Intervention de Ludivine Oruba

Réunion du jeudi 25 janvier 2018 à 9h30
Mission d'information sur la gestion des évènements climatiques majeurs dans les zones littorales de l'hexagone et des outre-mer

Ludivine Oruba, maître de conférences à l'Université Pierre et Marie Curie, Laboratoire atmosphères, milieux et observations spatiales (LATMOS) :

Avec mes collègues, nous nous sommes répartis vos questions en fonction de nos domaines de compétences et interviendrons donc à tour de rôle sur une thématique bien précise.

Mes activités de recherche concernent les mécanismes de formation et d'intensification des cyclones tropicaux. Je vais donc présenter ce que l'on sait de la physique de ces événements extrêmes, en me concentrant sur les aspects importants dans leur formation et leur intensification, sur les outils dont disposent les chercheurs pour essayer de les comprendre et sur les difficultés rencontrées par les scientifiques dans leur compréhension de ces phénomènes extrêmes.

Je mène mes recherches en tant que maître de conférences à l'université Paris VI, devenue depuis le 1er janvier 2018, Sorbonne universités. Dans le cadre de mes activités de recherche, je suis rattachée au Laboratoire des atmosphères, milieux et observations spatiales (LATMOS), unité mixte de recherche sous tutelle du CNRS, de l'université Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines et de Sorbonne universités.

Les activités de recherche de ce laboratoire portent sur les mécanismes physiques et chimiques dans l'atmosphère, sur les interactions entre l'atmosphère et la surface et sur l'étude d'autres objets du système solaire. Le LATMOS a une forte composante instrumentale puisqu'il conçoit et développe de nombreux instruments, pour des mesures in situ ou par satellite, en étroite collaboration avec le Centre national d'études spatiales (CNES). Son activité et son expertise sont reconnues dans l'analyse des observations spatiales.

Les cyclones tropicaux sont les événements climatiques majeurs dans les zones littorales des outre-mer. Ils concernent les territoires dans une bande tropicale située entre environ dix et trente degrés dans l'hémisphère nord et dans l'hémisphère sud. Du point de vue scientifique, les cyclones tropicaux présentent un grand nombre de problèmes non résolus. Ce sont des objets extrêmement complexes, nécessitant des conditions environnementales précises pour se développer. On connaît les conditions nécessaires à la formation d'un cyclone tropical, mais elles ne sont pas suffisantes : ce n'est pas parce qu'elles sont réunies qu'un cyclone tropical va se former.

Entre autres conditions, l'océan doit être suffisamment chaud – la température doit être supérieure à 26,5 °C dans les cinquante premiers mètres de l'océan – et les vents assez uniformes dans les dix premiers kilomètres de l'atmosphère : le cisaillement vertical doit être faible, inférieur à huit mètres par seconde. Dit autrement, le cyclone a besoin d'une structure verticale cohérente : il s'incline et donc s'affaiblit en présence de cisaillement. Évidemment, d'autres paramètres environnementaux sont importants, mais ces deux éléments sont essentiels.

Cet automne, l'océan Atlantique était particulièrement chaud – plus un à deux degrés par rapport à la moyenne saisonnière – et le cisaillement vertical du vent dans la région des Caraïbes particulièrement faible. Nous étions donc en présence de conditions extrêmement favorables au développement des ouragans – terme utilisé pour nommer les cyclones tropicaux dans les régions des Caraïbes.

Les paramètres de l'environnement, quant à eux, dépendent de la variabilité naturelle du système climatique et du changement climatique dû aux activités anthropiques. Mais il n'est pas du tout évident de distinguer ces deux effets. Mme Valérie Masson-Delmotte vous en a parlé la semaine dernière et mes collègues vont vous en parler dans quelques instants. Le phénomène El Niño, par exemple, relève de la variabilité naturelle du système climatique et a un effet sur la cyclogénèse tropicale : la Polynésie française est généralement peu sujette aux cyclones tropicaux – car protégée par un cisaillement vertical du vent. Mais ce cisaillement s'affaiblit pendant les épisodes El Niño et le risque cyclonique augmente. Dans le bassin des Caraïbes, c'est l'inverse : pendant un épisode El Niño, le renforcement du cisaillement vertical entraîne une diminution du risque cyclonique.

