Intervention de Martin Vial

Réunion du jeudi 15 mars 2018 à 9h45
Commission d'enquête chargée d'examiner les décisions de l'État en matière de politique industrielle, au regard des fusions d'entreprises intervenues récemment, notamment dans les cas d'alstom, d'alcatel et de stx, ainsi que les moyens susceptibles de protéger nos fleurons industriels nationaux dans un contexte commercial mondialisé

Martin Vial, commissaire aux participations de l'État, directeur général de l'APE :

Parfois, nous commandons aussi des études avec la DGE. Nous vérifierons et nous vous donnerons la réponse.

En ce qui concerne Alstom, nous retrouvons la préoccupation de l'État actionnaire : accompagner, soutenir, promouvoir, parfois stimuler des réflexions et des mouvements stratégiques majeurs qui permettent aux entreprises de se consolider et d'être plus fortes.

La doctrine d'investissement, en effet, est en train d'évoluer. Celle formalisée en 2014 marquait un grand progrès mais la vérité est qu'elle avait tendance à expliquer le présent, pas forcément le futur. Quatre lignes directrices étaient fixées, que j'ai exposées devant la commission des affaires économiques à l'automne dernier : premièrement, l'investissement dans les entreprises stratégiques relevant de la souveraineté nationale, essentiellement la défense et le nucléaire ; deuxièmement, l'investissement dans les entreprises ayant un rôle majeur ou déterminant dans la vie économique et sociale du pays, notamment de grandes entreprises de service public mais aussi de grandes entreprises de l'énergie ou des télécommunications, telles Orange ou ENGIE, au rôle majeur dans leurs secteurs ; troisièmement, l'investissement dans les entreprises ayant un rôle important dans la croissance économique française et européenne, catégorie très large qui permet de nombreux investissements et dont relèvent notamment ceux faits dans le secteur automobile ; quatrièmement, le sauvetage d'entreprises qui présentent, en cas de faillite, un risque systémique, catégorie dont relève notre intervention en faveur de la banque Dexia.

La difficulté est que cette doctrine n'est plus totalement adaptée à notre environnement, qui a évolué depuis quelques décennies, notamment celui du secteur public. La dérégulation mondiale intervenue depuis les années quatre-vingt a notamment entraîné, dans le secteur des utilities, une mise en concurrence et la suppression des monopoles. Le mouvement s'est fait en deux temps : une vague de création de concurrents, puis une vague de consolidation. On l'observe d'ailleurs avec le mouvement opéré cette semaine en Allemagne entre E. ON, RWE et Innogy : ces mouvements de consolidation et de spécialisation se poursuivent. La dérégulation a complètement changé le cadre dans lequel évoluent les grandes entreprises françaises de l'énergie, de distribution de l'énergie, de transport, de télécommunications, de La Poste. Ensuite, la disruption numérique transforme profondément les modèles économiques des entreprises, et cela vaut pour tous les secteurs. Il importe que les entreprises les plus anciennes soient de plus en plus agiles et se transforment, notamment – mais pas seulement – du fait de la disruption numérique. Or si la moyenne d'âge des entreprises qui composent le Nasdaq est de vingt-cinq ans et celle des sociétés du CAC40 légèrement supérieure à cent ans, celle des entreprises présentes dans notre portefeuille est encore plus élevée, car nombre d'entre elles sont des entreprises historiques importantes dans la vie économique et sociale française. Les transformations en question sont souvent synonymes de besoin de fonds propres, d'alliances, d'acquisitions, mais l'État n'a pas vocation à accompagner systématiquement ces évolutions capitalistiques. C'est enfin une question d'environnement des finances publiques. Les finances publiques nous imposent en effet, aujourd'hui, d'être plus sélectifs dans l'immobilisation de l'argent public qu'il y a trente ou quarante ans. En 1995, la dette publique représentait un peu plus de 55 % du produit intérieur brut (PIB). Aujourd'hui, elle avoisine les 100 %.

Le ministre de l'économie et des finances Bruno Le Maire a expliqué à diverses reprises, très clairement, que l'État devait être dorénavant plus sélectif et qu'il y avait en fait trois domaines d'intervention légitimes de l'État en tant qu'actionnaire : toujours le domaine de la souveraineté, essentiellement à travers la défense et l'énergie nucléaire ; ensuite, les grandes entreprises de service public national et des entreprises de service public local, dans lesquelles l'État n'ayant, pas d'autre levier suffisant autre qu'actionnarial pour s'assurer que ces missions de service public sont correctement remplies ; enfin, les entreprises au secours desquelles l'État vient pour que ne soient pas mis en danger l'économie nationale ou un secteur entier de celle-ci. Hors ces domaines, l'État n'a pas vocation à investir massivement ni à rester actionnaire. En revanche, il doit investir dans l'innovation, notamment l'innovation de rupture, d'où la création du fonds pour l'innovation au début de cette année 2018, fonds doté de 10 milliards et dont les revenus assureront de façon permanente le financement de l'innovation de rupture – les modalités d'utilisation de ces ressources sont à l'étude. Je suis absolument convaincu que nous allons inscrire notre action dans ce cadre.

