Intervention de Alain Juillet

Réunion du mercredi 21 février 2018 à 17h30
Commission d'enquête chargée d'examiner les décisions de l'État en matière de politique industrielle, au regard des fusions d'entreprises intervenues récemment, notamment dans les cas d'alstom, d'alcatel et de stx, ainsi que les moyens susceptibles de protéger nos fleurons industriels nationaux dans un contexte commercial mondialisé

Alain Juillet, président de l'Académie de l'intelligence économique :

Nous ne pouvons qu'être favorables à la mise en place d'un comité de défense économique. L'intelligence économique consiste en effet à réunir les éléments d'information qui vont permettre aux décideurs quels qu'ils soient, à quelque niveau qu'ils se situent, de prendre les bonnes décisions ou les décisions les moins mauvaises. Or, dans notre système qui, quoi qu'on en dise, reste très jacobin, il faut, pour que cela fonctionne, que l'impulsion vienne du sommet de l'État, c'est-à-dire du Président de la République, qui peut imposer la direction à suivre et mobiliser l'ensemble des acteurs vers les objectifs appropriés. Si le Premier ministre en a également la capacité dans une moindre mesure, aux échelons inférieurs c'est impossible. C'est en tout cas la leçon que nous avons tirée de ces quinze dernières années.

Cela étant, il ne faut pas croire que la France soit mal informée, et mes amis américains avaient coutume de s'émerveiller de notre niveau d'information en matière économique, notamment par rapport à eux – cette dernière appréciation étant un mensonge éhonté… Nous disposons en effet de beaucoup d'informations, mais le problème est que les ministères ne communiquent pas entre eux, pas plus que les services de renseignement ne communiquent avec les ministères.

Dans l'affaire Alstom comme dans l'affaire BNP, nous avions toutes les informations : je ne suis plus dans l'administration, mais j'avais les informations sur Alstom, six mois avant que l'affaire sorte. Je savais ce qui allait se passer et j'aurais pu l'écrire. Je le répète, le seul moyen de faire remonter les informations est que l'ordre vienne d'en haut.

En ce qui concerne le fait de raisonner par technologies sensibles, c'est une idée que j'approuve, mais cela n'engage que moi. À l'époque où j'étais rattaché au SGDN, le premier décret que nous avons produit sur les investissements étrangers ne portait que sur les domaines régaliens, au sens du traité de Rome. Mais, pour parvenir à déterminer quelles étaient les entreprises sensibles en France, nous avions décidé de retenir celles qui utilisaient des technologies sensibles, à savoir celles figurant sur la liste publiée tous les deux ou trois ans par le ministère de l'industrie – une centaine aujourd'hui, à l'époque environ cent cinquante, considérées comme vitales pour le développement futur de l'économie française. Il suffirait donc, à partir de cette liste, d'identifier les entreprises – mille ou cinq mille, peu importe – réputées sensibles, à charge pour la DGSI et les ministères de les avoir dans leur viseur, pour établir des contacts et créer des passerelles qui enclencheraient immédiatement un cercle vertueux.

Je suis par ailleurs d'accord avec le fait que le système américain est absolument abusif. Il ne faut pas oublier que les Américains, à la suite du 11 septembre, ont fait une loi permettant à leurs services, sur simple suspicion de risque terroriste, de contrôler, de perquisitionner et de copier toutes les informations détenues par les sociétés étrangères sur le territoire américain ou par des sociétés américaines à l'étranger. Entendez-moi bien, car vous avez ici une clef qui vaut pour Airbus et pour toutes les autres affaires. Cela a beau être abusif, c'est du droit, et l'on ne peut rien faire contre. Mais nous devons apprendre à nous battre.

Cela m'amène à l'intelligence économique offensive, qui est évidemment indispensable. Cela signifie, d'une part, que les entreprises elles-mêmes doivent aller à la pêche aux informations qui leur sont utiles, car, sauf cas exceptionnel, l'État ne le fera pas à leur place, mais il faut, d'autre part que l'État, sans se substituer aux entreprises, mette à leur disposition les informations nécessaires sur la zone où elles sont susceptibles de s'implanter. Si une PME veut s'installer au Brésil, il faut qu'on lui explique comment fonctionne le marché brésilien. Mais cela vaut aussi pour les grands groupes : lorsque DCNS veut vendre un sous-marin aux Brésiliens, il doit notamment être averti des risques, y compris des risques de corruption. Car on connaît au niveau de l'État les risques de corruption, et il faut prévenir les entreprises pour qu'elles ne tombent pas dans ce type de pièges. Nous devons donc évidemment être offensifs, parce qu'en restant uniquement sur la défensive, nous finirons par être perdants et par voir notre tissu industriel irrémédiablement appauvri.

Dans ce processus d'intelligence économique et dans la manière dont il engage la responsabilité de l'État et des entreprises, surtout les plus petites, chacun à son rôle à jouer, mais encore faut-il le définir. Lorsque j'ai commencé en 2003 à développer l'intelligence économique au sein de l'État, je ne disposais que d'une petite équipe de six personnes et ne pouvais pas tout faire. Nous avons donc démarché les chambres de commerce et d'industrie (CCI), la Confédération générale des petites et moyennes entreprises (CGPME) et le Mouvement des entreprises de France (MEDEF), en les chargeant de relayer l'information auprès des PME ; nous avons, en quelque sorte sous-traité l'intelligence économique. Cela a fonctionné un temps, la Confédération des petites et moyennes entreprises continuant d'ailleurs de s'y intéresser mais les CCI ont fini par laisser tomber. Quant au MEDEF, s'il a créé sur le sujet une commission de travail toujours en activité, le moins que l'on puisse dire, c'est que ce n'est pas le problème majeur de ses dirigeants…

L'État ne peut donc pas tout faire, mais il doit absolument être mobilisé. Si le gouvernement Raffarin a décidé de s'intéresser à l'intelligence économique c'est que, coup sur coup, nous venions de perdre Gemplus, leader mondial des cartes à puce, et Péchiney en l'espace d'un week-end, 70 000 emplois se volatilisant du même coup. Le Gouvernement a alors pris peur et a compris qu'il devait être mieux informé. On s'est donc fortement mobilisé pour cela, mais force est de constater que, depuis, la mobilisation a progressivement diminué. D'ailleurs, le dernier commissaire à l'information stratégique et à la sécurité économique, Jean-Baptiste Carpentier, qui venait de TRACFIN et était spécialiste des opérations financières, n'a travaillé qu'avec le ministère des finances et certaines grandes entreprises.

La cohésion que nous avions tenté de mettre en place n'existe plus, et il ne faut pas compter sur Bercy pour se préoccuper de la question des éoliennes sinon pour élaborer des taxes ou des bonifications d'impôts. Or en matière d'éoliennes, c'est vers la Chine, leader mondial dans le domaine, qu'il faut regarder, car la France subventionne des éoliennes fabriquées par les Chinois grâce à des sociétés implantées en Europe pour contourner les lois européennes : c'est ça qui est intéressant et que les gens doivent savoir !

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