Intervention de Martin Bouygues

Réunion du mercredi 14 mars 2018 à 17h45
Commission d'enquête chargée d'examiner les décisions de l'État en matière de politique industrielle, au regard des fusions d'entreprises intervenues récemment, notamment dans les cas d'alstom, d'alcatel et de stx, ainsi que les moyens susceptibles de protéger nos fleurons industriels nationaux dans un contexte commercial mondialisé

Martin Bouygues, président-directeur général du groupe Bouygues :

Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames, messieurs les députés, votre commission d'enquête réfléchit aux moyens susceptibles de protéger nos fleurons industriels nationaux dans un contexte commercial mondialisé. Vous examinez également les décisions de l'État en matière de politique industrielle, notamment dans le cas d'Alstom. Permettez-moi dans mon propos introductif d'aborder ces deux sujets.

Comment créer, développer et pérenniser un champion national ? Cette question, je me la pose depuis longtemps, et en permanence. C'est ma responsabilité, c'est depuis toujours mon objectif.

Bouygues est l'une des grandes entreprises qui ont conservé une identité à la fois très française, très originale et très forte. Par l'implantation de son siège social, bien sûr, mais aussi par l'importance du chiffre d'affaires réalisé en France, et enfin par son actionnariat : les deux principaux actionnaires du groupe étant les salariés français de Bouygues, et la société dont je suis l'actionnaire avec mon frère.

Bouygues est aussi un groupe très français au sens industriel du terme, car les constructeurs français exercent leur métier d'une façon qui les différencie nettement de leurs concurrents étrangers : la conception-construction, les partenariats public-privé (PPP), les méthodes de travail et notre organisation sont autant d'éléments qui nous distinguent, jusqu'à la créativité des ingénieurs, plus forte en France qu'ailleurs. Cela étant, Bouygues s'est développé depuis longtemps à l'international : nous sommes présents dans près de quatre-vingt-dix pays.

Permettez-moi de vous rappeler quelques chiffres. Bouygues a été créé en 1952. L'une de ses originalités c'est qu'en soixante-six ans, l'entreprise n'a connu que deux présidents. Il y a presque trente ans, lorsque je suis devenu président en 1989, Bouygues réalisait un chiffre d'affaires d'environ 47 milliards de francs : 38 milliards en France – soit 5,8 milliards d'euros –, et 9 milliards de francs à l'international – soit 1,4 milliard d'euros, hors inflation. Le groupe employait 70 000 collaborateurs, dont 13 000 à l'étranger. Aujourd'hui, notre chiffre d'affaires est de 33 milliards d'euros, dont 21 milliards d'euros réalisés en France, 12 milliards à l'étranger. Le carnet de commandes de Bouygues Construction et de Colas à fin décembre 2017 est pour 43 % français et pour 57 % réalisé à l'international, ce qui témoigne de notre dynamisme hors de nos frontières.

Vous le voyez, nous avons beaucoup développé notre activité, tant en France qu'à l'étranger. 115 000 collaborateurs travaillent dans le groupe, 67 000 en France, 48 000 à l'étranger. Tous nos centres de décision et nos principaux bureaux d'études sont en France.

Nous avons une autre originalité : dès ma nomination, j'ai voulu développer l'actionnariat salarié. Bouygues est la société du CAC 40 où les salariés actionnaires détiennent la portion la plus importante du capital : environ 53 000 salariés détiennent près de 18 % du capital et 24 % des droits de vote, ce qui représente, au cours actuel, environ 2,6 milliards d'euros.

Notre ambition a toujours été et reste d'être un champion national, tenant l'un des premiers rôles sur un marché mondialisé, celui de la construction au sens large. Nous sommes sur le marché mondial du BTP parmi les dix premiers groupes en chiffre d'affaires ; parmi eux, Vinci, mais également sept entreprises chinoises, dont cinq qui occupent les premières places, à croire l'étude d'un magazine américain. Ces entreprises sont soutenues massivement par l'État chinois et ne sont pas soumises aux impératifs de rentabilité qui sont les nôtres.

