Intervention de Hakim El Karoui

Réunion du jeudi 15 mars 2018 à 14h30
Commission d'enquête chargée d'examiner les décisions de l'État en matière de politique industrielle, au regard des fusions d'entreprises intervenues récemment, notamment dans les cas d'alstom, d'alcatel et de stx, ainsi que les moyens susceptibles de protéger nos fleurons industriels nationaux dans un contexte commercial mondialisé

Hakim El Karoui, ancien associé au cabinet Roland Berger :

Monsieur le président, je vais essayer de répondre à vos questions dans l'ordre chronologique.

Formellement, notre client était la DGCIS, que l'on appelle désormais la direction générale des entreprises (DGE). Nous avions répondu à un appel d'offres restreint, procédure utilisée par cette administration quand elle ne veut pas faire savoir à tout le marché que l'État s'intéresse à tel ou tel sujet très confidentiel. En l'occurrence, le sujet était vraiment très confidentiel. Quand il y a eu une fuite, Patrick Kron est devenu vert de colère : à un moment où la situation d'Alstom n'était pas extraordinairement bonne, le fait que l'État s'intéresse aux perspectives stratégiques du groupe était un signal envoyé au marché. Or il ne fallait pas envoyer de signal au marché.

Je n'ai pas le texte de l'appel d'offres mais je peux vous dire que l'on ne nous avait pas demandé d'envisager toutes les options stratégiques possibles pour Alstom. La consigne était de s'intéresser à la manière de renforcer le groupe. À dessein, nous n'avons donc pas étudié l'idée de vendre tout ou partie d'Alstom. Nous avons cherché des sources de capitaux et l'une des options envisagées consistait à ouvrir le capital des filiales. Dans la partie des activités du transport, un processus de ce type était d'ailleurs en cours avec une entreprise russe. Considérant que la Russie était un marché d'avenir dans ce domaine, Alstom avait noué un partenariat avec une entreprise russe. En quelque sorte, nous avions pour mission de répondre à deux questions : dans quel état est Alstom et que faut-il faire pour renforcer le groupe ?

Pour votre information, j'indique que nous avions déjà travaillé avec la DGCIS sur le groupe PSA, en 2012, dans les mêmes conditions. C'était peu après l'arrivée de Monsieur Montebourg au Gouvernement. Au mois de juin, il avait découvert la fermeture de l'usine d'Aulnay et, très vite, il avait décidé de trouver une autre solution. Il nous avait alors demandé de faire une analyse stratégique : regarder la situation de l'entreprise, questionner en profondeur l'alliance avec General Motors, étudier toutes les autres alliances possibles et imaginables avec des constructeurs européens, américains et du monde émergent. Évidemment, il n'avait pas été question de s'interroger sur la vente de PSA. L'étude sur Alstom avait donc un périmètre à peu près identique à celle sur PSA. Il fallait trouver les moyens de renforcer le groupe Alstom sans le diluer dans une autre entité ni le couper en deux.

Avec qui avons-nous travaillé ? Compte tenu de la sensibilité du sujet pour Alstom et de la qualité des relations entre l'État et Patrick Kron, nous n'avons pas travaillé avec le management. Nous avons travaillé avec les clients et les prestataires ; nous avons utilisé des bases de données payantes ; nous nous sommes aussi appuyés sur l'expertise du cabinet qui compte des spécialistes dans nombre de métiers différents. Notre travail a donc été fondé sur notre expérience et sur des entretiens effectués avec des clients ou des partenaires d'Alstom, mais nous n'avons pas eu de contacts avec la direction du groupe.

Nous connaissions l'existence de l'étude du cabinet A.T. Kearney qui avait eu à répondre à une question un peu différente. Notre client ne nous avait pas donné cette étude pour une raison simple : il voulait avoir un regard neuf, non biaisé, sur le sujet. Nous l'avons eue après la remise de nos travaux.

Voilà les réponses que je peux apporter à vos trois questions de contexte.

J'en viens au fond. Vous avez eu notre étude qui a suscité beaucoup d'agitation, notamment dans les médias, parce que tout le monde voulait connaître les informations dont disposait l'État. Nous ne l'avons évidemment jamais donnée aux médias, et, côté gouvernement, M. Montebourg ne l'a pas transmise non plus. Petite précision chronologique : nous avons commencé le travail fin novembredébut décembre. Nous avons réalisé cette étude dans un contexte assez précis. Le ministre du Redressement productif – qui voyait très régulièrement M. Kron, notamment pour des questions de soutien à l'exportation – s'inquiétait de la situation d'Alstom.

