Intervention de Alain Juillet

Réunion du mercredi 21 février 2018 à 17h30
Commission d'enquête chargée d'examiner les décisions de l'État en matière de politique industrielle, au regard des fusions d'entreprises intervenues récemment, notamment dans les cas d'alstom, d'alcatel et de stx, ainsi que les moyens susceptibles de protéger nos fleurons industriels nationaux dans un contexte commercial mondialisé

Alain Juillet, président de l'Académie de l'intelligence économique :

Si Henri Martre a remis en 1994 un rapport sur ce qu'il a alors appelé « l'intelligence économique », c'est parce que l'on avait fait le constat que les États-Unis étaient en train de lancer, depuis 1985, ces techniques au sein de l'État et des entreprises, et que cela allait révolutionner le mode de management : on s'est dit que l'on devait faire de même.

L'intelligence économique permet à l'entrepreneur, au décideur ou au stratège d'avoir tous les éléments nécessaires pour commettre le moins d'erreurs possible pour un problème donné : l'acquisition et le traitement des connaissances permettent de réduire au maximum la marge d'incertitude. Si l'on sait quasiment tout, on a peu de risques de se tromper ; inversement, moins on en sait, plus le risque augmente. On s'est rendu compte au début des années 2000 – avec la relance effectuée dans le cadre du rapport Carayon – que les principes à la base de l'intelligence économique sont valables à peu près partout : on peut faire de l'intelligence « économique » en matière sociale, juridique, technique ou touristique. La méthode est utile pour presque toutes les activités humaines, car elle permet d'aller chercher les bonnes informations et de les utiliser. Dans les affaires que l'on a connues récemment, il est frappant de constater que l'État et les entreprises concernées ne connaissaient pas – ou très mal – les éléments du problème, comme vous l'avez souligné : on n'avait pas cherché les informations qui auraient permis d'éviter les mauvais coups.

Les États-Unis nous disent que l'on n'a pas le droit de vendre en Égypte tel matériel parce qu'il contient un composant américain : la loi dite ITAR – International Traffic in Arms Regulations – interdit de le faire sans autorisation. Dans le cas d'Alstom, nous avons vendu aux Américains la fabrication des turbines des sous-marins nucléaires, de sorte que l'on ne peut plus produire en France de tels sous-marins sans une autorisation américaine. C'est une perte de souveraineté absolue. Tant que cela nous concerne exclusivement, on peut s'arranger, mais on ne peut plus vendre un sous-marin à l'étranger sans le feu vert américain si ces turbines sont utilisées – or ce sont celles qui sont performantes.

Nous avons essayé de lancer l'intelligence économique à grande échelle en France en 2003. Un rattachement au Premier ministre – c'était alors M. Raffarin – a alors été choisi : on s'était dit que c'était la seule manière de faire en sorte que tous les ministères se sentent concernés. Quand l'un d'entre eux assure le pilotage, les autres considèrent que ce n'est plus leur problème, et c'est particulièrement vrai dans le domaine de l'économie et des finances. Quand Bercy pilote, les autres ministères se mettent tous dans une position de retrait et il est très difficile d'arriver à une cohésion d'ensemble. Quand on est rattaché au Premier ministre, en revanche, on peut organiser des réunions interministérielles avec les responsables de l'intelligence économique de tous les ministères. Une fois par mois, nous faisions ainsi un point général à Matignon. Tout le monde venait et travaillait, parce que l'on s'était placé sous l'égide du Premier ministre. Une fois que les services ont été rattachés à Bercy et qu'ils se sont donc éloignés du Premier ministre, c'est devenu très difficile pour mes successeurs : ils n'arrivaient pas à regrouper tout le monde. Leurs interlocuteurs se demandaient pourquoi ils obéiraient à un autre ministère. L'intelligence économique est une fonction transversale.

À titre de parenthèse, on rencontre le même problème dans l'enseignement supérieur. On a beaucoup de mal à enseigner l'intelligence économique, car il faut toujours être spécialisé dans un domaine – les finances, la comptabilité, la géographie ou n'importe quoi d'autre. Un métier transversal, couvrant une dizaine d'activités différentes, n'entre pas dans les cases.

Nous nous sommes intéressés à la défense de nos entreprises par rapport aux attaques étrangères, car elles existent, et à leurs contrats ou opérations à l'étranger. Comme vous l'avez dit, les services de renseignement réalisent un travail, mais 95 % de l'information sur les entreprises est disponible sans avoir besoin de recourir à des moyens particuliers. Il suffit de savoir chercher. Si l'on est bien équipé et bien organisé, on peut trouver un nombre considérable d'informations sur presque tous les sujets, en utilisant les banques de données, les réseaux sociaux et d'autres moyens. On peut ainsi élaborer des plans d'attaque ou de défense intéressants. La partie vraiment secrète est extrêmement réduite pour la plupart des entreprises. Souvent, néanmoins, on ne va pas chercher les informations, car cela n'intéresse pas.

