Intervention de Arnaud Montebourg

Réunion du mercredi 13 décembre 2017 à 17h00
Commission d'enquête chargée d'examiner les décisions de l'État en matière de politique industrielle, au regard des fusions d'entreprises intervenues récemment, notamment dans les cas d'alstom, d'alcatel et de stx, ainsi que les moyens susceptibles de protéger nos fleurons industriels nationaux dans un contexte commercial mondialisé

Arnaud Montebourg, ancien ministre de l'économie, du redressement productif et du numérique :

Ces questions de principe sont fort intéressantes.

Qu'est-ce qu'une entreprise stratégique ? Il faut d'abord définir les secteurs stratégiques – c'est ce que nous avons fait dans le décret du 14 mai 2014. Il y a le transport, qui assure la vie en commun de notre société – ne pas le maîtriser est donc très embêtant –l'énergie, les télécommunications, la défense, l'eau et la santé.

Au sein de ces secteurs, toutes les entreprises ne sont pas de même importance : la réponse doit être pratique et pragmatique. Ainsi, il n'est pas gênant qu'une PME sous-traitante d'un grand groupe fasse l'objet d'un rachat, dans la mesure où l'on sait que les technologies qui fonctionnent très bien participeront toujours des marchés sur le territoire national. En revanche, la fabrication des turbines nucléaires, la maîtrise de nos technologies énergétiques et de transport sont des secteurs indéniablement stratégiques, comme tout ce qui concerne la protection de nos intérêts.

D'ailleurs, tous les États définissent leurs intérêts stratégiques. J'avais fait réaliser une étude des décisions du CFIUS : les cent vingt-cinq entreprises étrangères qui ont investi sur le territoire américain ont fait l'objet de mesures drastiques de la part de ce comité, dont les décisions relèvent en dernier ressort du Président des États-Unis, sans voie de recours. On trouve beaucoup de choses dans cette liste, c'est un bric-à-brac dans lequel on trouve parfois l'intérêt du congressman qui est allé alerter le CFIUS. Au Japon, l'État a nationalisé une entreprise de semi-conducteurs. Est-ce stratégique ? Pour eux, oui. Pour nous aussi, d'ailleurs, avec STMicroelectronics. Les Chinois, quant à eux, considèrent que tout est stratégique, du reste c'est l'État qui contrôle l'ensemble de l'industrie. Certes, nous ne sommes pas tous ici des lecteurs assidus des minutes du congrès du Parti communiste chinois, qui a une vision très volontariste de ce que doit être l'industrie. Néanmoins, nous avons beaucoup de choses à apprendre d'eux, parce que nous les avons face à nous.

Cela m'amène à la réciprocité, qui est ma réponse à votre question, monsieur le rapporteur. Nous devons avoir le même niveau de protection. Les États-Unis sont un pays ultra-protectionniste, je ne vois pas pourquoi nous ne pourrions pas l'être, au même niveau. C'est d'ailleurs ce que nous disions à M. Immelt : que se passerait-il si l'opération se faisait dans l'autre sens ? D'ailleurs, Thales a fait de telles opérations de rachat. Car plutôt que d'investissements – c'est souvent un euphémisme – il faut parler de rachats. Un investissement, c'est lorsque la participation est minoritaire, c'est un placement. Mais, en cas de prise de contrôle, il y a des conséquences : cela peut être un succès ou une catastrophe pour le pays. Il y a en effet des investissements qui sont catastrophiques pour l'entreprise. J'en connais un paquet, car chaque fois que l'on perd le centre de décision, ce n'est plus l'intérêt national qui est privilégié. L'intérêt est ailleurs. Parfois c'est bon, parfois c'est mauvais.

Soyons pragmatiques, interrogeons-nous sur notre intérêt. Parfois, on a intérêt à passer une alliance, à avoir un investisseur minoritaire étranger qui nous permet d'avoir accès à des marchés. Parfois, on n'a pas du tout intérêt à se faire racheter, ni par un Chinois ni par un Américain. Parfois, on est en mesure de conduire des alliances avec grand succès. J'invite donc à examiner les choses sans parti pris, à les regarder froidement, et à organiser la protection de nos intérêts. Mais pas en se fondant sur des communiqués, ou des accords qui durent trois ans : il faut organiser la pérennité des intérêts industriels français. Nous ne pouvons plus nous permettre, dans la situation de défaisance industrielle dans laquelle nous nous trouvons depuis dix ans, d'accepter de vendre très facilement nos entreprises. Il n'en reste plus beaucoup… Après Lafarge, Alstom, Technip, nous ne pouvons plus continuer sur cette voie. Regardez-les dégâts que cela a commencé à faire ! Ce ne sont pas de bonnes opérations pour nous. En effet, je préfère que ce soit Technip qui rachète FMC et Alstom qui rachète Siemens, plutôt que l'inverse. Parce que c'est mieux pour la France. Chacun voit la France comme il veut, moi je vous ai dit comment je la voyais.

Certes, il y a des accords intelligents – j'ai lu ce que vous ont dit les syndicats à propos de STX : le droit de reprise en main est intelligent, c'est astucieux. Mais on ne peut pas faire ce genre de chose dans tous les cas, surtout quand on est placé devant le fait accompli par des dirigeants.

J'en viens au « Plan B » du médecin. Une politique industrielle, c'est garder ce que l'on a, rapatrier ce que l'on a perdu et créer ce que l'on n'a pas. Surtout quand l'industrie représente 11 % de la richesse nationale. Si nous étions à 23 %, comme les Allemands, ou à 19 % comme les Italiens, 15 % comme les Anglais ou les Espagnols, il y aurait moins de problème.

L'esprit du mercantilisme, la tradition de ses théoriciens, de Colbert aux représentants du Gaullisme, est de vendre le plus cher possible aux autres le prix de notre travail national, obtenu de notre sueur. Voilà ce qu'est le mercantilisme. Dans la division internationale du travail et la mondialisation, nous avons intérêt à être très forts, pas à nous désarmer.

J'observe précisément que toutes les entreprises s'adossent à des intérêts étatiques, et que les États sont adossés à de grandes entreprises pour mener des opérations de conquête industrielle.

Que croyez-vous que fassent le Department of Justice ? Que recouvrent les écoutes de la National Security Agency (NSA) ? Ce sont elles qui ont permis de doper les procédures du DOJ contre les entreprises européennes. Je vous rappelle que selon les révélations d'Edward Snowden et de Wikileaks, la France a été espionnée à hauteur de 70 millions d'e-mails ou de conversations téléphoniques par la NSA. Combien d'entreprises ont été ciblées par ces écoutes illégales, contre lesquelles je n'ai pas entendu de grandes protestations nationales ? C'est un point auquel il faut être attentif, car des États utilisent aujourd'hui leurs moyens d'espionnage au bénéfice d'intérêts industriels et économiques. Il va falloir que nous nous organisions un minimum. Je déconseille la naïveté en la matière.

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