Je ne peux répondre, monsieur le président, à votre question sur ADP, non que je veuille cacher une information mais parce qu'aucune décision n'a été prise par le Gouvernement. Le Gouvernement l'a indiqué : les décisions définitives seront présentées au Parlement au cours du printemps. Le ministre de l'économie et des finances aura l'occasion de s'exprimer mieux que moi à ce propos – je crois que vous l'auditionnez dans quelques jours.

J'en viens à nos relations avec Bouygues et au dénouement de l'opération que vous avez évoquée. En effet, un contrat de prêt faisait partie de l'accord relatif à la cession de la branche énergie d'Alstom conclu en 2014 et mis en oeuvre au début de l'année 2016. Aux termes du contrat, l'État avait toute la jouissance des actions pendant la durée du prêt. C'est à ce titre qu'il a proposé à l'assemblée générale des actionnaires la nomination de deux représentants au conseil d'administration : l'un, Olivier Bourges, au début de l'année 2016 ; le second, Pascal Faure, était le représentant de l'État au sein du conseil d'administration d'Alstom à l'été 2016. Voilà pour la gouvernance.

Le contrat de prêt prévoyait en effet que l'État jouissait des dividendes pendant cette période, car le prêt était rémunéré à hauteur du montant des dividendes. Je n'ai pas en tête le montant précis des dividendes reçus, mais nous vous le communiquerons immédiatement après cette audition. Le contrat n'est évidemment pas contraire aux règles du commerce. Nous avions la jouissance des titres et des revenus liés à ces titres ; par ailleurs, nous disposions d'options d'achat des titres, avec trois fenêtres possibles pour les exercer. J'insiste sur le fait que l'État n'a pas mis un seul euro dans cette opération. Grâce au contrat de prêt, nous avons été actionnaires d'Alstom jusqu'à l'automne 2017 sans avoir déboursé un euro. Si l'État avait levé ses options, il aurait fallu payer à Bouygues l'achat de ces titres, mais il était très clair, dans le cadre de l'accord entre Siemens et les actionnaires d'Alstom, que Siemens ne voulait pas que l'État soit présent dans le nouvel ensemble – quelque jugement que l'on porte sur cette position, c'était très clair, dès le départ. C'est la raison pour laquelle nous avons négocié pour que Siemens prenne de très importants engagements, sur lesquels nous pourrons revenir si vous le souhaitez. Je rappelle, en particulier, que le rapprochement entre l'activité de transport de Siemens et Alstom Transport s'opère dans le cadre d'une entreprise française, dont le siège est à Paris, qui est cotée à Paris, avec un dirigeant français et quatre administrateurs indépendants dont trois sont français. Un certain nombre d'engagements sont également pris en matière d'emploi, en matière industrielle, en matière de protection des sites, dorénavant jusqu'en 2023. Il n'y aurait pas eu d'accord si nous étions restés au capital du nouvel ensemble.

Pourquoi ne pas être entré au capital d'Alstom ? Rappelons quand même que, avec les titres prêtés par Bouygues, il aurait fallu acquérir 20 % des titres – les options finales ne portaient d'ailleurs plus que sur 15 %. Pour avoir 50 % du nouvel ensemble, il aurait fallu lancer une offre publique d'achat sur Alstom, puisqu'il aurait fallu acquérir 100 % de son capital, et débourser environ 9 milliards si l'on se réfère au cours du titre au mois de septembre 2017. Compte tenu de l'évolution de la doctrine de l'État actionnaire, nous n'avons jamais envisagé de prendre le contrôle exclusif d'Altom.

Et pourquoi avoir laissé à Bouygues la capacité de récupérer les dividendes exceptionnels qui seront versés au moment du closing de l'opération ? La raison est assez simple : l'APE ne fait jamais de spéculation. Jusqu'à l'été 2017, le cours de l'action Alstom n'a jamais dépassé 30 ou 31 euros. Il est monté un peu au-dessus de 35 euros après l'annonce du rapprochement entre Siemens et Alstom, mais c'est précisément parce qu'il intégrait les perspectives positives liées au versement de dividendes exceptionnels et les perspectives de création de valeur. Nous n'avons pas fait le choix de spéculer, c'est-à-dire d'acheter un titre à 35 euros au mois de septembre ou d'octobre 2017 pour le revendre un an ou un an et demi plus tard, au moment du closing, à un cours par définition incertain. Observons d'ailleurs que le cours du titre oscille depuis le début de l'année entre 33 et 34 euros – hier, il était de 33,50 euros. En tout état de cause, par définition, lorsque l'entreprise verse un dividende, le cours du titre baisse systématiquement du montant du coupon le jour qui suit le détachement de celui-ci – ensuite, le titre reprend sa vie normale, mais, je le redis, nous n'avons pas vocation à spéculer.

