Intervention de Pierre Laporte

Réunion du jeudi 15 mars 2018 à 11h35
Commission d'enquête chargée d'examiner les décisions de l'État en matière de politique industrielle, au regard des fusions d'entreprises intervenues récemment, notamment dans les cas d'alstom, d'alcatel et de stx, ainsi que les moyens susceptibles de protéger nos fleurons industriels nationaux dans un contexte commercial mondialisé

Pierre Laporte, ancien cadre d'Alstom « Grid » et de GE Medical Systems France :

Merci de m'avoir proposé d'intervenir devant votre commission. Cette invitation m'a surprise car je ne l'avais pas sollicitée, mais je me suis en effet exprimé à la radio, de façon non préméditée mais parfaitement consentante, et je suis heureux de pouvoir témoigner devant vous de mon expérience de la prévention de la corruption chez Alstom.

J'ajouterai à votre présentation, monsieur le président, le fait que je suis aujourd'hui l'associé de Frédéric Pierucci. Je ne le connaissais pas il y a trois ans, mais j'ai passé une grande partie de ma vie à être avocat et directeur juridique dans des entreprises internationales où la question de l'exposition à la corruption était très prégnante, et j'ai toujours essayé de défendre et de protéger les dirigeants et les cadres commerciaux de ces entreprises. J'ai donc été particulièrement choqué par le traitement infligé par Alstom et par les dirigeants d'Alstom à Frédéric Pierucci. C'est pourquoi, j'ai décidé, de mon propre fait, de prendre contact avec lui et de l'aider à titre personnel.

Mon expérience de la prévention de la corruption chez Alstom date, très curieusement, de 2005, époque à laquelle j'étais directeur juridique d'Areva Transmission et Distribution (T&D).

Areva n'a aucun rapport avec la corruption chez Alstom, sinon qu'elle avait racheté à Alstom, en 2004, la division Alstom Transmission et Distribution, dont le chiffre d'affaires s'élevait à l'époque à 3 milliards d'euros environ, ce qui est assez important, et qui possédait soixante-dix usines dans le monde. Or il se trouve que les dirigeants d'Areva ont assez rapidement constaté que la société soulevait également un grand nombre de problèmes de compliance, (de conformité).

À la recherche d'un directeur juridique et compliance pour cette nouvelle entité, Areva est venu me chercher chez General Electric, où j'occupais depuis huit ans des fonctions très similaires, avec la responsabilité d'une vaste zone dont seules étaient exclues les Amériques. J'avais donc une expérience des marchés publics et de la prévention de la corruption internationale et savais quelles étaient les précautions à prendre pour s'en protéger.

Il se trouve que, quinze jours après mon arrivée, on m'a proposé d'être le signataire des contrats de consultants passés depuis une entité dédiée en Suisse, Alstom International Transmission et Distribution, rapidement rebaptisée Areva International Transmission et Distribution. N'étant pas né de la dernière pluie, j'ai opposé au directeur financier de l'époque un refus sans équivoque, prêt à renoncer à mes nouvelles fonctions. Je n'ai donc pas signé ces contrats.

Au bout de quelques mois, j'ai fait un rapport à mon président et au conseil d'administration d'Areva Transmission et Distribution, indiquant que la société était caractérisée par la pratique généralisée des cartels, héritée de l'époque d'Alstom, l'un des cartels sur le marché des coupe-circuits à isolation gazeuse ayant d'ailleurs fait l'objet d'une sanction de 996 millions par la Commission européenne. J'ai surtout mis au jour l'existence, en Suisse, d'une société des consultants – en grande majorité les mêmes que ceux d'Alstom « Power » – dont l'unique objet était de gagner des appels d'offres dans le monde. Je le dis aujourd'hui parce que je suis convaincu que les faits sont prescrits : entre 50 et 80 millions d'euros de commissions étaient versés chaque année, soit 5 à 15 % de la valeur des contrats. Je précise que ce n'est pas parce qu'on verse des commissions qu'il y a nécessairement corruption, mais, malheureusement, les faits ont démontré que c'était pourtant le plus souvent le cas.

