Intervention de Yves Marignac

Réunion du jeudi 15 février 2018 à 9h00
Commission d'enquête sur la sûreté et la sécurité des installations nucléaires

Yves Marignac, directeur de WISE-Paris :

Merci, monsieur le président, de cette introduction qui rend bien compte de mon implication, depuis une vingtaine d'années, sur ces questions en tant qu'expert non institutionnel. Nous sommes malheureusement trop peu nombreux à exercer cette fonction. Je salue la création de cette commission d'enquête, qui pointe un problème important et urgent, et je me réjouis que vous débutiez votre cycle d'auditions par des experts non institutionnels et des ONG.

Je vais essayer de planter le décor en montrant en quoi le problème de la sûreté et de la sécurité nucléaire est systémique. J'ai pris connaissance des questions que la commission m'a adressées et qui sont assez diverses ; j'y apporterai des réponses dans une contribution écrite qui complétera mon intervention d'aujourd'hui. J'ai choisi à ce stade de m'en tenir à l'approche systémique de la situation et, pour commencer, à préciser la nature des enjeux, en isolant les cinq facteurs principaux qui constituent la problématique.

Le premier est le potentiel de danger. Les matières nucléaires, radioactives, sont intrinsèquement dangereuses, et les concentrer dans des installations, les transporter est porteur de danger. À ce titre, le nombre et la nature des installations, l'inventaire des matières qu'elles contiennent, l'organisation de la filière nucléaire, créent un volume d'activité qui est en soi un potentiel de danger.

Le deuxième facteur, c'est l'ensemble des aléas qui peuvent menacer ces matières et transformer les dangers en risques et en scénarios accidentels. On en retient généralement trois catégories : les facteurs internes de dysfonctionnement, à l'intérieur des installations, les facteurs liés aux agressions externes d'origine naturelle ou accidentelle, et les agressions liées à la malveillance, terrorisme ou sabotage.

Le troisième facteur, ce sont les mesures de protection, en termes de conception et de règles d'exploitation.

Le quatrième, ce sont les pratiques de l'exploitant, premier responsable de la sûreté.

Le cinquième et dernier niveau, c'est tout ce qui relève de l'évaluation et du contrôle. Les pouvoirs publics, au premier rang desquels l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), pour l'évaluation, et l'ASN, pour le contrôle, ont la responsabilité de surveiller la manière dont l'exploitant met en pratique les exigences réglementaires.

Je pense que nous sommes aujourd'hui dans une crise systémique de la sûreté et de la sécurité nucléaires dans notre pays, à cause de différents facteurs conjugués.

Le premier, ce sont les choix industriels passés et présents : le surdimensionnement global du parc nucléaire, la taille des réacteurs, qui a augmenté avec le temps et qui pourrait continuer à augmenter compte tenu de ce qui est prévu avec l'EPR nouveau modèle, le choix d'une gestion du combustible par retraitement-recyclage qui se traduit par la concentration, sans égale sur le continent européen, de matière nucléaire à La Hague et par du transport de plutonium, notamment entre La Hague et Marcoule, une organisation industrielle qui conduit à l'accumulation de stocks de déchets et de matières dites valorisables, notamment soixante-trois tonnes de plutonium non irradié, une conception initiale des piscines d'entreposage du combustible qui n'a pas prêté suffisamment attention au potentiel de danger et rend ces piscines plus vulnérables que les réacteurs.

Le deuxième grand facteur est l'évolution des menaces ou aléas. Il s'agit à la fois d'une réévaluation des aléas qui existaient auparavant, séismes, inondations…, et de l'évolution des menaces. Je pense au terrorisme de l'après 11 septembre et aux nouvelles technologies, drones et autres. Vis-à-vis de cela, nous avons un problème fondamental d'obsolescence de nos installations, de leur conception et de l'organisation industrielle. Tout a été pensé avant Fukushima et l'on réfléchit aujourd'hui à traiter par l'aval, en renforçant les dispositions de secours, des problèmes qu'on ne peut traiter par l'amont du fait qu'on ne peut rendre intrinsèquement plus robustes les installations en termes de dimensionnement. Nous avons des illustrations de cette vulnérabilité autour de ce qui s'est passé au Tricastin, avec le problème de la digue, à Fessenheim, avec le canal, au Bugey, avec le barrage de Vouglans. De même, nos installations n'ont pas été conçues pour faire face à la chute d'un avion commercial ou aux autres formes de menace accessibles à des groupes malintentionnés : drones, armes lourdes disponibles sur le marché noir…

