu les Champs-Élysées et il nous a fait un grand numéro de charme. Tout le monde a succombé. Mais nous lui avons dit que nous voulions des garanties.

C'est la première fois qu'un accord prévoyait une sanction. Elle est symbolique : 50 000 euros par emploi non créé, avec une limitation fixée à 50 millions d'euros. Mais cela aurait pu servir pour d'autres accords. Quand il y a un décret permettant de refuser des investissements, on peut imposer des sanctions. Pour aller plus loin, il faudrait imposer, la prochaine fois, la nullité de l'accord à titre rétroactif, comme le permet le droit des affaires. Cela fait partie des propositions que je peux formuler à ce stade de la réflexion collective sur la perte de nos outils industriels.

Je ne peux pas considérer que l'accord a été respecté puisqu'il y a déjà des pertes d'emplois. Le Gouvernement doit faire respecter les engagements et il peut faire racheter par Alstom la partie « Renewable ». Au lieu d'envoyer deux personnes au conseil d'administration, l'État aurait mieux fait de nationaliser vraiment et de se faire prêter des parts, afin d'être présent au Board. Il fallait procéder comme dans le cas de Peugeot, lorsque l'alliance avec Dongfeng a été construite. La famille Peugeot était à 37 % ; quand on est entré au capital pour sauver l'entreprise, cette part est passée à 14 %, l'État a pris 14 % aussi et on a laissé aux Chinois le même pourcentage. Cet équilibre fragile nous a permis d'avoir Louis Gallois comme président du conseil de surveillance et de procéder à un très bon recrutement en la personne de Carlos Tavares, qui a fait redémarrer l'entreprise.

Après la nationalisation d'Alstom, on pouvait imaginer qu'un scénario de même nature nous permette de défendre nos intérêts de souveraineté, de nous battre pour racheter tout ce que nous pouvions, pour avoir les éléments d'une reconstruction du patrimoine industriel, et d'être présents sur le volet du renforcement et de la consolidation du secteur ferroviaire. Dans l'agrément que vous pourrez lire, GE s'est engagé à nous vendre son entreprise de Signalling aux États-Unis, afin qu'Alstom puisse entrer sur ce marché. Je note que GE n'a jamais respecté cet accord : il y a aujourd'hui un conflit avec Alstom sur ce terrain. M. Immelt nous a donc raconté des menteries quand il est venu à l'Élysée, dans mon bureau et à chaque fois que nous avons eu une discussion.

Les accords exécutés avec déloyauté doivent faire l'objet d'une sanction. L'État en a les moyens. Il faut juste accepter de se brouiller avec quelques personnalités de l'Establishment mondial. Je pense que c'est possible. De qui s'agit-il ? De tous ceux qui vivent de ces entreprises et qui ont des intérêts. Cela fait partie du métier de ministre de l'économie : il ne faut pas être dans les mondanités, mais plutôt dans les usines.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Cette législature étant désormais achevée, les commentaires sont désactivés.
Vous pouvez commenter les travaux des nouveaux députés sur le NosDéputés.fr de la législature en cours.