Conformément à mes recommandations, il a été décidé de liquider cette société. Je m'en suis moi-même chargé, avec le Président-Directeur général, le directeur financier et le directeur de l'audit ; cela a pris près de dix-huit mois, le temps de résilier l'ensemble des contrats. Ma plus grande fierté est que les commerciaux les plus aguerris de l'entreprise me remercient encore d'avoir mis fin à ces pratiques et que beaucoup de gens ont dû, grâce à cette liquidation, retrouver la nuit, un sommeil plus paisible.

Pour ce qui concerne l'historique et l'ancienneté des faits de corruption chez Alstom, il est tout à fait exact qu'ils sont anciens et que M. Kron en a hérité. Lorsqu'il est arrivé en 2003, c'était M. Jean-Daniel Lainé, le secrétaire particulier de monsieur Pierre Bilger, qui était chargé de ces missions délicates. Il a ensuite été compliance officer d'Alstom « Power », puis Senior Vice Président Ethics & Compliance du groupe Alstom. Aujourd'hui, tout en bénéficiant de la présomption d'innocence, il est mis en examen par le SFO, devant la Cour pénale de Londres pour des faits de corruption.

M. Kron a donc trouvé des comportements de corruption en arrivant chez Alstom en 2003, mais il n'a ni su ni voulu la combattre. Bien au contraire, dirais-je, il l'a généralisée, tout en la masquant. C'est d'ailleurs ce que le DoJ indique dans sa décision du 22 décembre 2014, pointant, à juste titre, l'absence d'une fonction compliance et d'un programme de conformité effectif au moment des faits et de la décision du DoJ (décembre 2014). En effet, ce programme de conformité n'avait rien d'effectif, c'était une pure fiction. M. Bruno Vigogne ne manquera pas de vous expliquer que des efforts ont été faits, mais ces efforts n'ont pas empêché que persistent les pratiques de corruption. C'est ce qui est le plus troublant dans ce dossier : la concomitance entre des efforts avérés et la poursuite d'un système de corruption systématique et généralisé.

Il y a là une attitude complexe qu'il convient que vous compreniez car c'est elle qui permet à M. Kron de balayer d'un revers de main les accusations à son encontre, comme il l'a fait notamment dans sa dernière tribune dans le journal Le Monde en réponse aux accusations de M. Montebourg, lesquelles sont malheureusement exactes. Même si la corruption n'est pas la seule cause ayant entraîné le rachat de la division « Énergie » d'Alstom, elle y a largement contribué en affaiblissant et en déstabilisant le groupe Alstom, en faisant une proie facile pour ses concurrents aux aguets.

Si les faits de corruption chez Alstom sont anciens, ils se sont poursuivis jusqu'à une date très récente. En témoignent différentes affaires partout dans le monde : en 2010, la Banque mondiale a radié deux filiales du groupe, Alstom Hydro France et Alstom Network Schweiz ; en Italie, la Cour pénale de Milan a mis en prison en 2008 des cadres dirigeant d'Enelpower et condamné pénalement des cadres d'Alstom ; au Royaume-Uni, Alstom International UK Ltd, qui était la société de paiement pour les opérations commerciales de la branche « Transport » – la Suisse était spécialisée dans l'énergie et l'Angleterre dans le transport –, a été condamnée une première fois en juillet 2004 pour des faits concernant l'obtention du marché du métro de Mexico, condamnation confirmée le 11 juillet 2007. Il se trouve que c'est moi qui, en tant que juriste, ai eu le privilège de défendre Areva T&D S.A. de C.V. Mexico – anciennement Alstom T&D CV de Mexico –, l'entité légale qui avait payé au nom et pour le compte d'Alstom International UK Ltd, la commission corruptive. Nous avons été condamnés en cassation après quatre ans de procès. Je suis personnellement allé remercier la commission de lutte contre la corruption du Mexique de nous avoir ainsi condamnés, en leur disant que c'était, selon moi, le meilleur moyen de convaincre les opérationnels de cesser ce type de pratique. Au Royaume-Uni encore, sept cadres sont mis en examen depuis mai 2015, et Alstom est impliquée dans des affaires au Brésil, en Tunisie, en Hongrie, en Pologne, en Indonésie, en Arabie Saoudite, en Slovénie ou en Égypte, où les paiements se sont poursuivis, d'après de DoJ, jusqu'à 2011. Je laisserai à mon collègue qui connaît mieux ces affaires le soin de vous en donner les dates exactes, sachant qu'elles courent jusqu'à une période assez récente.