Le troisième facteur est l'état réel des installations, avec deux sujets. Le premier, ce sont les effets du vieillissement, à la fois les problèmes liés aux équipements non remplaçables, en particulier les cuves et les enceintes des réacteurs, qui réduisent inévitablement leurs marges de sûreté, et les problèmes liés au vieillissement diffus de milliers de kilomètres de câbles et de tuyauteries, en partie seulement surveillés. Ce phénomène d'érosion touche aussi les usines, on l'a vu avec les problèmes des évaporateurs de La Hague assez récemment. Le deuxième sujet est la conformité, c'est-à-dire l'état réel par rapport à l'état théorique, sur papier, des installations. Nous avons eu une première alerte majeure avec le dispositif de casse-siphons, indispensables pour éviter la vidange des piscines, à Cattenom, mais c'est un problème récurrent, et nous en avons rencontré d'autres encore en 2017 avec des groupes diesel de secours, qui ont montré qu'une quarantaine de nos réacteurs risquaient de tomber en panne de toute alimentation électrique ou capacité de refroidissement en cas de séisme important. Il se peut également, comme au Creusot, qu'avec le phénomène de fraude, des composants soient en service dans des installations et présentent des défauts importants, sans que l'on soit en mesure de le savoir.

Le quatrième niveau, ce sont les capacités de l'industrie nucléaire. Vous savez comme moi qu'elle est en difficulté financière ou en tout cas peine à faire face au chantier ambitieux qu'elle entend mener. On en a eu l'illustration avec les nombreux problèmes sur l'EPR de Flamanville, ainsi qu'avec la chute du générateur de vapeur, pendant son remplacement, à Paluel-2. Il existe une réelle interrogation sur la capacité des exploitants, de leurs fournisseurs et sous-traitants à mettre en oeuvre des chantiers ambitieux, et c'est une préoccupation, notamment en vue de l'opération dite de grand carénage.

Le cinquième et dernier niveau, aujourd'hui fondamental, et le plus nouveau, c'est le dysfonctionnement du système de gouvernance. Ce système repose sur trois principes : la responsabilité première de l'exploitant, qui suppose en réalité la qualité de ses actions en matière de sûreté et de sécurité, la confiance que doit pouvoir avoir le système dans la sincérité du travail des exploitants, et l'infaillibilité de l'évaluation et du contrôle. Avec la non-conformité, la non-qualité, voire les falsifications que j'ai évoquées, on voit bien que ces trois principes sont aujourd'hui remis en cause par les pratiques.

En outre, le système ne permet peut-être pas aujourd'hui à l'ASN de ramener l'exploitant dans le droit chemin. On l'a vu sur des sujets emblématiques comme la cuve de l'EPR, où, malgré de gros doutes, l'ASN n'a pu s'opposer à sa mise en place, ce qui a conduit à déroger au final aux exigences initiales. On le voit à nouveau dans le dossier du générateur de vapeur de Fessenheim 2, où, alors que l'ASN a pris une décision caractérisant une fraude, nous aurons à examiner la semaine prochaine en groupe permanent l'aptitude au service de ce générateur de vapeur, comme si la fraude ne pouvait être sanctionnée réglementairement.

Plus généralement, on constate une mise en oeuvre retardée et insuffisante de centaines, voire de milliers d'engagements pris par les exploitants dans leur dialogue avec l'IRSN et l'ASN. C'est là une partie cachée de l'iceberg ; ce n'est pas public, pas tracé, et il n'y a même pas de suivi de l'application de ces engagements, ce qui crée la possibilité des stratégies dilatoires que l'on voit de plus en plus à l'oeuvre par les exploitants.

En ce qui concerne la sécurité, deux problèmes majeurs doivent être soulignés. Le premier est l'utilisation extensive du secret pour ne pas assumer publiquement des failles. Une illustration, dont je pense que vous parlerez avec Yannick Rousselet de Greenpeace, en est le rapport auquel j'ai contribué, basé sur des informations publiques et que l'on doit pourtant considérer comme confidentiel. Le second sujet, c'est l'absence de responsabilité institutionnelle sur le durcissement des dispositifs de sûreté pour les rendre plus robustes à des actes de malveillance.

J'en ai fini avec le constat et terminerai par trois pistes. Il convient, tout d'abord, de réduire le potentiel de danger, ce qui veut dire déconcentrer les stocks, réduire les flux, peut-être interroger le principe même de la filière plutonium, travailler à des entreposages plus robustes, notamment l'entreposage à sec, plutôt qu'en piscine, des combustibles usés. Il convient ensuite de retrouver des marges de manoeuvre : ramener le parc à des proportions industriellement gérables et peut-être aussi prioriser, en lien avec la loi de transition énergétique, la fermeture des réacteurs. Il faut, enfin, rétablir la confiance dans le système de gouvernance, autour des enjeux de responsabilité, d'évaluation, de décision, ce qui signifie mettre en oeuvre réellement les principes d'accès à l'information et de participation, renforcer le pluralisme de l'expertise, notamment par des mécanismes de formation et de soutien à l'expertise non institutionnelle, et réduire la zone grise réglementaire dans laquelle évolue trop souvent, de manière non opposable, l'ASN.

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