Intervention de Damien Pichereau

Réunion du jeudi 8 février 2018 à 10h05
Commission des affaires européennes

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaDamien Pichereau, rapporteur :

Notre réunion d'aujourd'hui porte sur le paquet Mobilité I, cet ensemble de textes publié le 31 mai 2017 par la Commission européenne. En novembre, la ministre chargée des Transports, Mme Élisabeth Borne, nous a présenté la position de la France à quelques jours du Conseil Transports sous présidence estonienne. Je vous ai également décrit les propositions de la Commission sur chacun des trois volets – le volet « marché et social », le volet « contrôle et numérisation » et le volet « tarification des infrastructures de transport ». Je vous avais alors indiqué que ce paquet Mobilité I appelait le dépôt d'une proposition de résolution européenne.

Pourquoi prendre position ? Parce que le cadre juridique applicable au transport routier est notoirement complexe et dépassé, avec un fractionnement réglementaire encore accentué par les disparités économiques et sociales au sein de l'Union européenne. La conséquence, c'est un « transfert géographique » de l'activité de transport routier de marchandises, vers les acteurs établis hors du coeur géographique de l'Union européenne, et qui va en s'accentuant.

Les États membres ne sont pas d'accord sur les politiques européennes qu'il convient de mener dans ce secteur, et ont depuis plusieurs années exprimé leurs préoccupations d'une manière particulièrement clivée. Or le risque in fine, clairement identifié par le Président de la République dans son discours sur l'initiative sur l'Europe de la Sorbonne, c'est que la « compétition sans règle [devienne] la division sans retour ».

Que notre Commission - puis à sa suite notre Assemblée - prenne position me semble encore plus indispensable aujourd'hui, pour rappeler ce que nous attendons de l'Union européenne : une harmonisation par le haut non seulement des règles applicables aux volets « marché » et « social » du transport routier couverts par ce paquet, mais aussi des pratiques des États membres en matière de contrôle, et notamment une accélération de l'obligation d'installation du tachygraphe intelligent sur l'ensemble de la flotte européenne de véhicules lourds. Le moment est particulièrement opportun. D'abord, lors du Conseil Transports de décembre, si quelques avancées, en particulier sur les sujets liés au contrôle, ont été constatées, les approches des États membres divergeaient encore radicalement sur les questions les plus épineuses, le cabotage, le détachement et les temps de repos. Depuis lors, des nuances sont apparues dans le groupe de Višegrad, la Pologne et la République tchèque semblant privilégier la question du détachement dans le transport international routier, le TIR. La Grèce et les Pays-Bas pourraient pivoter vers une position plus ferme. Mais la Présidence bulgare semble, elle, privilégier une logique libérale, qui nous éloigne plus qu'elle ne nous rapproche d'un compromis préservant, d'une part, les valeurs de l'Union ainsi que les conditions de travail et de vie des conducteurs, et, d'autre part, garantissant une concurrence loyale entre les entreprises de ce secteur. Ensuite, les Parlements de dix-sept autres États membres ont examiné, à un titre ou à un autre, tout ou partie de ce paquet Mobilité I. Douze d'entre eux sont des États situés à l'est de l'Union et à sa périphérie géographique. Il est donc indispensable que nous ajoutions notre voix à celles des assemblées des pays dits de « l'Alliance du Routier ».

Enfin, les rapporteurs du Parlement européen ont présenté leur position, et les débats organisés en commission Transports et en commission Environnement les 22, 23 et 24 janvier derniers ont donné une première indication du sens vers lequel pourraient pencher les députés européens. Le Conseil Transports sous Présidence bulgare est programmé pour le 7 juin, le vote en Commission Transports pourrait l'être fin mai ou début juin, et le vote en plénière à l'été prochain. C'est donc bien maintenant qu'il nous faut nous exprimer.

Quelle vision devons-nous porter, sur chacun de ces trois volets ?