Vous me demandez quand Alstom et Patrick Kron ont été mis au courant de l'enquête du DoJ : c'est en effet début 2010. Il se trouve que je connais très bien M. Fred Einbinder, avec qui j'ai beaucoup travaillé. Il est tout à fait exact que M. Kron s'est rendu avec lui aux États-Unis en avril 2010, comme il est tout à fait exact que M. Fred Einbinder a été licencié avec « un coup de pied au derrière » parce qu'il recommandait de coopérer avec les autorités américaines, ce que ne souhaitait pas M. Kron, jusqu'à ce qu'un cadre proche de lui soit arrêté.

Pour être tout à fait complet, je puis vous rapporter ce que m'a confié M. Keith Carr, l'ancien directeur juridique – general counsel – du groupe Alstom, qui, pendant dix ans, s'est trouvé aux premières loges pour observer et comprendre la mécanique de la corruption chez Alstom et qui était donc le mieux placé pour aller négocier avec le SFO et le DoJ.

M. Kron et M. Keith Carr ont rencontré le DoJ en 2013, si mes souvenirs sont bons, avant que M. Pierucci soit arrêté. Keith Carr, que j'ai vu le lendemain de son retour, m'a alors dit avoir téléphoné de l'aéroport à ses deux fils pour les prévenir qu'il était possible qu'il ne rentre pas de son voyage suivant, car le DoJ avait menacé de les arrêter. Il se trouve que Patrick Kron et Keith Carr sont retournés l'un et l'autre par la suite à plusieurs reprises aux États-Unis, sans être arrêtés ; je ne sais par quel miracle – il y a des enchaînements qui échappent à ma compréhension ou à ma connaissance.

Pour ce qui concerne ensuite les diligences faites par M. Kron pour remédier aux pratiques de corruption, je dirais qu'il n'y en a pas eu d'efficaces et effectives ! Disons plutôt qu'il a feint de construire un dispositif de compliance, avec des gens de qualité, puisque vous en avez un représentant à côté de moi, mais – et c'est là toute la complexité de la situation – cela n'a pas empêché les pratiques de corruption de continuer, et de continuer de plus belle, jusqu'au départ de M. Kron.

Vous avez évoqué la centralisation de la procédure de recrutement des consultants. Cette procédure date, me semble-t-il, de l'arrivée de M. Jean-Daniel Lainé, qui a succédé à M. Bruno Kaelin, lequel a fait de la prison en Suisse pour des faits de corruption mais est surtout l'auteur d'une note interne [disponible sur internet via le réseau Linkedin] sorte de petit manuel de la corruption à l'usage des commerciaux d'Alstom au Brésil, dont je vous recommande la lecture…

M. Jean-Daniel Lainé est donc l'instigateur de cette procédure de centralisation, dont je pense qu'elle avait deux objets. D'abord s'assurer, dans la tradition colbertiste à la française, d'une forme de contrôle sur le dispositif. À la différence de la société Siemens, où le système de corruption était extrêmement décentralisé, avec des « pertes en ligne » très importantes, la centralisation du dispositif permettait chez Alstom d'éviter ces pertes en ligne et de garantir que personne ne se servait au passage. Il s'agissait par ailleurs de garantir le respect d'un certain nombre de principes, d'ailleurs mentionnés dans la décision du DoJ, comme le fait de ne pas utiliser le dollar comme monnaie de paiement, le fait de ne pas libeller les contrats selon le droit américain ou le fait que ces contrats comportent de très importantes clauses anti-corruption, tout ceci dans l'idée de maintenir en apparence une certaine logique de qualité afin d'éviter de se faire prendre.

