Intervention de Justin Vaïsse

Réunion du mercredi 24 janvier 2018 à 9h30
Commission des affaires étrangères

Justin Vaïsse, directeur du Centre d'analyse, de prévision et de stratégie du ministère de l'Europe et des affaires étrangères :

Je vais m'efforcer de répondre aussi honnêtement que possible à ces questions d'une grande richesse ; honnêtement parce je le ferai dans la limite de mes connaissances mais aussi dans la limite qui sépare les connaissances techniques des jugements politiques qu'on peut porter sur ces sujets.

En ce qui concerne le Mexique, c'est assez simple : Trump n'aime pas les pays qui ont un excédent commercial avec les États-Unis, c'est aussi simple que cela ! Ainsi, la Chine, le Mexique, l'Allemagne et le Canada font partie de sa liste noire. La France n'ayant pas – malgré tous ses efforts – d'excédent commercial avec les États-Unis, elle ne figure pas sur cette liste noire. Cette vision des échanges internationaux limitée à la question des échanges de biens et services au travers du prisme des excédents et des déficits est, par parenthèse, extrêmement réductrice, mais c'est celle de Trump

Dans le cas du Mexique, s'ajoute à ce grief d'excédent commercial une xénophobie, voire, selon certains, un racisme, avérés. Trump, ne lit pas – je ne parle même pas de livres mais des mémos que ses conseillers n'essaient d'ailleurs plus de lui faire lire ; il regarde essentiellement la télévision. L'émission « Fox & Friends », par exemple, diffusée sur la chaîne Fox News, a une très forte influence sur sa formulation de la politique étrangère ou de la politique en général. Il sait, en revanche, assez bien analyser les rapports de force dans le champ politique, déceler les faiblesses de ses adversaires ou repérer d'éventuels soutiens. Il envoie donc des signaux à une partie de son électorat, clairement opposé à l'immigration, xénophobe et raciste. Tout ceci explique que le Mexique ne soit pas en odeur de sainteté à la Maison-Blanche.

Quant au rôle de la diplomatie française et européenne dans cette affaire, il ne peut être que très limité puisque les enjeux essentiels se concentrent autour de l'accord tripartite entre les États-Unis, le Canada et Mexique. La seule chose que nous pouvons faire, c'est évidemment de développer nos échanges avec le Mexique, mais cela ne remplacera jamais l'énorme masse de ses échanges avec son voisin du nord. Ces échanges commerciaux ont considérablement accéléré le développement du Mexique, mais le pays risque, sous l'administration Trump, de pâtir de cette position de partenaire privilégié qu'il occupait.

En ce qui concerne les relations entre la France et les États-Unis, il faut distinguer deux sphères d'interactions. La première, qui n'a pas été touchée par l'arrivée de Trump, est celle qui concerne la coopération en matière de renseignement, en matière de lutte contre le terrorisme et de sécurité, et la coopération militaire : ce sont des domaines qui n'intéressent pas Trump et qui sont pris en charge par James Mattis, le secrétaire à la défense.

Je fais ici une petite digression mais l'histoire est assez ironique car, en 2003, en poste à Washington au moment de la crise franco-américaine, j'ai pu constater la francophobie ambiante et l'animosité qu'éprouvaient pour nous les Américains, qui nous considéraient comme de mauvais soldats, des lâches, des cheese-eating surrender monkeys – littéralement, des singes capitulards bouffeurs de fromage. Or cette perception a radicalement changé ces quinze dernières années, du fait notamment de notre engagement en Afghanistan, en Afrique, en particulier au Mali. Elle a changé non pas tant dans l'opinion publique ou chez les Républicains que parmi les militaires, qui ont vu les Français capables de s'engager avec des moyens limités, prêts à sauter sur Tombouctou sans eau et sans base de soutien, autant de démonstrations qui nous ont enfin valu la reconnaissance de notre valeur militaire.

La France jouit donc d'une très bonne cote chez les militaires, qui constituent avec les milliardaires l'essentiel de l'entourage de Trump, en particulier auprès de ceux qui comptent parmi les « adultes » mentionnés dans le tableau que je vous ai fourni, à savoir Mattis, Kelly ou McMaster. Nos relations sur ce plan sont bonnes, et nous permettent de continuer à coopérer très concrètement sur le terrain, en particulier au Sahel, où les États-Unis nous fournissent un certain nombre de services, notamment du renseignement, qui sont utiles à nos opérations.

