Intervention de Serge Letchimy

Réunion du mercredi 10 janvier 2018 à 14h35
Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la république

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaSerge Letchimy, rapporteur :

Le texte que je vous présente aujourd'hui a fait l'objet d'une large concertation, non seulement locale – en Martinique, en Guadeloupe et en Guyane – mais aussi avec des institutions publiques nationales et des parlementaires, dans le but de trouver un consensus. Il transcende les différences politiques car il est lié à un enjeu d'intérêt public. Les chiffres que je vais vous donner illustrent la situation catastrophique dans laquelle se trouvent les départements et régions d'outre-mer : le niveau d'indivision y atteint 40 % en moyenne. Autrement dit, 40 % des biens privés ont donné lieu à une succession bloquée pour telle ou telle raison. Dans la commune de Macouba, en Martinique, le niveau d'indivision atteint même 83 %, et il s'établit à 47 % à Fort-de-France, le chef-lieu. La situation est pire encore en Guadeloupe et en Guyane ; le niveau d'indivision est moindre à La Réunion ; Mayotte possède des particularités bien connues liées à un défaut de titrement. Quant à la Polynésie française, elle relève d'un article différent de la Constitution.

Plusieurs raisons expliquent ce phénomène. La première tient à l'histoire de la distribution des terres et de l'accès au foncier dans le contexte de la colonisation et de la fin de l'esclavage. Autre facteur : la structuration progressive de la filiation. Ensuite, le cadastre n'a été installé que dans les années 1970, c'est-à-dire très tardivement, l'identification des terrains se caractérisant par une grande complexité. Un phénomène, surtout, s'est accéléré à partir des années 1960 : celui du départ massif de Guadeloupéens, Martiniquais et Guyanais vers l'Europe, qui a provoqué l'explosion de nombreuses familles. La Martinique compte 400 000 habitants mais près de 300 000 Martiniquais de première, deuxième, troisième voire quatrième génération vivent en métropole.

C'est de la conjonction de ces facteurs de blocage que résulte la situation actuelle, qui emporte plusieurs conséquences. Tout d'abord, elle met à mal les politiques publiques. Certes, les communes disposent de plusieurs moyens de droit, notamment l'expropriation – encore faut-il en avoir les ressources financières – ou encore les procédures des biens sans maître et d'abandon manifeste, mais le fait est que les politiques publiques sont désormais bloquées. Deuxième enjeu tout aussi important : la création d'une dynamique économique en matière d'immobilier, de logement et d'accès au foncier. La commune dont 83 % du foncier est paralysé n'a de marge de manoeuvre que sur moins de 20 % du parc ; de même, cette marge de manoeuvre ne concerne pas plus de 53 % du parc à Fort-de-France. Dans ces conditions, la dynamique immobilière est entravée.

Une autre conséquence tout aussi grave a trait à la santé. Le chikungunya et la dengue ont provoqué des dégâts considérables et entraîné des dépenses exceptionnelles. Or, le moustique vecteur – l'aedes aegypti – se reproduit précisément dans des lieux abandonnés où se multiplient les déchets et les herbes folles.

Enfin, cette situation a également des conséquences en termes de sécurité. Les maisons abandonnées depuis plusieurs années voire décennies sont squattées, d'où une situation d'insécurité et une cohabitation difficile dans les villes, en particulier dans les centres-bourgs et les centres-villes. La ville basse de Fort-de-France, qui comptait autrefois 12 000 habitants, n'en a plus que 4 500 ; elle a subi un exode de sa population vers les zones périurbaines ou vers la métropole et, pendant ce temps, le patrimoine se dégrade, d'où une paupérisation sociale, économique et humaine à cause du blocage des bâtiments en indivision.

Il me paraissait utile d'insister sur ces différents points, car il faut pouvoir apprécier si toute mesure touchant au droit de la propriété est conforme à la Constitution. Nous avons fait l'inventaire des dispositions du droit de la propriété qui ont déjà évolué afin de parvenir à un texte qui soit à la fois conforme à la Constitution et efficace au point de produire un choc foncier qui mette fin à la mécanique de l'insécurité et de l'insalubrité. À cet égard, trois dates sont à noter : en 2006, la vente des biens meubles a été autorisée à la majorité des deux tiers, et non plus à l'unanimité ; la réforme de 2014 a permis la cession de terres agricoles en outre-mer ; enfin, en mars 2017, un texte très important a admis les actes de disposition décidés à la majorité des deux tiers en Corse. Il existe donc déjà des mécanismes qui permettent de déroger au droit commun. Je précise que la disposition applicable à la Corse visait notamment, pour plus d'efficacité, à sécuriser l'acte de notoriété en cas de prescription acquisitive en ramenant le délai de recours de trente ans à cinq ans.

