Intervention de Jean-Yves le Drian

Réunion du mercredi 21 mars 2018 à 17h30
Commission d'enquête chargée d'examiner les décisions de l'État en matière de politique industrielle, au regard des fusions d'entreprises intervenues récemment, notamment dans les cas d'alstom, d'alcatel et de stx, ainsi que les moyens susceptibles de protéger nos fleurons industriels nationaux dans un contexte commercial mondialisé

Jean-Yves le Drian, ministre de l'Europe et des affaires étrangères :

Je reviens juste un instant sur la diplomatie économique : lorsque le Président de la République va en Inde, il signe pour 13 milliards de dollars de contrats – je ne parle pas des annonces mais des signatures fermes –, dont une bonne partie sont liés aux moteurs d'avions. Cela a nécessité antérieurement plusieurs déplacements, dont deux de ma part.

Par ailleurs, nous avançons sur le nucléaire : deux réacteurs seront peut-être validés d'ici la fin de l'année, sur un ensemble prévisionnel de six réacteurs – qui deviendrait le plus important ensemble d'EPR au monde. Le voyage du Président de la République a été l'occasion de nous accorder sur les normes, et il nous reste un an pour finaliser le projet. Si je ne me rends pas en personne en Inde d'ici là pour arrêter un calendrier et pousser le projet, si nous n'agissons pas ensemble, avec tous les acteurs concernés, nous n'aboutirons pas. Et sans doute faudra-t-il que le Président de la République retourne en Inde au moment de la validation définitive du projet. C'est ainsi que se gèrent les grands projets civils ou militaires, et c'est également ainsi que cela se passe avec la Chine, ce qui m'amène à répondre à l'une de vos questions ; cette commission d'enquête étant publique, je m'exprimerai avec précaution.

Le principe de base dans les relations entre la France et la Chine doit être celui de la réciprocité, ainsi que l'a déclaré le Président de la République, en janvier dernier, à Xian, en particulier dans le bon usage de la Nouvelle route de la Soie, car la route de la Soie peut aussi bien être appréhendée dans une logique positive que considérée comme un vecteur d'hégémonie.

La logique positive, c'est lorsqu'il s'agit de favoriser les échanges entre la Chine et le reste du monde, en améliorant la connectivité ferroviaire, portuaire et maritime, et en développant les flux commerciaux. Jusque-là, ça va. À ceci près, et nous ne manquons pas de rappeler régulièrement aux Chinois, qu'une route, cela doit aller dans les deux sens. S'il doit y avoir du gagnant-gagnant, il ne faut pas, pour être clair, que ce soit toujours le même qui soit gagnant-gagnant…

À cette réserve près, qui me rend néanmoins sensible à ce que vous dites, il n'y a aucune raison d'exagérer les motifs d'avoir peur, si toutefois la réciprocité – des investissements mais également des normes – est bien réelle. Le décret sur les investissements étrangers en France doit être appliqué de manière vigilante : les Chinois ne font pas que dans le club Méditerranée, ils s'intéressent également à des domaines plus sensibles. Le Président de la République a été très ferme là-dessus.

Je vous livrerai également une autre réflexion personnelle. La Chine se fait désormais le nouveau leader du multilatéralisme, dans le domaine stratégique, aux Nations unies, dans le domaine du climat. Et dans le même temps, les États-Unis tournent le dos au multilatéralisme en se retirant de l'UNESCO et vraisemblablement de l'accord sur l'Iran, ou en contestant les normes de l'OMC. Il s'agit là d'une situation tout à fait étonnante, contre laquelle il faut mettre en garde les États-Unis eux-mêmes, sinon nous assisterons à une substitution, ce qui nous ramène à l'aspect stratégique lourd de la route de la Soie.

Pour certains théoriciens chinois, la route de la Soie est appelée à devenir le modèle économique mondial en 2049, cent ans après l'arrivée de Mao Zedong au pouvoir. Cette date est rappelée en permanence, celle qui verra une nouvelle organisation du commerce international, qui se substituera progressivement aux normes du multilatéralisme actuel. D'une certaine manière, la route de la Soie utilise le multilatéralisme pour s'imposer, et demain, la norme sera celle d'un monde organisé autour de l'Empire du Milieu…

Ce n'est pas dans l'intérêt des États-Unis ; et de notre côté, nous, Européens, devons riposter en devenant les tenants d'un multilatéralisme audacieux, quitte à développer un partenariat réciproque avec la Chine pour éviter de tomber dans une inversion totale des normes, avec une route de la Soie érigée en modèle hégémonique.