Cet exemple résume bien nos deux axes de recherche : le premier concerne la compréhension du phénomène en lui-même, dans un environnement donné, et le second concerne la prédiction de l'évolution du climat, et donc l'évolution des paramètres de l'environnement. J'interviens ici au titre du premier axe de recherche : la compréhension du phénomène en lui-même, dans un environnement donné. Il reste beaucoup de questions ouvertes sur les cyclones tropicaux, l'une des difficultés étant que les équations de la physique régissant ces phénomènes extrêmes sont dites « fortement non linéaires » à cause des vents forts du cyclone. Cela signifie que certains termes dans les équations de la physique, habituellement négligés, ne sont pas négligeables dans le cas des cyclones tropicaux. C'est ce qui rend la physique du phénomène compliquée.

Les mécanismes énergétiques sous-jacents à la formation des cyclones tropicaux sont aujourd'hui encore mal compris. On sait que le cyclone tropical puise son énergie dans l'océan, qui lui transmet de la chaleur et de l'humidité. Cet air chaud et humide est aspiré vers le haut. Il rencontre des masses d'air plus froides, ce qui provoque la condensation de l'eau qui passe de l'état de vapeur à l'état liquide. Au moment de cette condensation se produit un dégagement de chaleur latente. On sait que ce phénomène joue un rôle important dans la formation des cyclones tropicaux, mais les processus physiques et thermodynamiques sous-jacents sont encore mal compris.

Un autre exemple illustrera sans doute mieux mon propos. Il concerne la structure même du cyclone tropical. Les vents forts du cyclone entourent une région calme qu'on appelle « l'oeil du cyclone » ; vous avez sûrement tous déjà repéré cet oeil sur les images satellite diffusées dans les médias. Bien que ce phénomène soit largement connu par les scientifiques, comme par les non-scientifiques, les mécanismes de formation de cet oeil et sa dynamique intrinsèque lors de l'évolution du cyclone, et surtout son rôle dans l'intensification du cyclone, restent à comprendre.

Un autre pan des recherches actuellement menées concerne l'interaction entre l'océan et l'atmosphère, qui joue un rôle majeur dans la formation des cyclones tropicaux, puisque ces derniers puisent leur énergie dans l'océan. Les eaux sous les cyclones tropicaux sont refroidies lors du passage du cyclone, qui laisse un sillage froid. Le cyclone modifie donc l'océan et les modifications qu'il engendre rétroagissent en retour sur le cyclone. Cette interaction demeure un sujet ouvert et particulièrement important de recherches, puisque susceptible d'améliorer à terme la prévision opérationnelle des cyclones tropicaux.

Quand on pense à l'interaction océan-atmosphère, on pense également à l'action du cyclone sur la hauteur d'eau et aux vagues générées par cyclone tropical. En plus des vents violents, ce sont elles qui sont dangereuses pour les zones littorales. Dans notre jargon, l'élévation du niveau de l'eau à cause du cyclone s'appelle « l'onde de tempête ». Différents effets sont associés à ce phénomène : le vent du cyclone entraîne une accumulation des paquets d'eau, la dépression associée au cyclone aspire l'eau ; enfin, la topographie des fonds marins joue évidemment un rôle. Ainsi, l'un des objectifs de la recherche actuelle vise à mieux comprendre les mécanismes de génération, d'intensification et de dissipation des vagues de forte amplitude générées par les événements météorologiques extrêmes comme les tempêtes tropicales ou les cyclones.

Les chercheurs appréhendent toutes ces questions avec des outils différents et des démarches très complémentaires les unes des autres. L'un de ces outils est l'outil numérique ; il vous a été présenté la semaine dernière par Marc Pontaud et David Salas de Météo France. Les modèles numériques complexes – comme ceux de Météo France – sont des modèles complets, qui visent à reproduire au mieux les phénomènes atmosphériques, dont les cyclones tropicaux. Ils résolvent les équations de la physique en intégrant toutes les complexités de l'atmosphère, selon une grille qui correspond au découpage de l'espace et qui, dans les modèles régionaux, a une taille de l'ordre du kilomètre.

Ces modèles font face à plusieurs difficultés. L'une d'elles réside dans le fait qu'on doit modéliser une large gamme d'échelles, ce qui est numériquement compliqué. Ainsi, l'oeil d'un cyclone a un diamètre de quelques dizaines de kilomètres : si l'on veut comprendre ce qui se passe à l'intérieur de cet oeil, la résolution du modèle doit être assez fine, de l'ordre du kilomètre. Si l'on veut accéder au détail de ce qui se passe dans le mur de nuages qui entoure l'oeil, la résolution doit être encore plus fine ; mais le cyclone, lui, a une taille d'environ mille kilomètres. Par ailleurs, si l'on doit modéliser l'environnement qui entoure le cyclone, on a donc besoin de travailler sur une gamme importante d'échelles, ce qui est numériquement très coûteux.