Notre travail, qui a duré environ deux mois, s'est terminé par un entretien avec Monsieur Kron. Nous lui avons exposé nos conclusions, sans la présence de membre de la DGCIS ou de représentant de l'État, histoire d'avoir un regard informé et probablement contradictoire. La réunion s'est relativement bien passée, ce n'est que plus tard qu'il nous a traités de « stagiaires d'HEC », au moment où l'existence de notre étude a été dévoilée dans la presse. Comme je n'ai pas fait HEC, je ne me sens pas concerné. (Sourires.) D'ailleurs, Romain Lucazeau n'a pas fait HEC non plus !

Sur le fond, nous avions conclu que l'entreprise était dans une situation qui n'était pas bonne, que son activité et surtout sa situation financière se dégradaient. Dans ces grandes entreprises industrielles, de véritables paquebots dont les carnets de commandes se remplissent pour des années, le sujet important c'est la situation financière et non pas le chiffre d'affaires. L'entreprise était présente dans quatre grands métiers : l'énergie thermique, l'énergie renouvelable, le transport et la distribution d'électricité. Elle n'avait pas le même positionnement concurrentiel sur tous ses marchés qui, en outre, évoluaient selon des cycles différents. Quoi qu'il en soit, il apparaissait très clairement qu'Alstom rencontrait des difficultés financières qui allaient s'accroître, comme le montraient ses flux de trésorerie négatifs.

Les flux de trésorerie permettent de financer l'activité et la R&D qui est aussi vitale que coûteuse : une grande turbine coûte un milliard d'euros. Ces difficultés s'expliquaient par des enjeux de marché sur lesquels je vais revenir. Elles s'expliquaient probablement aussi par des retards pris dans l'exécution des contrats, ce que le management avait un peu de mal reconnaître. En gros, l'entreprise s'engageait à fournir et à installer du matériel en dix-huit ou vingt-quatre mois et, dans les faits, la livraison prenait plutôt vingt, vingt-deux, vingt-six ou même trente mois. Ces décalages d'activité n'étaient pas compensés sur le plan financier. À cela s'ajoutait un mélange de problèmes de coûts et de compétitivité sur certains segments. Les coûts d'Alstom étaient relativement élevés sur ses sites de production européens et particulièrement français, notamment dans le domaine du transport.

En entrant dans le détail, on pouvait observer que la situation était assez différente d'un métier à l'autre. La croissance des marchés était assez forte sur la partie « Grid », la haute tension continue, les réseaux intelligents – où la valeur ajoutée est plus élevée –, l'éolien offshore, les métros, les tramways et évidemment la signalisation qui est la pépite du secteur transport. Le problème est qu'Alstom n'était pas forcément très bien positionné sur ces marchés.

Sur d'autres marchés aux volumes très importants, comme celui des turbines pour centrales à charbon, l'entreprise n'était plus très bonne. Vue de France et d'Europe, cette technologie pouvait apparaître dépassée, mais elle occupait encore à l'époque une place majeure en Chine et en Inde.

Le groupe Alstom était pour ainsi dire sorti du marché des turbines à gaz puisqu'il arrivait bon dernier dans le classement des quatre acteurs. Il était très en retard, voire quasiment absent de l'éolien. Il était très loin d'ABB et de Siemens pour le « Grid ». Il arrivait en troisième ou quatrième position, suivant les sujets, pour le matériel roulant. Rappelons qu'à l'époque, les deux groupes chinois présents sur le marché du matériel roulant réalisaient un chiffre d'affaires deux ou trois fois plus élevé que celui du premier groupe occidental. Dans le domaine de la signalisation, le groupe Alstom n'était pas mauvais mais il restait derrière Siemens et Thales.

Ces constats racontent une histoire très simple que les évolutions ultérieures ont rendue encore plus claire. Pour les équipementiers des secteurs de l'énergie et du transport, les grands marchés de fournitures ne sont plus en Europe ni aux États-Unis. Ces marchés sont en Chine et en Inde. Les Chinois et les Indiens ont ouvert leur marché à la concurrence, les premiers ayant toujours une meilleure vision stratégique. Tous les groupes occidentaux sont allés sur ces marchés, y compris Alstom qui a fabriqué une usine d'équipements hydrauliques en Chine. Des groupes chinois sont apparus assez rapidement. Même si la direction le nie, il y a eu alors des transferts de technologie, ne serait-ce que par la copie. Chaque acteur occidental a obtenu en fait une part assez réduite de ces énormes marchés. Plus les Occidentaux intervenaient, plus les Chinois montaient en compétence, grâce à l'expérience et à la copie des technologies. Finalement, le marché s'est fermé, un domaine après l'autre. Les capacités installées par ces entreprises ont cessé de croître.