Le volet « marché » et « social » comporte un premier enjeu, crucial dans un secteur où travailleurs et outils de travail sont mobiles, celui relatif au triangle « établissement - détachement – cabotage ». Le secteur routier conjugue les principes de liberté de circulation et d'établissement ainsi que des règles communes posant les conditions à respecter pour exercer la profession de transporteur par route, avec quatre critères : un établissement stable et effectif au sein d'un État membre, des conditions d'honorabilité ainsi qu'une capacité financière et une capacité professionnelle appropriées. Or ce cadre juridique n'est pas sans défaut, et ce secteur a vu l'essor d'un phénomène, bien connu en matière fiscale, de sociétés « boîtes à lettres », établies dans un État membre pour bénéficier de conditions sociales plus favorables. La Commission européenne propose de durcir deux des quatre conditions, celles relatives à l'établissement et à l'honorabilité. Elle a le soutien de la plupart des États membre sur ce principe, et des rapporteurs thématiques « détachement » et « accès au marché » de la Commission Transports du Parlement européen, même si les négociations se poursuivent pour en affiner les aspects techniques. La lutte contre les « entreprises boîtes aux lettres » est pour moi une priorité majeure pour retrouver un équilibre du marché fondé sur une concurrence saine et loyale, il nous faut donc nous féliciter de la convergence de vues manifestée au Conseil comme au Parlement européen.

Nous en sommes par contre loin sur les deux autres sujets du détachement et du cabotage. Une partie des États membres applique aujourd'hui strictement les normes européennes en matière de détachement. La France est l'un de ceux-là, en appliquant ces règles non seulement aux opérations de cabotage mais aussi aux opérations de transport international dès le premier jour passé sur le territoire. La Commission européenne le conteste, et a même ouvert une procédure d'infraction. L'accord lors du conseil ESPCO du 23 octobre 2017 a réaffirmé que les règles du détachement s'appliquaient pleinement au secteur du transport, mais que compte tenu des spécificités du secteur des transports, les modalités d'application de la directive révisée dans ce secteur seraient précisées dans le cadre de la négociation en cours sur ce paquet mobilité. La Commission européenne a proposé, pour ces règles spécifiques dérogatoires, un seuil de déclenchement pour le transport international routier (TIR) uniquement, fixé à trois jours. Cette question cruciale est évidemment un point dur de la négociation.

Les États de l'Alliance du Routier exigent l'application du régime du détachement au TIR dès le premier jour, à la fois pour des questions de principe (rien ne justifie un traitement différent des salariés) et des raisons pratiques, ce seuil de trois jours ne facilitant ni l'application ni le contrôle du respect des règles. À l'opposé, les pays périphériques rejoignent le groupe de Višegrad pour demander un rehaussement du seuil de déclenchement, voire son extension au cabotage.

La Présidence bulgare semble avoir une vision très libérale, avec un seuil d'application non seulement triplé pour le TIR mais aussi étendu au cabotage ! Et des signaux négatifs ont été donnés au Parlement européen, au moins dans le rapport de Mme Kyllönen. Sans se prononcer sur le seuil numérique de déclenchement du régime du détachement pour le TIR, Mme Kyllönen a semblé d'ores et déjà en valider le principe, et fait des propositions qui, si elles étaient acceptées, aboutiraient à une double inégalité de traitement : d'une part, entre les travailleurs détachés en fonction de leur secteur d'activité, et, d'autre part, entre les conducteurs routiers en fonction de la nature de la cargaison transportée ou de celle de leur employeur. Ouvrir aussi largement les dérogations, c'est détourner le principe accepté de l'application du détachement dans le secteur routier ! Il est donc indispensable que l'Assemblée nationale apporte son soutien à l'opposition ferme exprimée par le Gouvernement.

Quant au cabotage, en contrepartie d'un nombre illimité d'opérations de cabotage, la Commission européenne propose de réduire la période autorisée à cinq jours et de l'étendre aux États limitrophes. Ce qui revient à mes yeux à une libéralisation déguisée ! Le cabotage remplit une fonction environnementale et économique dans l'intérêt de tous, c'est indéniable et il faut donc maintenir cette possibilité. Mais l'ouverture proposée ne ferait que cannibaliser les marchés intérieurs des États membres situés géographiquement au coeur de l'Europe. Le rapporteur du Parlement européen, M. Jens Nilsson, a choisi de limiter significativement les possibilités de cabotage notamment en réduisant la période autorisée à 48 heures, mais en maintenant le déplafonnement du nombre d'opérations. Cette option a reçu un accueil mitigé au Parlement européen. Un tel déplafonnement s'oppose dans son essence même au principe que le cabotage n'est pas et ne doit pas s'apparenter à une opération ordinaire du transport routier.