Un dernier mot sur le cadre juridique : l'article 73 de la Constitution, en particulier ses alinéas 2 et 3, permettent d'adapter à l'outre-mer les lois et règlements à l'initiative du Parlement – ce sera le cas si le présent texte est adopté – ou à la demande d'une collectivité. C'est très important car les besoins d'adaptation des collectivités d'outre-mer sont fréquents, tant les réalités sont différentes de celles de la métropole.

J'apporte ces précisions pour expliquer qu'il nous fallait élaborer des propositions efficaces tout en étant conformes au droit et en relevant d'un régime dérogatoire. Autre préoccupation : il fallait circonscrire la couverture géographique du texte. Devait-il s'appliquer à l'ensemble du territoire national ? Je ne l'ai pas souhaité, car le problème se pose de façon particulière en outre-mer. Il fallait donc l'inscrire dans le cadre de l'article 73 de la Constitution. De même, nous avons souhaité limiter la disposition dans le temps afin de répondre à un besoin urgent tout en faisant le choix d'une « expérimentation » ouvrant la voie à un bilan qui permettra d'envisager la pérennisation, ou non, de la mesure.

Nous proposons donc un dispositif très simple qui consiste à soumettre la sortie de l'indivision non plus à la règle de l'unanimité mais à celle de la majorité absolue – cinquante pour cent plus une voix. De deux choses l'une, en effet : soit l'indivision est liée à un héritier taisant qui refuse de s'exprimer, par exemple en raison d'un conflit familial, soit elle est liée à un indivisaire procédurier qui bloque les décisions familiales. Or l'article 815 du code civil selon lequel « Nul ne peut être contraint à demeurer dans l'indivision » est au moins aussi important que la protection du droit de propriété. Nous proposons donc que, sur la proposition d'une majorité absolue d'indivisaires, le notaire – et non le juge, pour éviter une procédure judiciaire – puisse établir les actes nécessaires à la sortie de l'indivision.

Ensuite, il faut protéger les personnes fragiles : les enfants mineurs, comme l'exige la loi, mais aussi les majeurs protégés, et les veufs et veuves qui continuent de résider au domicile conjugal. Dans ces cas, il ne sera pas possible d'utiliser la procédure dérogatoire.

Nous ouvrons donc la voie à une sortie exceptionnelle de l'indivision mais il convient, ce faisant, de préserver le droit de propriété. C'est pourquoi l'article 3 permet à tout indivisaire de déposer un recours devant les tribunaux pour faire échec au projet de la majorité. Deux solutions sont alors possibles : la première, prévue dans le texte, concerne la cession et le partage, et le retour à la procédure de licitation de droit commun ; la seconde, que je proposerai d'introduire par un amendement en séance publique, consistera pour le juge à décider que la procédure à la majorité absolue peut se poursuivre car aucune raison ne justifie de l'interrompre puisque personne n'est lésé.

Reste une dernière question : l'information des parties. Comment informer des propriétaires qui se trouveraient éventuellement à Montreuil ou à Paris, en Chine ou au Japon, aux États-Unis ou au Brésil ? Nous avons pris toutes les précautions pour que chacun soit informé par voie d'huissier sans dépendre de la seule communication faite sur place.

Si nous adoptons ce texte, qui n'est qu'un premier pas, ces dispositions juridiques dérogatoires pourront s'appliquer pendant dix ans ; en effet, j'ai donné suite à cette recommandation du ministère de la justice. Nous nous inscrivons dans une dynamique de reconquête du foncier pour sortir de l'insalubrité et éviter le désordre urbain actuel et, surtout, le blocage des relations familiales car, en l'espèce, les conflits intrafamiliaux sont à l'origine d'un phénomène qui touche l'ensemble des collectivités.

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