Je ne suis pas un financier. Je suis d'abord et avant tout un industriel, soucieux d'assurer le développement et la pérennité de l'entreprise dont j'ai la responsabilité ; et je suis évidemment, comme tout le monde, confronté au défi de la mondialisation.

Comment parvenir à mes objectifs ? Plusieurs questions se posent : avons-nous besoin de l'État ? Avons-nous besoin d'une politique industrielle ? Avons-nous besoin d'une protection ? Mes trente ans d'expérience m'ont donné en la matière des convictions fortes. Ma première conviction, simple et de bon sens, est que, pour créer et développer un champion national, il faut un socle, un ancrage national très fort avec un bon niveau de rentabilité. Ma seconde conviction est que la meilleure politique industrielle que peut mener un État est de veiller à l'impact des politiques publiques sur la compétitivité des entreprises. Et si l'État dégage des moyens d'accroître cette compétitivité grâce au niveau raisonnable de sa dette et à ses équilibres budgétaires, c'est évidemment beaucoup mieux…

Une politique publique qui garantit la compétitivité et la pérennité des champions nationaux doit, pour moi, respecter une série de principes, qui sont au nombre de douze.

Premièrement, il faut des commandes publiques ; elles sont essentielles dans certains secteurs.

Deuxièmement, une fiscalité raisonnable et compétitive.

Troisièmement, une fiscalité résolument favorable à l'innovation

Quatrièmement, un niveau des charges sociales non handicapant.

Cinquièmement, un droit du travail simple et donnant beaucoup d'importance à la négociation entre l'entreprise et ses salariés.

Sixièmement, un environnement juridique et fiscal prédictible, sûr et simple.

Septièmement, une protection juridique efficace des innovations.

Huitièmement, des infrastructures modernes.

Neuvièmement, des écoles, un système d'apprentissage, des universités ou des grandes écoles du meilleur niveau et ouvertes sur l'international.

Dixièmement, au niveau national ou européen, un régulateur de la concurrence et des régulateurs sectoriels pragmatiques, comprenant les marchés et leurs évolutions – par exemple la révolution numérique.

Onzièmement, une Commission européenne qui ne s'enferme pas dans des dogmes et qui défende avec la plus grande vigueur les intérêts européens face aux grands enjeux de la mondialisation. Je pense évidemment au dumping que la Commission doit combattre sévèrement. Elle devrait aussi réfléchir à la mise en place de financements permettant d'accompagner nos entreprises dans les projets des pays émergents, comme cela existait il y a bien longtemps en France. Elle seule peut agir efficacement au niveau mondial.

S'y ajoute un douzième principe, particulièrement important en France : pour favoriser l'émergence de champions nationaux, ou les garder, il faut des investisseurs et, parmi eux, beaucoup d'investisseurs français. Il faut en particulier quelques investisseurs français aussi puissants que les étrangers, qui détiennent des participations significatives dans nos entreprises. Eux seuls pourraient assurer une stabilité et une pérennité de nos groupes dans notre sphère nationale. Il faut enfin, et vous savez à quel point j'y suis attaché, développer un actionnariat salarié. En France, à l'exception des mesures favorisant l'actionnariat salarié, beaucoup de mesures publiques ont eu, sinon pour objectif en tout cas pour conséquence, de pénaliser ou même de faire fuir les créateurs d'entreprises ou les investisseurs… et donc l'investissement.

À mes yeux, ces douze conditions sont indispensables pour assurer l'émergence et la pérennité de champions nationaux. Vous aurez compris que, selon moi, nos entreprises ont moins besoin de protection que d'un environnement qui ne crée pas de handicaps dans la compétition. Vous me pardonnerez ma franchise, sans doute trop abrupte, mais depuis trente ans, notre pays a fait le plus souvent le contraire, avec quelques heureuses exceptions comme le crédit d'impôts recherche ou la réalisation de bonnes infrastructures. Reste que, globalement, nous avons régressé ou perdu du temps.