Vous allez entendre Bruno Vigogne qui a été compliance officer d'Alstom « Power » mais je ne pense pas, pour ma part, que M. Kron ait remédié à quoi que ce soit. Le système qu'il a instauré a laissé perdurer la corruption, ce qui explique l'extrême sévérité de la sanction : 772 millions de dollars représentent une somme considérable, qu'aucune sanction prononcée par un tribunal français n'a jamais atteinte.

J'ajoute que, parmi les faits reprochés à Alstom, la décision du DoJ mentionne de nombreuses fraudes comptables, une falsification des livres et des registres comptables, y compris dans les filiales, la création de faux rapports pour cacher les paiements illicites et la certification de l'organisation compliance par le cabinet ETHIC Intelligence, qui peut s'assimiler à une certification de complaisance eu égard à l'existence concomitante des pratiques illicites.

À mes yeux, la corruption chez Alstom était systémique, encouragée par les instances dirigeantes – on ne pouvait pas faire chez Alstom une carrière de commercial sans appliquer ces procédures – et elle est étroitement corrélée à aux processus d'organisation du groupe, qu'il s'agisse de la sélection des consultants ou des fameuses sociétés de paiement, en Suisse et au Royaume-Uni ou de la revue des grands projets par le top management.

Vous nous demandez enfin s'il pourrait y avoir eu, à côté du differed prosecution agreement concernant Alstom SA et les autres entités, un autre accord concernant les personnes physiques. Je l'ignore, et ce n'est pas à moi qu'il faut poser la question mais aux intéressés. Néanmoins, comme je tiens à défendre l'un de nos concitoyens, en l'espèce mon associé, livré en pâture à la justice américaine par les dirigeants d'Alstom pour leur propre protection, je vous invite à lire le Yates Memo du 9 septembre 2015, signé par Mrs Sally Yates, à l'époque Deputy Attorney General, c'est-à-dire numéro deux du DoJ.

Ce mémorandum présente un intérêt tout particulier car il expose la doctrine du DoJ en matière de lutte contre la corruption au sein des entreprises pour ce qui regarde la responsabilité individuelle : vous savez en effet qu'en matière pénale il faut pouvoir prouver l'intention frauduleuse de celui qui a commis les faits. Or, dans une grande entreprise – c'était notamment le cas chez Alstom –, il faut souvent une dizaine de signatures au bas mot pour pouvoir recruter un consultant ou procéder à un paiement, ce qui entraîne une dilution de la responsabilité et de la prise de décision, laquelle était évidemment chez Alstom parfaitement délibérée et contribuait à la dilution de l'élément intentionnel des infractions pénales.

Le Yates Memo indique donc que « pour être admissible à un crédit de coopération, une société doit fournir au DoJ tous les faits pertinents concernant les personnes dont la responsabilité est engagée dans l'action délictueuse » [traduction de l'anglais]. C'est là toute l'intelligence du DoJ : afin de briser la logique mafieuse à laquelle obéit la corruption au sein de l'entreprise, elle rompt la cohésion du groupe qui agit de façon structurée, en en attrapant un des membres, en le sanctionnant de façon extrêmement sévère, en interdisant aux autres de l'aider et en exigeant d'eux une coopération pleine et entière en échange de l'immunité.

Je voudrais pour conclure mentionner une autre personne ayant joué un rôle essentiel dans le système de corruption chez Alstom, je veux parler de M. Henri Poupart-Lafarge, aujourd'hui Président-Directeur général d'Alstom Transport, qui a été pendant dix ans directeur financier du groupe et peut donc, à ce titre, compter à son « crédit » l'incapacité à prévenir des fraudes, des falsifications des livres et des registres comptables pour lesquelles la société a plaidé coupable, le dit plaider-coupable ayant été approuvé par le conseil d'administration. J'ajoute, non sans une certaine ironie que, à la suite de la sanction de 772 millions de dollars infligée par le DoJ, M. Henri Poupart-Lafarge a été nommé Président-Directeur général d'Alstom en remplacement de M. Kron, des mains duquel il a reçu la Légion d'honneur ! Voilà comment on traite en France le directeur financier d'une société sanctionnée pour un montant de 772 millions de dollars… Que Bruno Vigogne, qui en est également décoré, me pardonne mais il est des légions dont je préfère ne pas être légionnaire.

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