Intervention de Marietta Karamanli

Réunion du mardi 3 avril 2018 à 21h05
Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la république

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaMarietta Karamanli :

De l'avis de tous ceux – élus, associations, avocats, organisations non gouvernementales – qui suivent ces sujets sensibles et qui ont l'expérience du travail de terrain, comme de l'avis du groupe Nouvelle Gauche, nous sommes en train de durcir une réglementation qui n'a pas l'efficacité que l'on pourrait attendre. Pour autant, de nouvelles dispositions ne suffiront pas à résoudre les difficultés majeures auxquelles nous sommes confrontés.

Comme le remarque le commissaire aux droits de l'homme du Conseil de l'Europe, s'il est louable de vouloir réduire la durée globale de la procédure d'asile, on ne doit pas le faire au prix d'une atteinte à l'effectivité de cette procédure. Or, à l'évidence, les principales dispositions de votre projet de loi entraînent : la multiplication des obstacles au dépôt des demandes de protection internationale, donc aux droits d'accès effectif à l'asile et au procès équitable ; l'accélération des traitements au détriment des garanties procédurales ; la remise en cause du recours suspensif et du droit à un recours effectif ; l'usage de principe de la rétention ou de la retenue au détriment de l'examen de situations personnelles ou de la protection des personnes les plus vulnérables ; la généralisation de la vidéo-audience sans l'accord des personnes et la dématérialisation des procédures.

Certes, on peut s'attendre à ce que, mécaniquement, davantage de décisions défavorables soient prises dans un même laps de temps. Mais cela ne résoudra pas les problèmes connus. Ce projet de loi inquiète non seulement les députés de l'opposition, mais aussi les institutions de la République qui s'interrogent sur sa pertinence : la Commission nationale consultative des droits de l'homme, le Défenseur des droits ou encore le Conseil d'État, qui a posé la question de l'opportunité d'une nouvelle réforme alors même que l'application de la précédente n'a pas encore pu être évaluée.

Avant d'examiner au fond les principales dispositions, je voudrais m'arrêter quelques instants sur la réalité vécue et rapportée par les acteurs de terrain. Notre pays a accueilli, en 2016, 217 000 migrants, 273 000 étudiants étrangers, et 80 000 autres étrangers au titre des regroupements familiaux, ces deux catégories représentant 72 % de la délivrance des visas à durée limitée. En 2016, notre pays a accordé sa protection à 29 000 réfugiés tandis que l'Allemagne en a fait bénéficier plus de 400 000 migrants. Ces quelques chiffres visent à la fois à relativiser la question de l'immigration et à mettre en évidence ces sujets et défis.

Nous restons songeurs car nous voyons que les problèmes d'opérationnalité ne sont aucunement évoqués ni pris en compte. Cette nouvelle législation intervient alors qu'en 2018, le nombre de demandeurs d'asile devrait augmenter de 30 %. On nous dira certainement qu'on fera plus de rétention administrative. Mais cette logique comptable est déjà à l'oeuvre dans les processus d'examen des dossiers, où la qualité de l'instruction de demandes et des décisions rendues semble passer derrière les impératifs de rapidité et de nombre de décisions à rendre.

Faire passer la durée de rétention administrative de quarante-cinq à quatre-vingt-dix jours, avec prolongation possible si l'étranger fait obstacle à son éloignement, est inquiétant et sera sans doute peu efficace. Au-delà de quinze jours, comme l'écrit la CIMADE, le taux d'éloignement est inférieur à 2 %, et près de 55 % des personnes quittent le centre de rétention sans être reconduites. De fait, l'échec de la reconduite provient, dans bon nombre de cas, du refus des autorités consulaires des États de retour de délivrer un laisser-passer. Doubler la durée de rétention aura pour seul effet, dans la majorité des cas, de fragiliser la situation des personnes déjà en situation de précarité.

Tous les constats opérés sur place convergent : les mauvaises conditions d'hébergement et d'hygiène, les difficultés d'accès à l'information et aux soins, le désoeuvrement – malgré les progrès enregistrés ces dernières années – sont le lot d'un grand nombre de personnes placées en rétention. Avec plus de personnes en rétention, et plus longtemps, les difficultés ne feront que s'aggraver.

Alors même que le pouvoir exécutif entend diminuer la détention et trouver des peines alternatives au plan pénal, rien n'est dit ici de la possibilité de développer des alternatives à la rétention des majeurs – le bracelet électronique, l'obligation de se signaler régulièrement auprès des autorités, la liberté sous caution, etc.

Ensuite, la réduction de 120 à 90 jours du délai pour déposer une demande d'asile s'opère dans un contexte de difficultés que relèvent nombre d'observateurs. Le commissaire aux droits de l'homme du Conseil de l'Europe a évoqué les obstacles linguistiques et matériels, les difficultés pour bénéficier d'un accompagnement juridique et social et pour accéder aux plateformes d'accueil des demandeurs.

La notification de l'OFPRA pourra être envoyée par tout moyen, notamment électronique, et plus seulement par courrier. Cette disposition, qui permettra de prendre plus rapidement une mesure d'éloignement, risque d'empêcher toute demande de titre dès lors que la personne sera déboutée.

L'augmentation de la durée de la retenue administrative, pour vérifier le droit de séjour, privera la personne concernée de liberté pendant 24 heures.

Le projet de loi est par ailleurs muet sur la situation des mineurs. Pourtant on comptait, en 2017, 305 enfants placés en rétention avec leur famille, contre 41 en 2013.

Le Comité pour la protection des droits de tous les travailleurs migrants et des membres de leurs familles et le Comité des droits de l'enfant des Nations unies ont affirmé le droit de tout enfant de ne pas être placé en détention pour des motifs d'immigration, et recommandé que tout type de détention d'enfants liée à l'immigration soit interdit par la loi.

La France a été plusieurs fois condamnée par la Cour européenne des droits de l'homme à ce sujet entre 2012 et 2016. J'ai essayé de montrer en quoi ce projet ignorait une partie de la réalité, en quoi il aggravait la situation de personnes souvent vulnérables sans renforcer a priori l'efficacité des décisions et en quoi il était possiblement contraire à des principes et à des pratiques dans lesquelles une partie de l'Europe se reconnaît, une Europe qui s'inquiète des régressions que le projet européen comporte.

J'en viens à mes questions. Que vous inspire l'avis rendu le 15 février par le Conseil d'État, qui a souligné l'insuffisance de l'étude d'impact, alors qu'en vertu de l'article 8 de la loi organique du 15 avril 2009, le Gouvernement a obligation de fournir des études d'impact complètes ?

Quels seront les moyens consacrés à l'amélioration des conditions de rétention, eu égard à l'augmentation du temps de cette rétention donc, mécaniquement, du nombre de personnes retenues ?

Pourquoi ne pas avoir envisagé une réforme de l'OFPRA visant à déconcentrer, avec des moyens adéquats, une partie de son activité dans les régions où les demandes d'asile sont particulièrement nombreuses ?

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