Un champion européen ou mondial ne se crée pas en quelques années s'il n'arrive pas à maintenir son leadership dans un environnement normal. Telle est pour moi la raison principale de la fragilité et de la disparation partielle de notre industrie. Il y en a certes d'autres : des erreurs stratégiques ont aussi été commises par certains groupes.

Je vais maintenant m'exprimer sur le dossier Alstom.

Votre commission réfléchit beaucoup aux grands événements qui ont marqué récemment la vie de ce champion national : la cession de la division « énergie » d'Alstom, le projet de rapprochement avec Siemens et donc les positions ou décisions prises par les actionnaires et l'État dans ces deux dossiers.

Un premier grand événement a beaucoup affaibli Alstom, à savoir les très grandes difficultés de 2003, qui ont conduit l'État à rentrer dans son capital. Grâce à cette présence et aux efforts gigantesques déployés par Patrick Kron, son management et tous les collaborateurs, l'entreprise a réussi à se redresser.

Je vous rappelle que nous sommes rentrés dans le capital d'Alstom en 2006, en acquérant les 21 % détenus par l'État, à un prix élevé : 2 milliards d'euros, l'État réalisant au passage une très belle plus-value : 1,2 milliard d'euros.

Pourquoi ai-je pris cette décision ? Nous nous sommes intéressés à Alstom parce que cette entreprise était avec l'État porteuse d'un grand projet : la création d'un puissant pôle nucléaire. Beaucoup des acteurs concernés, l'État, EDF, Alstom, considéraient qu'une réunion des forces et des compétences d'Areva, d'Alstom et Bouygues avait un sens et conditionnait la réussite de ce qui apparaissait à l'époque comme un enjeu majeur : la relance du nucléaire. Nous considérions aussi que, d'une façon plus générale, nous avions des choses à faire ensemble dans le domaine de l'énergie, en France comme à l'international. Bouygues souhaitait être un acteur important de cette politique industrielle, à la fois comme industriel et comme actionnaire.

Vous savez que ce projet n'a pas pu voir le jour. Malgré cela, nous sommes restés le plus important actionnaire d'Alstom, en détenant environ 29 % de son capital. Nous avions confiance dans son management, Alstom avait des atouts, son redressement était en marche ; l'accord industriel non exclusif conclu entre Alstom et Bouygues n'était pas sans intérêt.

Mais les dix ans qui ont suivi ont été marqués par des évolutions considérables dans le secteur de l'énergie.

La crise économique mondiale apparue en 2008-2009 a été très grave et longue. Elle a eu pour conséquence une baisse de la consommation d'énergie – une première depuis la seconde guerre mondiale.

Les clients ont demandé aux entreprises de fournir non seulement leurs équipements, mais aussi les financements correspondants, ce qui a automatiquement favorisé les entreprises les plus puissantes, et plus encore les entreprises puissantes disposant de forts soutiens étatiques – et je pense naturellement aux Chinois.

La catastrophe de Fukushima a stoppé en 2011 la relance du nucléaire dans le monde entier. Au même moment, beaucoup de grands pays ont pris un virage majeur dans leurs politiques énergétiques : leurs politiques publiques ont favorisé les énergies renouvelables au moyen de subventions massives. L'Allemagne, par exemple, a subventionné en 2014 les énergies renouvelables à hauteur de 24 milliards d'euros. Les grands clients d'Alstom – EDF, Eon, RWE – ont donc connu des difficultés. Leurs appareils industriels sont toujours en surcapacité, et la baisse des prix est durable.

De nouveaux acteurs très puissants sont apparus, comme les fabricants chinois de panneaux solaires, qui ont pratiqué le dumping à grande échelle.

C'est un véritable bouleversement qu'a vécu et que vit encore ce secteur.