À mes yeux, la solution consiste à maintenir une limite au nombre d'opérations, à réduire la période autorisée, et, en même temps, à instaurer une période de carence entre deux périodes de cabotage. Cette période de carence fait partie des discussions au Conseil. La Présidence estonienne en a proposé le principe, et la Présidence bulgare a entamé les discussions sur la durée, en proposant de la fixer à deux jours. C'est clairement insuffisant pour respecter à la fois la lettre et l'esprit du cabotage. Je vous propose, dans la résolution d'appeler à fixer cette carence à trois semaines.

En même temps que ces discussions difficiles sur le cabotage et le détachement, un autre front semble ouvert sur les temps de repos et de conduite. En effet, compte tenu des écarts de coûts salariaux, accroître les temps de conduite permettrait de compenser au moins partiellement la perte de l'avantage lié au détachement. Or l'on se dirige tout droit vers un affaiblissement de la différenciation entre règle et exception en matière de repos : les États membres les plus libéraux cherchent à assouplir encore les propositions de la Commission en faveur d'une plus grande flexibilité opérationnelle pour les entreprises. Et le compromis mis en avant tant par la Présidence bulgare que par le rapporteur du Parlement européen, M. van de Camp – avec une même logique de flexibilisation mais des solutions différentes – sont loin de corriger ce déséquilibre, bien au contraire.

De manière similaire, il est à craindre que l'interdiction claire, proposée par la Commission et réaffirmée par la Cour de Justice de l'Union européenne (CJUE) en décembre 2017, de la prise du repos normal en cabine, laisse la place à un compromis boiteux, avec une autorisation lorsque des installations appropriées et des parkings sécurisés sont disponibles. La discussion aujourd'hui ouverte au Conseil et au Parlement européen sur les critères des « zones appropriées » permettant le repos en cabine n'a pour moi pas lieu d'être, et je m'inquiète donc du signal ainsi donné.

À l'inverse, je me réjouis de la proposition de M. Wim van de Camp d'appliquer les règles en matière de temps de repos et de conduite à tous les véhicules effectuant du transport international, prenant ainsi en compte la part de plus en plus grande des véhicules utilitaires légers (VUL) dans cette activité. Mais, sur ces VUL, il convient de pousser le raisonnement jusqu'au bout de la logique. En effet, la flotte des VUL, bien plus importante numériquement que la flotte poids lourds, est paradoxalement bien moins encadrée, avec de surcroît un phénomène difficilement contrôlable et en croissance, celui des VUL non établis.

La Commission européenne fait des propositions, mais elles sont modestes, puisqu'elle ne propose de les soumettre qu'à deux des quatre critères exigibles pour les poids lourds. Le compromis présenté par la Présidence est lui aussi en deçà de l'ambition nécessaire, puisqu'il prévoit le respect des quatre critères uniquement pour les VUL les plus gros et ayant une activité internationale. Le rapporteur du Parlement européen, M. Nilsson, partage ce point de vue. Pour ma part, j'estime, comme le Gouvernement, que le seul critère pertinent est celui de l'activité : tous les VUL impliqués dans des opérations de transport devraient être concernés dans la mesure où ils sont en concurrence avec les entreprises de transport utilisant des poids lourds. Il faut par conséquent des moyens de contrôle adéquats pour éviter le contournement des règles.

Le deuxième volet du paquet Mobilité I concerne la simplification des procédures et le renforcement des contrôles, ainsi que leur numérisation. Cela fait consensus sur le principe, au Conseil comme au Parlement européen.

Les propositions de la Commission comportent en ce sens toute une série de propositions, fortement soutenues par la France, nous en avons parlé en novembre, je n'y reviens pas. Mais un point mérite d'être souligné à nouveau, c'est celui de l'exigence réaffirmée de coopération loyale entre les États membres. À ce titre, il faut saluer l'arrêt de la CJUE rendu avant-hier : en cas de fraude avérée, le tribunal d'un État membre peut laisser inappliqués, voire annuler des certificats attestant de l'affiliation de travailleurs détachés à la sécurité sociale de leur pays de provenance si l'autorité émettrice ne procède pas dans un délai raisonnable au réexamen desdits certificats sur la base des éléments soumis par le pays d'accueil attestant la fraude.