La seconde sphère est celle qui ressortit au monde de Trump. Dans ce monde, il y a plusieurs attitudes possibles. Celle d'abord d'Angela Merkel, laquelle à la malchance d'être dans le mauvais plateau de la balance commerciale et est donc très attaquée, en réponse de quoi elle s'oppose au président américain, en s'appuyant sur le droit ; celle ensuite de Theresa May, qui consiste à suivre la plupart du temps les États-Unis de façon aveugle parce qu'elle espère un soutien américain au moment du Brexit ; il y a enfin une troisième attitude adoptée par le président Macron, qui me paraît la plus efficace et consiste à aborder Trump, comme l'ont fait les chefs d'État les plus malins, c'est-à-dire en le flattant et en le traitant correctement, dans l'espoir que on pourra ainsi limiter les dégâts qu'il causera au système international et au multilatéralisme.

C'est selon moi beaucoup plus intelligent que de s'enfermer dans une posture de protestation, toute la question étant de savoir si cette posture conduit à des résultats sur le climat, sur l'Iran, sur Jérusalem, sur l'UNESCO et les autres dossiers… Et il faut bien admettre que, pour l'instant, les résultats ne sont pas tout à fait à la hauteur. Néanmoins, Trump a convié le Président Macron pour une visite d'État aux États-Unis, et il est préférable que les appels de l'Élysée soient pris par la Maison-Blanche, de manière à ne pas perdre toute influence.

Au bout du compte, l'histoire dira ce qu'il en est de cette tactique, probablement dès cette année, où nous risquons d'affronter une ou deux crises transatlantiques, en particulier à propos de l'accord conclu en 2015 avec l'Iran que nous avons eu beaucoup de mal à obtenir et pour lequel la France s'est beaucoup battue. Nous sommes aujourd'hui en position de devoir le défendre face au président Trump, tout en estimant dans le même temps que certains agissements de l'Iran sont très problématiques, qu'il s'agisse de son expansionnisme régional ou de ses activités balistiques. Dans ces conditions, soit un compromis sera possible, soit il nous faudra contrer Trump pour empêcher la rupture d'un accord qui, objectivement, sert non seulement nos intérêts mais surtout les intérêts de la non-prolifération.

Pour ce qui concerne les questions régionales et d'abord la Syrie, il est clair que la solution de long terme est une solution politique, avec la mise en place, à Damas, d'un pouvoir inclusif accepté par l'ensemble des populations qui vivent dans les différentes régions.

Il est également clair que, si Bachar el-Assad reconquiert par la force l'ensemble du territoire syrien, y compris les régions où la population lui est fondamentalement hostile, cette perspective de transition politique vers l'installation d'un pouvoir inclusif ne se matérialisera pas. Pour des raisons à la fois politiques et stratégiques liées à la crainte d'une résurgence de Daech, les États-Unis ont annoncé qu'ils se maintiendraient en Syrie après la libération des territoires occupés par Daech autour de l'Euphrate et qu'ils participeraient aux discussions de Genève sur la transition.

La situation est par ailleurs rendue complexe par les mouvements de l'armée turque contre les Kurdes, qui ont été nos alliés dans la lutte contre Daech et étaient alors soutenus par les Américains. Cette offensive perturbe l'équilibre général des forces et affaiblit l'armée syrienne libre, privée de soutien, notamment dans la Ghouta orientale, assiégée depuis plusieurs années, mais également autour d'Idlib, où les bombardements sont quasiment quotidiens. Il y a donc tout lieu d'être pessimistes sur les effets induits de l'opération turque contre les contre les Kurdes.

En ce qui concerne la Corée du Nord, au-delà des tweets de Trump, contradictoires comme à son habitude et oscillant, dans un langage de cour de récréation, entre un bluff bravache et provocateur d'une part, et l'affirmation selon laquelle lui et Kim Jong-un auraient pu être amis, force est de reconnaître que la politique américaine a changé, qu'elle est passée de la « patience stratégique », selon les termes d'Obama, à une diplomatie de renforcement des sanctions à l'endroit de la Corée du Nord, diplomatie qui s'appuie entre autre sur la Chine.

Je peux me tromper, mais je ne crois pas à l'éventualité d'une guerre, trop dangereuse pour les différentes parties : non seulement le régime nord-coréen disparaîtrait, mais un tel conflit ferait des centaines de milliers de victimes en Corée du Sud, sans parler de l'emploi possible des armes nucléaires, y compris sous forme de détonation volontaire sur place, qui aurait des effets catastrophiques dans la région. Le fait qu'une guerre ait des effets catastrophiques ne veut pas dire qu'elle ne se produira pas, mais l'on a affaire à des acteurs rationnels, aussi bien Kim Jong-un que Trump, sachant que ce dernier est malgré tout « tenu » par Mattis.