Or Alstom était toujours convalescente et ne disposait pas de fonds propres très importants. Elle pouvait néanmoins compter sur un carnet de commandes bien rempli, et la situation à court ou même à moyen terme était encore satisfaisante. Patrick Kron aurait pu attendre un an, deux ans, trois ans, et partir en laissant son successeur affronter la tempête. Mais il a compris – et très vite j'ai compris qu'il avait raison – que la transformation qui s'annonçait allait être aussi brutale que profonde : Alstom n'avait ni la taille critique ni les ressources financières pour s'adapter et résister durablement aux chutes de commandes prévisibles. Or, dans ce secteur, les dépenses de recherche et développement, indispensables pour rester compétitif, sont très élevées : une seule turbine exige des coûts de recherche et développement supérieurs à 1 milliard d'euros. Nous savions que cette transformation n'en était qu'à ses débuts et qu'elle allait rapidement s'amplifier.

Aujourd'hui, les marchés clés d'Alstom, celui du gaz, celui du charbon, ont connu des baisses considérables. Celui de l'hydroélectricité n'a pas échappé à ce bouleversement : les grands projets ont quasiment disparu, et ceux qui restent sont tous situés dans les pays émergents, territoires de prédilection des entreprises chinoises. C'est tout le marché mondial qui a été bouleversé, durablement et en profondeur. Et il l'est toujours.

Telles sont les raisons et les seules raisons pour lesquelles la division Énergie d'Alstom a été cédée : pour assurer la survie de cette entreprise, il fallait qu'elle rejoigne le périmètre d'un très grand groupe, et de surcroît complémentaire.

General Electric a été le premier et le seul groupe à formuler une offre crédible et complète. Seul GE présentait les garanties et les caractéristiques permettant d'assurer un avenir à Alstom : il existait notamment au sein du groupe une activité de crédit auprès de ses clients, en particulier ceux de l'énergie. Il n'y avait donc pas d'offre alternative sérieuse.

Il me semble important d'appeler également votre attention sur un point : tous les industriels du secteur étaient concernés par l'évolution du marché, tous réfléchissaient aux solutions possibles, tous pouvaient analyser la situation d'Alstom. Or force est de constater que General Electric a été le plus rapide et, surtout, a utilisé sa puissance pour bâtir le premier une offre qui mettait la barre très haut, lorsque l'on compare son prix et les performances d'Alstom à l'époque – c'est d'ailleurs aujourd'hui un sujet de débat au sein de GE.

Cela n'a pas été une décision facile. Nous étions bien conscients qu'une telle cession allait créer une grande émotion, émotion que nous partagions. Mais la dégradation du marché s'annonçait si forte et si rapide qu'il fallait anticiper et agir sans tarder.

Certains d'entre vous pensent peut-être qu'il fallait que Bouygues joue son rôle d'actionnaire, que l'on procède à une augmentation de capital afin de passer ce mauvais cap et de trouver une alliance équilibrée permettant de conserver une présence française dans l'actionnariat. Hélas, le problème était de bien plus grande ampleur que ceux qui peuvent être résolus par de telles mesures : une augmentation de capital n'aurait rien changé à l'évolution du marché et au problème de la taille d'Alstom, qui n'avait pas eu le temps de rattraper le retard accumulé pendant sa grande crise. Je le répète, aucune offre alternative crédible n'a été présentée.

Nationaliser Alstom a été une solution évoquée par certains. Là non plus, cela n'aurait rien changé à l'évolution du marché de l'énergie – je pense même que la faillite aurait été, pour le coup, certaine. La situation n'avait donc rien à voir avec celle de 2003, qui avait conduit l'État à intervenir à juste titre : ce dernier en l'espèce n'aurait rien pu changer au contexte. Car, j'y insiste une dernière fois, il s'agissait d'un problème purement industriel, d'un problème de marché : une évolution structurelle très brutale et profonde, qui conduisait nécessairement à la concentration des acteurs.

Je tiens beaucoup à rappeler précisément la position que Bouygues a prise dans cette affaire. Trop de choses inexactes ont été dites et continuent à l'être.