Le modèle économique est très simple, c'est celui de Gillette : on vend la turbine peu cher, mais on vend la maintenance très cher. En gros, l'équipementier réalisait une marge de 5 % sur la turbine et de 20 % sur la maintenance. Tous les mouvements stratégiques des groupes occidentaux ont été motivés par la volonté d'acquérir des bases installées. General Electric (GE) voulait, lui aussi, acheter des bases installées dans l'énergie. Dans les transports, compte tenu des capacités de production, il n'y avait de la place que pour deux acteurs en Europe alors qu'ils étaient trois.

Dans ce contexte d'après-crise de 2008, plusieurs phénomènes se sont conjugués. Le marché global était plutôt en attrition. Le marché local de ces grandes entreprises occidentales, d'où elles avaient tiré leur force, affichait une croissance très faible, voire négative. Tous ces groupes étaient donc à la recherche d'activités à marges élevées, mais ils se sont trouvés confrontés à de nouveaux venus dans les services, qui étaient précisément en train de faire baisser les prix. Alstom avait ainsi acheté une entreprise de Floride qui travaillait sur la base installée de GE et en faisait baisser les coûts de maintenance.

Pour le groupe Alstom, les difficultés étaient donc structurelles. Il en rencontrait d'ailleurs une autre, d'ordre capitalistique. Alors que ces entreprises consomment beaucoup de capital, le groupe Alstom avait un problème d'actionnaire de référence. Entré sur des perspectives de synergies industrielles liées à un rapprochement avec Areva, qui n'a pas eu lieu, le groupe Bouygues est resté mais il n'est jamais monté au capital. Sa stratégie consistait alors à essayer de limiter les besoins en capitaux de l'entreprise ce qui, de son point de vue, s'expliquait très bien. Du coup, la dynamique de créativité capitalistique de l'entreprise était légèrement grevée. Le groupe Alstom avait les moyens de financer ses projets mais il manquait d'argent frais pour investir et acheter.

En tenant compte de ces contraintes, nous avions étudié les moyens de renforcer Alstom. Nous avions imaginé des scénarios où les filiales faisaient des acquisitions et levaient des fonds plutôt que le groupe lui-même. Nous avions laissé de côté Siemens et GE, même si nous avions tout de même établi un modèle pour calculer les conséquences de tels rapprochements, notamment en termes de pertes d'emplois. Nous avions écarté ces possibilités de nos recommandations, dans la mesure où les groupes Siemens et GE étaient beaucoup plus gros qu'Alstom. Un rapprochement de ce type aurait entraîné la vente d'Alstom, ce qui ne correspondait pas à la commande que nous avions reçue.

Dans le domaine des turbines, nous avions envisagé l'acquisition de MAN qui fabriquait des turbines diesel, et nous nous étions aussi intéressés aux turbines de Rolls-Royce. Dans l'éolien offshore – un très mauvais business, complètement subventionné en France –, nous avions regardé Areva et Gamesa qui souffraient d'à peu près les mêmes difficultés. Dans le domaine du « Grid », il y avait des possibilités de coopération. Dans les transports, il existait un partenariat avec le russe Transmashholding (TMH). Sinon, il y avait de plus petits acteurs polonais ou espagnols. Nous avions évoqué Thales pour la signalisation, étant donné l'existence d'une situation cocasse, voire grotesque, comme l'industrie française sait en construire : deux acteurs français, dont l'État est actionnaire, se font concurrence au lieu de fusionner ou de créer une société conjointe détenue à parts égales. Nous nous étions arrêtés là.

Nous avons achevé nos travaux le 15 février. Je pense que le jour où nous avons remis notre rapport, Patrick Kron prenait un petit-déjeuner avec Jeff Immelt au Bristol. Tout cela n'était pas complètement fortuit mais, en tout cas, nous n'en savions rien. Au mois d'avril, au moment où l'existence de notre rapport a été divulguée par Bloomberg, le sujet est reparti. Au cours de cette étape, je n'ai jamais parlé avec la banque conseil d'Alstom, qui est traditionnellement Rothschild. En fait, Rothschild travaille avec Martin Bouygues sur tous les sujets qui le concernent : les télécoms, le BTP, ses participations financières ou industrielles.

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