Avec ce rapprochement, le choix que nous avons proposé et que le Gouvernement a décidé était de construire un grand champion européen. Quelles ont été les motivations de l'Etat ?

Première motivation : les différentes opérations de rapprochement qui avaient été envisagées depuis trois ans n'avaient pas abouti. Au printemps 2017, les rumeurs, d'une part, les informations obtenues par la direction d'Alstom, d'autre part, faisaient apparaître que les négociations avaient repris entre Bombardier et Siemens, et qu'elles en étaient à un stade assez avancé. D'après ce que nous savions, le rapprochement allait donner naissance à deux entités, l'une contrôlée par Bombardier et dédiée au matériel roulant, l'autre contrôlée par Siemens et centrée sur la signalisation.

Lorsque nous avons eu vent de ces discussions, nous avons, en effet, redemandé à la direction d'examiner la possibilité de discuter avec Siemens – je précise que c'était la position du conseil d'administration d'Alstom – et de vérifier, bien sûr, que les autres hypothèses n'étaient pas possibles.

Il se trouve que le calendrier s'est accéléré pendant l'été 2017. Au mois d'août 2017, la direction d'Alstom et celle de Siemens ont mené des discussions plus approfondies. Dès le début du mois de septembre, nous sommes nous-mêmes entrés en discussion avec Siemens pour examiner les conditions d'un éventuel rapprochement et les engagements que Siemens serait disposé à prendre vis-à-vis du nouvel ensemble.

Avec un chiffre d'affaires de l'ordre de 7 milliards d'euros, Alstom représentait le quart du chiffre d'affaires de China Railway Rolling Stock Corporation (CRRC). Rappelons que tout ce mouvement s'est accéléré sous la pression chinoise. Dans beaucoup d'industries chinoises, des entreprises de très grande taille ont fusionné et se sont développées sur le marché intérieur avant de partir à l'assaut des marchés internationaux. CRRC, lui-même issu de la fusion de très grands opérateurs chinois, illustre ce phénomène de façon très spectaculaire. Contre toute attente, CRRC a gagné des contrats très importants dans le domaine du transport aux États-Unis, ce qui a surpris tous les acteurs du secteur.

Au cours de la même période, la situation de Bombardier s'est considérablement dégradée. La cession de Cseries témoigne de la difficulté du groupe à sortir d'une situation difficile, de mon point de vue, la cession du contrôle ayant été réalisée à des conditions plutôt favorables pour Airbus. La faiblesse de Bombardier rend le concurrent chinois encore plus menaçant. CRRC, qui est déjà le leader en Europe dans le matériel roulant et leader mondial dans la signalisation, continue à se développer.

Voilà la vision que nous avons de cette opération et de son dénouement. Comme vous le savez, elle est soumise aux autorités de la concurrence et le closing, c'est-à-dire la dernière étape de la cession, pourrait s'en trouver légèrement décalé par rapport aux prévisions. M. Poupart-Lafarge pourra vous en parler mieux que moi. Les engagements pris par Siemens étant valables à partir de la date effective de la fusion, ils pourraient ainsi courir jusqu'au début de 2023.

J'en viens pour terminer à votre question concernant Airbus. Nous avons été informés que de graves manquements à la conformité avaient été observés. Ils ont donné lieu à des enquêtes judiciaires sous la supervision du Serious Fraud Office (SFO) britannique, mais aussi à des procédures judiciaires en Allemagne et en France. Dans cette affaire, l'APE, en tant qu'actionnaire, n'est pas l'interlocuteur privilégié du conseil d'administration et de la direction d'Airbus. Ces manquements ont été relevés, sur déclaration volontaire de la part de la direction d'Airbus, par les organismes qui garantissent les ventes d'Airbus à l'exportation : la direction du Trésor en France ; les garants privés qui, en Allemagne et en Angleterre, assument la même fonction. En premier lieu, ce sont les assureurs, les garants à l'export, qui ont été informés et qui ont eux-mêmes saisi la justice, en dehors d'Airbus.

Depuis lors, nous avons des contacts réguliers avec le conseil d'administration d'Airbus, dont nous ne sommes pas membres, pour obtenir des informations sur la mise en oeuvre des mesures qui ont été prises. Le SFO a demandé de faire toute la lumière sur l'implication des différents niveaux hiérarchiques dans ces défauts de conformité, et la procédure retenue relève de la seule responsabilité du conseil d'administration d'Airbus. Pour notre part, nous n'avons pas accès au contenu des informations issues de cette procédure. Les membres du conseil administration ont débattu de ces événements mais aucun rapport formel n'a été fait par Airbus à l'État, si ce n'est dans le cadre de contacts que nous avons avec le président du groupe.

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