Avant de remettre une offre ferme, GE a souhaité s'assurer que Bouygues, le plus gros actionnaire de référence d'Alstom, soutiendrait le projet de cession. C'est une démarche classique de la part d'un acheteur qui s'engage dans une grande opération et qui ne peut prendre le risque de la voir immédiatement compromise par la position du plus gros actionnaire : c'est une évidence, mais je tiens à la rappeler. Il n'était tout simplement pas possible pour GE de remettre une offre et pour Patrick Kron de la présenter à son conseil d'administration sans que Bouygues détermine sa position. Je vous rappelle qu'il s'agissait de la plus grosse opération de croissance externe de l'histoire du groupe GE.

Nous avons signé un protocole séparé avec GE le 26 avril 2014, le jour où GE a adressé sa première offre ferme au conseil d'administration d'Alstom. Il est très important de bien comprendre la portée limitée de nos engagements. J'avais demandé à mon équipe de négociation de ne pas dépasser certaines limites. Nous nous sommes engagés à voter au sein du conseil d'administration en faveur du projet GE, à deux conditions : d'une part, qu'une majorité du conseil – composé à l'époque pour l'essentiel d'administrateurs indépendants, Bouygues ne détenant que deux sièges sur quatorze – ait émis une recommandation positive ; d'autre part, que l'attestation d'équité, c'est-à-dire la valorisation estimée de l'entreprise, soit positive.

Nous nous sommes aussi engagés à ne pas voter en faveur d'un projet alternatif, sauf si cette proposition avait la préférence de la majorité des administrateurs d'Alstom.

Enfin nous sommes engagés à ne pas solliciter d'opération alternative, démarche qui, en toute hypothèse, ne nous revenait pas, puisque nous ne contrôlions pas Alstom.

Pour ce qui me concerne, j'avais deux soucis. Premièrement, bien que l'offre de General Electric me paraisse déjà sérieuse et très attractive pour Alstom, il ne me paraissait pas envisageable de la soutenir si la majorité du conseil d'administration ne partageait pas cet avis : si une majorité hostile s'était dégagée, Bouygues n'aurait pas voté en faveur de l'opération GE. En second lieu, Bouygues se devait de soutenir la proposition la plus conforme à l'intérêt social d'Alstom. Pour cela, le jeu devait rester ouvert, et nous avons gardé la liberté de voter en faveur d'une proposition jugée meilleure par le conseil d'administration.

Je veux simplement que vous compreniez bien que les jeux n'étaient pas faits : le protocole avec GE n'avait, à ma demande, qu'une portée finalement assez limitée.

Par ailleurs, du côté d'Alstom, toutes les règles de bonne gouvernance avaient été respectées. Alstom a aussi suivi par avance les recommandations sur les cessions d'actifs significatifs qui devaient être publiées par l'AMF en 2015. Par exemple, Patrick Kron a, dès l'origine, fait de l'approbation de l'assemblée générale d'Alstom une condition de la conclusion d'un accord de cession.

Des offres alternatives avaient donc leurs chances. En avril 2014, la société Alstom n'était aucunement engagée, General Electric l'était, Bouygues avait pris des engagements limités, Alstom restait libre de rejeter l'offre et d'en choisir une autre.

Son conseil d'administration ne pouvait pas accepter l'offre de GE sans consulter les instances de représentation du personnel, sans une attestation d'équité, sans connaître la position des pouvoirs publics, sans examiner une contre-proposition, sans l'accord enfin de son assemblée générale.

Je l'ai déjà dit, aucune proposition sérieuse et crédible autre que celle de GE n'a été remise au conseil d'administration d'Alstom, bien que Siemens et Mitsubishi aient mis des offres sur la table. Sur les motivations des uns et des autres, j'avancerai plus loin quelques hypothèses. Il faut reconnaître que GE a su améliorer son offre ou prendre les engagements que souhaitait le Gouvernement français. Par exemple, il a accepté de céder à Alstom son activité signalisation, ce que Siemens ne voulait pas faire à l'époque. Comme vous l'a indiqué M. Montebourg, Siemens refusait les conditions posées par l'État français.