Il faut définir ce qu'est le stratégique au niveau européen, avez-vous dit. Effectivement ; pour l'instant, il n'est défini qu'au niveau de chaque État. Peut-on l'envisager demain ? Je le pense, et je parle par expérience : l'utilisation dans les textes des mots « souveraineté européenne », « stratégie européenne », « enjeu stratégique européen » est désormais admise, alors que c'était encore impossible il y a quatre ou cinq ans. Un changement qualitatif s'est donc opéré. Certes, nous n'en sommes encore qu'au stade des mots, mais les mots ont du sens dans les débats européens ; nous sommes en train de passer à une nouvelle échelle – peut-être pas aujourd'hui, en tout cas demain, que nous avons déjà en France une idée de ce que peuvent être ces enjeux stratégiques, dans lesquels il faut évidemment intégrer la dimension « cyber ».

Dans cette perspective, il est évidemment essentiel de voir émerger des champions industriels européens, tant vis-à-vis de la Chine que vis-à-vis des États-Unis. Il y a encore peu de temps, la Commission et les autorités européennes consacraient toute leur attention à éviter constitution de positions dominantes sur le marché européen. Peu importait, à la limite, en somme que telle ou telle entreprise de premier plan passe contrat avec un partenaire d'outre-Atlantique, dès lors qu'une autre entreprise européenne sur le même secteur l'empêchait d'être en position dominante. C'est en train de changer : on appuie désormais la constitution de champions européens, comme celui qui émergera de la fusion entre Alstom et Siemens.

Dans ce type d'accords, la France veille naturellement à ce que ses propres intérêts stratégiques soient préservés et sanctuarisés, dans le respect des règles fixées par l'UE. Lors du rapprochement entre General Electric et Alstom – j'étais à l'époque ministre de la défense –, nous avons ainsi veillé à identifier, puis à sanctuariser, tout ce qui avait trait à la défense. De même, lors de la fusion entre Nokia et Alcatel-Lucent, nous avons fait en sorte que des enjeux stratégiques majeurs pour la sécurité nationale n'échappent pas à notre souveraineté.

Je suis donc un farouche partisan de la constitution de champions européens. À cet égard, l'alliance avec Fincantieri est une bonne solution, dès lors qu'elle préserve nos propres intérêts y compris nos intérêts stratégiques : si nous voulons un jour construire un nouveau porte-avions, Saint-Nazaire sera le seul endroit possible ; il n'est pas imaginable de le faire à l'étranger.

Pour ce qui concerne enfin notre position par rapport à l'extraterritorialité du droit américain, nous devons certes être exemplaires face à la corruption, mais je suis preneur de toute proposition offensive.

Madame Dominique David. L'administration Trump estime à 1 400 milliards de dollars les liquidités détenues à l'étranger. La réforme fiscale qu'elle a engagée a pour objectif de faire revenir cet argent aux États-Unis, pour doper les investissements dans l'économie réelle et créer des emplois. Peut-être le désengagement Ford du site de Blanquefort, proche de ma circonscription, est-il un des premiers dommages collatéraux de cette réforme et de cette volonté de relocaliser l'industrie américaine.

Les dispositions fiscales américaines concernant les brevets sont une véritable menace pour notre industrie. Il est probable que les entreprises américaines cherchent dans les prochains mois à investir massivement dans des acquisitions en Europe, ce qui peut être mortifère pour nos savoir-faire, nos technologies et même notre souveraineté. Pour le dire autrement, nous risquons d'assister, quasiment impuissants, à une redistribution de la propriété industrielle et à une consolidation sans précédent des secteurs industriels au niveau mondial. Mme Laetitia de la Rocque, secrétaire générale de l'International Fiscal Association France (IFA), que nous avons auditionnée ce matin en commission des finances, nous a confirmé la popularité de cette réforme auprès des multinationales américaines. Cette situation ne doit-elle pas nous inciter à organiser plus rapidement encore la riposte européenne dans ce qui ressemble de plus en plus à une guerre économique ?

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