La seconde difficulté est liée à la première et concerne les processus qui ont lieu à l'intérieur d'un élément de grille, c'est-à-dire les processus d'échelle inférieure au kilomètre. Ces processus ne peuvent être « vus » par le modèle : nous sommes donc obligés de les « paramétrer » – d'inclure artificiellement leurs effets dans les équations. Ces paramétrisations sont un sujet de recherche en soi. Elles sont loin d'être évidentes et loin d'être comprises. Pour les améliorer, on peut utiliser les observations : depuis l'avènement de l'air satellitaire dans les années soixante-dix, les observations satellites sont de plus en plus nombreuses et leur qualité ne cesse de s'améliorer. Les radars embarqués, l'imagerie visible et infrarouge, les sondeurs micro-ondes fournissent des informations auxquelles on n'avait pas du tout accès auparavant. Évidemment ces données sont entachées d'erreurs, à cause des conditions extrêmes du cyclone tropical, mais elles n'en restent pas moins une source précieuse d'information pour les chercheurs.

Les observations in situ, dans et sous le cyclone, sont également importantes. Vous vous en doutez, il est compliqué d'avoir accès à ce type d'informations à cause des vents et des précipitations. Ces données sont donc en nombre limité : on dispose par exemple de celles issues des vols aéroportés américains : les Américains font voler des avions à travers les cyclones et récoltent des données. La France a également des dispositifs très utiles pour l'étude des cyclones tropicaux : dans le cadre d'une étude que je mène sur la houle cyclonique, je travaille en collaboration avec le Centre de recherches insulaires et observatoire de l'environnement (CRIOBE), unité de recherche du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) implantée sur l'île de Moorea, en Polynésie française. Le CRIOBE dispose d'un large réseau de sondes pour l'étude des écosystèmes marins, placées sur les tombants des récifs à profondeur fixée. Depuis plusieurs années, nous utilisons les mesures de pression réalisées par ces sondes pour accéder à des données sur les vagues générées par les tempêtes et les cyclones tropicaux. Ces mesures in situ seront ensuite combinées aux observations satellites des vagues et du vent de surface que pourra nous transmettre le satellite franco-chinois CFOSAT (Chinese-French oceanic satellite), qui sera lancé en septembre prochain.

Le développement de réseaux d'observations comme celui du CRIOBE est essentiel afin de mieux comprendre ces structures. La recherche ne peut progresser que par ce type d'effort soutenu sur le long terme.

Le troisième outil, que je privilégie dans mes recherches, est la modélisation numérique idéalisée : elle constitue une approche alternative et complémentaire aux modèles numériques complexes et aux observations dont je viens de parler. Les modèles numériques complexes sont évidemment utiles, mais il n'est pas évident d'en extraire des mécanismes physiques car ils incluent énormément d'effets via les paramétrisations dont je viens de parler. Notre approche consiste à simplifier le problème en excluant les ingrédients qu'on juge a priori non essentiels pour le mécanisme qu'on étudie. Les modèles ainsi construits ne sont pas des modèles de cyclones tropicaux – à cause de leur caractère simplifié – mais peuvent néanmoins apporter de précieuses informations sur les mécanismes sous-jacents aux cyclones tropicaux.

Récemment, l'Agence nationale de la recherche (ANR) a lancé un appel à projets « Ouragan 2017 », en réponse à l'épisode d'ouragans qui a frappé l'arc antillais cet automne. Cet appel était axé sur des recherches à entreprendre rapidement, avec une visée pré-opérationnelle. Il résonne tout à fait avec l'exigence d'immédiateté de la société d'aujourd'hui – on veut des résultats tout de suite. Mais, à l'opposé de cette urgence, je suis persuadée que la recherche fondamentale est la seule à même de permettre de réelles avancées dans la compréhension et la prédiction des événements dévastateurs que sont les cyclones tropicaux.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Cette législature étant désormais achevée, les commentaires sont désactivés.
Vous pouvez commenter les travaux des nouveaux députés sur le NosDéputés.fr de la législature en cours.