On me rétorquera que les autres groupes n'ont pas eu le temps et qu'ils ont été pris par surprise. Ce n'est pas vrai, et je suis bien placé pour le savoir : les très grands groupes réfléchissent en permanence aux équilibres de leurs marchés, aux stratégies possibles et aux moyens de conquérir de nouveaux territoires ; nous sommes bien entendus organisés pour répondre à toute opportunité.

Un facteur a vraisemblablement pesé du côté Siemens : obtenir l'autorisation de la Commission européenne était plus compliqué pour Siemens que pour GE, compte tenu de l'analyse concurrentielle des positions d'Alstom et de Siemens, et ce dernier pouvait craindre les engagements que lui aurait demandés la Commission : c'est un sujet de plus en plus déterminant dans ce type d'opération – hélas !

L'État est intervenu. Il était normal qu'il se mobilise et son intervention a eu des effets positifs : elle a notamment permis d'obtenir de GE la cession de son activité « Signalling » à Alstom. L'État a aussi obtenu l'implantation en France des sièges de plusieurs de ses divisions ; il a fait valoir ses intérêts stratégiques et les a protégés, par exemple, en se dotant sur la coentreprise nucléaire de droits qui sont indépendants de l'actionnariat – il n'y a pas de précédent aux garanties imposées par l'État dans cette affaire.

L'État a-t-il pris les bonnes décisions, a-t-il choisi la bonne voie dans ce dossier ? Oui, je le pense très sincèrement. Le contexte de l'époque n'offrait pas d'autre option réaliste, et les faits aujourd'hui sont là pour le démontrer. Il a eu raison d'autoriser cette opération ; mais en réalité le bouleversement que nous anticipions a été plus fort et beaucoup plus profond que nous le pensions tous à l'époque.

À la demande pressante de M. Montebourg, l'État a exigé que Bouygues lui prête, pour une période de vingt mois, 20 % des actions d'Alstom et lui consente des options lui permettant d'acquérir la propriété de ces actions. Nous l'avons accepté dans un protocole du 22 juin 2014, l'État faisant de ce prêt et de l'octroi de ces options la condition de son approbation de l'opération de cession. Pour ma part, je n'ai jamais cru que surgirait une autre solution que celle de l'intégration dans un groupe ayant les moyens de faire face durablement au bouleversement du marché. La décision concernant le prêt de titres appartient à M. Montebourg ; je n'ai pas à la commenter.

Il me reste à vous parler de l'événement le plus récent : le rapprochement entre la division « mobilité » de Siemens et Alstom recentré complètement sur son activité « transport ».

Ce projet est récent. Il consiste à réunir au sein d'une même entité – qui aurait son siège en France et serait dirigée par un français – le champion français et le champion allemand du ferroviaire ; l'objectif est de créer un champion européen armé pour être durablement un champion mondial. Siemens en serait l'actionnaire majoritaire ; le chiffre d'affaires de cet ensemble atteindrait 15 milliards d'euros et son carnet de commandes 61 milliards d'euros. Il serait présent dans le monde entier, les implantations géographiques des deux entreprises étant aujourd'hui très complémentaires.

Pourquoi est-il souhaitable de réaliser un tel rapprochement ? Certaines raisons ne sont pas sans lien avec celles qui furent à l'origine de la cession d'Alstom « Énergie » : l'impact de la crise économique sur les clients européens ; l'importance de la taille critique des entreprises dans l'industrie lourde. Ce projet entend lui aussi apporter une réponse à une évolution forte et rapide du marché. Mais la comparaison avec l'énergie s'arrête là. L'évolution dont il s'agit est d'une autre nature.

L'industrie ferroviaire européenne n'a pas vraiment à souffrir d'un revirement majeur et brutal des politiques publiques. Au contraire, les nouveaux défis de la mobilité – une mobilité propre et compétitive amenée à faire face à des besoins croissants – donnent un nouvel élan à cette industrie.

Le problème industriel est double : il tient à une évolution du paysage concurrentiel et à la révolution digitale qui touche ce secteur où les enjeux technologiques sont déterminants – Henri Poupart-Lafarge a eu l'occasion de l'exprimer devant vous.