La mise en place de l'Autorité européenne du travail – annoncée dans son discours sur l'état de l'Union européenne devant le Parlement européen par le président Juncker en septembre 2017 pour garantir que les règles de l'Union européenne sur la mobilité de la main-d'oeuvre soient appliquées de façon juste, simple et efficace - se précise. Cette autorité sera dotée d'un volet mobilité, ne se concentrera pas que sur le détachement, mais concernera toutes les questions de mobilité transfrontalière, y compris la lutte contre le travail non déclaré.

L'enjeu sur lequel je souhaite insister dans ce paquet Mobilité I, c'est celui du tachygraphe intelligent, et donc la réduction du délai de transition laissé à la flotte existante, aujourd'hui fixé au 15 juin 2034. La proposition initiale de la Commission européenne était muette sur ce point, mais tant le Conseil que les trois rapporteurs du premier volet, Mme Kyllönen et MM. Nilsson et van der Camp, l'ont mis sur la table. Ce dernier souhaite que cette date butoir soit portée au 2 janvier 2020, soit un délai de transition passant de quinze ans à six mois. La Présidence bulgare semble d'avis d'avancer la date limite au 31 janvier 2028. Le calendrier de mise en oeuvre du tachygraphe intelligent doit être accéléré, suffisamment mais de manière réaliste, c'est ce que je vous propose dans la résolution, en avançant la date limite à 2023.

Enfin, sur le troisième volet, la Commission propose de faire évoluer le dispositif européen de tarification : elle étend l'application du principe « utilisateur-payeur » à l'ensemble des véhicules à quatre roues ; elle supprime à terme la possibilité de choix entre un système de tarification à la distance ou à la durée ; elle accentue le panel d'outils d'intégration des externalités négatives dans le calcul de la tarification et elle remplace à terme la modulation des péages basés sur les classes EURO par un système fondé sur les émissions de CO2. En parallèle, elle permet aux États membres de réduire voire de supprimer les taxes sur les véhicules, en plusieurs étapes.

Sur la question principale, la disparition programmée des systèmes de vignettes, une divergence nette existe aussi, mais cette fois entre les États membres et la Commission et la rapporteure du Parlement européen, Mme Revault d'Allonnes-Bonnefoy. Lors du débat d'orientation dans le cadre du Conseil Transports de décembre dernier, l'élargissement à l'ensemble des véhicules a rencontré une opposition nette d'une majorité des États membres. L'obligation de mettre fin au système de vignette est également très discutée, les États membres affichant leur préférence pour conserver la flexibilité nécessaire pour choisir le type de système convenant le mieux à leurs caractéristiques individuelles.

Mme Revault d'Allonnes-Bonnefoy accentue très fortement l'évolution proposée par la Commission européenne, en proposant une tarification à la distance obligatoire, élargie et homogène, dans un délai plus rapide. Elle prévoit en contrepartie des mesures pour faciliter l'acceptabilité par toutes les parties prenantes du dispositif proposé. Le poids du secteur du transport dans les émissions de gaz à effet de serre et les efforts à fournir pour respecter les engagements de l'Union européenne en application de l'Accord de Paris sur le climat nous obligent à l'action. Mais la diversité des situations des États membres exige une approche plus souple et proportionnée, ces derniers devant garder la responsabilité de choisir les solutions les plus efficaces et les plus adaptées à leur contexte. Il convient donc de préserver, dans des conditions strictement définies, l'option de la tarification basée sur la durée. Je partage en revanche l'opinion de notre collègue du Parlement européen sur l'impact positif, en termes d'acceptabilité sociale, de mécanismes d'affectation, au bénéfice des transports, des recettes ainsi générées. Mais il convient là encore de faire preuve de souplesse et de flexibilité, pour ne pas aller à l'encontre de l'objectif recherché.

Voici les principales raisons pour lesquelles je vous propose d'adopter cette proposition de résolution.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Cette législature étant désormais achevée, les commentaires sont désactivés.
Vous pouvez commenter les travaux des nouveaux députés sur le NosDéputés.fr de la législature en cours.