Au sein de la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), il existe une sous-direction du patrimoine qui cherche des informations pour les entreprises et sur elles. C'est en réalité la reconstitution d'une partie des anciens Renseignements généraux (RG). En ce qui concerne la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), un service est en charge de l'activité économique, mais il est très petit par rapport au reste. Cette question est, en effet, loin d'être considérée comme prioritaire – et cela depuis très longtemps. Je le dis d'autant plus aisément que j'ai été le directeur du renseignement à la DGSE. Une des missions qui m'avaient été confiées par le Président de la République et par Mme Alliot-Marie consistait à mettre en place l'intelligence économique au sein du renseignement. J'ai totalement échoué, car ce n'était pas dans l'esprit du temps, mais on a bien vu que cela pouvait fonctionner quand j'ai été nommé haut responsable pour l'intelligence économique.

J'ai un avis très mitigé sur la question des progrès réalisés – mais je pense qu'Éric Delbecque vous en parlera aussi. Quand on a lancé l'intelligence économique, c'était un sujet nouveau et personne ne savait donc de quoi il s'agissait, à part nous : on nous écoutait, car il y avait une forme de curiosité et d'intérêt. Nous avions un soutien au niveau des préfets, qui voyaient l'utilité de savoir ce qui passe pour les entreprises dans leur région ou leur département : dès qu'il y a un problème, ce sont eux qui prennent des coups. Sur le plan international, les grandes entreprises que l'on rencontrait étaient intéressées par de vrais tuyaux, de vraies informations qui pouvaient les aider dans une négociation ou les protéger.

La situation a ensuite évolué. Mon successeur s'est intéressé – et il a eu raison sur ce plan – au volet territorial. Sa priorité était le territoire français. Mme Claude Revel, que vous avez auditionnée, était davantage orientée vers les normes. Elle avait une autre vision : elle pensait plutôt aux négociations internationales et aux moyens de pression. À chaque fois, la question des priorités s'est posée. Il y a les entreprises et l'État, que l'on doit informer, alerter et aider, mais la sensibilisation du public et la formation comptent aussi. On a progressivement abandonné cette dernière mission : à la fin, lorsque Jean-Baptiste Carpentier était en poste, on ne s'est plus intéressé qu'aux entreprises, sous l'angle de l'attaque et de la défense.

Le problème est d'avoir les bonnes informations. On peut créer des passerelles entre l'État et les entreprises : cela ne pose aucun problème, à condition que l'information circule dans les deux gens. On est prêt à vous donner des informations si vous en donnez aussi. Le sens unique n'existe pas dans le domaine du renseignement : c'est toujours un échange. Si nous ne fournissions pas des informations aux entreprises, elles ne voyaient pas la nécessité de nous en donner. Dans les affaires que vous avez évoquées, et d'autres, c'est-à-dire les attaques américaines, pour résumer – Technip, BNP Paribas, Alstom et maintenant un peu Airbus –, c'est toujours la même histoire : il y a au départ une méconnaissance totale, à part dans le cas d'Airbus, des pratiques américaines et une confusion entre ce que l'on pense être correct et la méthode américaine, qui est totalement différente et terrible : une fois qu'elle s'est mise en marche, on ne l'arrête plus. Contrairement à la légende, on peut négocier avec les Américains, mais à condition de s'y prendre vraiment tôt, au lieu de laisser la situation prendre une mauvaise tournure, comme on l'a vu avec Alstom par exemple.

Je pense que l'organisation actuelle ne fonctionne pas, je vous le dis très franchement. Il faut repenser complètement le modèle, en définissant d'une part ce que veut faire l'État et en donnant des instructions en conséquence et, d'autre part, en voyant avec les entreprises, en particulier les grandes et celles qui sont sensibles, comment on peut mieux travailler ensemble, grâce à des réseaux d'échanges et d'informations. On peut faire beaucoup de choses assez simples pour assurer un meilleur fonctionnement.

On a progressé en ce qui concerne les dispositifs de veille. Même si l'organisation générale est défaillante, je l'ai dit, plusieurs éléments me paraissent intéressants, en particulier le décret relatif aux investissements étrangers. J'ai été le père de sa première version, en 2004-2005. À l'époque, Bercy nous a dit que Bruxelles ne l'autoriserait pas, mais on s'est aperçu que le traité de Rome le permettait à partir du moment où des domaines régaliens étaient concernés : ils ne sont pas, en effet, sous la coupe de Bruxelles. À ma connaissance, le décret a été utilisé une dizaine de fois, jamais pour interdire, mais pour demander des garanties aux entreprises rachetant des sociétés en France. M. Arnaud Montebourg est ensuite passé en force pour étendre le décret, malgré les exigences de Bruxelles. C'est passé, pour une raison simple : la plupart des autres États membres avaient adopté des textes semblables au nôtre, par imitation, afin de protéger les intérêts vitaux ou sensibles de l'État à travers les entreprises concernées. Une troisième version du décret va être adoptée, et tant mieux.

Aux États-Unis, le Président peut décider souverainement que tel produit ou telle entreprise est stratégique, quel qu'en soit le motif : une pâtisserie au coin de la Maison Blanche peut être interdite de rachat s'il en a décidé ainsi. Il y a encore du chemin entre notre situation et celle des États-Unis. C'est le coeur du problème : nous avons en face de nous des acteurs, chinois, américains, russes ou d'autres nationalités, qui nous mènent une véritable guerre économique, mais nous nous en tenons à un système qui est trop généreux en comparaison. Il faut que l'État se réveille et qu'il n'hésite pas à montrer les dents quand il considère que ses intérêts sont en jeu.

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