Je ne reviendrai que sur un point. Le leader mondial est aujourd'hui chinois. Sa création a été réalisée de manière assez simple : le gouvernement chinois, un matin, a pris son entreprise n° 1 et son entreprise n° 2 et a décidé de les réunir pour en faire un leader mondial. Tout cela s'est fait tranquillement : il n'est pas venu vous consulter, et pas davantage Commission européenne… (Sourires.) Chez nous, ce n'est pas tout à fait ainsi que les choses se passent, et c'est, je vous l'assure, un vrai problème. D'autant que cette entreprise, CRRC – China Railway Rolling Stock Corporation –, est en mesure d'accompagner ses offres industrielles de propositions de financement qu'elle seule peut offrir. Du coup, on la retrouve partout : en Afrique, en Asie, en Amérique du Sud, et même à Boston, en Amérique du Nord ! Elle est également en mesure de pratiquer des prix très bas, que certains observateurs du secteur n'hésitent pas à qualifier de pratiques de dumping.

Permettez-moi une comparaison avec un secteur que je connais bien, le secteur des télécoms. Je vous rappelle que la norme GSM a été une invention européenne, qui a conquis le monde en balayant les autres normes japonaises ou américaines. Or l'industrie des télécoms est devenue… chinoise. Cherchez l'erreur ! Huawei est devenu leader mondial du secteur et réalise 70 % de son chiffre d'affaires hors de Chine. De 75 milliards d'euros en 2016, son chiffre d'affaires pourrait atteindre, selon ses propres prévisions, 150 milliards d'euros en 2020. Les équipementiers européens ont quasiment tous disparu : affaiblis par de mauvaises politiques publiques en Europe et de mauvais choix stratégiques, ils n'ont pu résister à Huawei, alors qu'avec le GSM l'Europe s'était dotée d'un avantage concurrentiel décisif. Tout cela a été détruit à la suite d'une série d'erreurs graves.

La menace qui pèse sur l'industrie européenne du ferroviaire est claire. Et il ne s'agit pas seulement de la taille du leader chinois, qui a pu se constituer très rapidement, sans avoir à subir un interminable contrôle antitrust. Il ne s'agit pas seulement non plus du problème qui résulte de la puissance que confère la profondeur du marché local chinois ou de l'avantage concurrentiel apporté par la politique d'aide à l'exportation de l'État chinois. Cette industrie doit aussi faire face à un formidable enjeu d'innovation, qui requiert de très gros moyens : l'automatisation, la digitalisation, la puissance des logiciels des systèmes de transport.

Ce projet de rapprochement vise uniquement à apporter une réponse à ces enjeux industriels. Pour moi, il faut le réussir, si l'on veut donner à l'Europe une chance de résister et, encore mieux, de gagner la compétition avec un champion européen ayant une puissance de feu technologique réelle.

En conclusion, mesdames et messieurs les députés, j'espère que mon exposé introductif vous aura été utile pour mieux analyser les deux grands événements qu'a connus Alstom et qui ont évidemment suscité commentaires et polémiques.

Chef d'entreprise, je sais combien il est difficile d'expliquer pourquoi, dans certaines circonstances, nous sommes obligés de réorganiser ou de céder un actif alors que l'entreprise est profitable.

Une entreprise n'existe et ne perdure que parce qu'elle a des clients. Alstom avait des clients malades en 2014, les nouvelles politiques publiques bouleversaient le secteur de l'énergie. Ce secteur souffre toujours beaucoup.

Aujourd'hui, dans le transport, Alstom a des clients qui voient arriver un champion chinois surpuissant, dopé par son marché national et un soutien étatique qui lui permet de pratiquer des prix très bas.

Le rôle d'un chef d'entreprise est de toujours anticiper. C'est une tâche redoutable : il est difficile de prédire l'avenir, surtout dans la période extrêmement bouleversée que nous traversons. Mais c'est la mission des chefs d'entreprise de prendre ce risque, et ce pour le bien de l'entreprise, de ses salariés, et aussi de ses actionnaires.

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