Cela nous amène à la question des rapports entre le président et son administration. C'est assez complexe car, d'un côté, il serait rassurant d'avoir la certitude que ce n'est pas Trump qui a le doigt sur le bouton ; de l'autre, c'est lui qui a été élu, et on aimerait être sûrs que ce ne sont pas les généraux qui ont le doigt sur le bouton. C'est toute la problématique de la responsabilité qui est théoriquement ici en jeu. La réalité est que Mattis et les autres se sont donné comme tâche d'empêcher Trump de céder aux folies qu'il pourrait commettre.

En Afrique, les États-Unis sont moins en retrait qu'on pourrait le penser. Ils sont présents au Sahel de façon très discrète, ainsi que l'a montré, il y a trois mois, l'opération des forces spéciales qui a mal tourné. Ils agissent contre les groupes djihadistes et souvent en appui de Barkane et des forces françaises. Ma collègue Maya Kandel, qui m'accompagne et qui est plus spécialiste que moi de la politique américaine en Afrique, ne me contredira pas si je dis qu'il n'y aura ni retrait ni accroissement de la présence américaine en Afrique : les États-Unis sont contents de ne pas s'impliquer davantage mais ils veulent tout de même garder un oeil sur le continent.

Quant à l'influence de la Chine, elle se fait surtout sentir dans l'est de l'Afrique, et l'augmentation de la présence chinoise à Djibouti a profondément modifié l'équilibre géostratégique dans la région. 10 000 Chinois sont basés à Djibouti, ce qui est énorme. Ils procèdent de surcroît à des manoeuvres dans le désert, ce que les Français étaient les seuls à faire jusqu'à présent, les autres armées étrangères – Américains, Japonais – restant cantonnés dans leurs bases. Globalement, la présence chinoise s'intensifie dans l'océan Indien, notamment sa présence sous-marine, tandis que les Chinois sont désormais également présents de façon quasi continue en Méditerranée.

La carte du monde est donc en train de changer, ce qui rejoint la question qui m'a été posée sur l'évolution des équilibres internationaux. Les États-Unis ne sont certes plus aussi dominants qu'ils l'étaient, mais ils conservent encore leur suprématie militaire, et pour assez longtemps : on ne bâtit pas une flotte de onze porte-avions en dix ans, ni même en vingt ans. Par ailleurs, les États-Unis sont dans une position incroyablement plus favorable que la Chine, entourée par quatorze pays et autant de problèmes, sur terre et sur mer. Ces considérations géopolitiques font que la supériorité américaine va perdurer pour quelques temps encore, la question étant plutôt celle des alliances avec les pays de la région, domaine dans lequel la Chine peut, pour le coup, gagner des points.

Dans le domaine de la technologie, la Chine a certes engagé de grands projets et accomplit de très grands progrès en matière d'intelligence artificielle, ce qui permet d'imaginer qu'à la faveur d'une révolution technologique, elle pourrait prendre de l'avance dans ce domaine. Cela étant, la Silicon Valley fonctionne encore. Elle est toujours ce laboratoire d'innovations vers lequel convergent, en dépit des restrictions qu'a imposées Trump sur les visas de travail H1B, tous ceux qui sont en quête de performances technologiques : lorsqu'on veut développer ses idées ou fonder une start-up, ce n'est pas encore à Shanghai que l'on va, mais toujours dans la Silicon Valley. Les choses peuvent évoluer, mais il me semble que l'innovation administrée à la chinoise porte en elle ses propres limites et que, y compris dans le domaine des technologies, l'ouverture et la liberté d'expression ont des vertus irremplaçables.

À la question de savoir si cette recomposition a une incidence sur l'équilibre entre les démocraties et les autres pays, je répondrai par l'affirmative, et cela rappelle en effet les années trente, marquées par la domination du fascisme et du communisme. Il y a donc un mouvement de balancier qui, après avoir été favorable aux démocraties ces dernières décennies, semble plutôt s'inverser aujourd'hui.

Nous montrons dans Les Mondes de 2030 que le monde vers lequel nous allons, si le Forum de Paris ne permet pas de faire valoir des solutions collectives, sera un monde multipolaire, à la fois plus concurrentiel, c'est-à-dire avec une répartition de la puissance entre plusieurs super-États : les États-Unis, la Chine et la Russie – l'Union européenne étant pour l'essentiel une puissance normative qui n'atteint pas le niveau des États-Unis ou de la Chine , et moins coopératif, c'est-à-dire moins structuré par des règles communes.

En ce qui concerne le processus de paix au Proche-Orient, Trump a en effet annoncé le transfert de l'ambassade de Tel-Aviv à Jérusalem, mais la question principale reste la question du statut de Jérusalem. Or Trump n'a pas dit que Jérusalem avait vocation à être la capitale indivise d'Israël. Il n'a certes pas dit non plus qu'elle pourrait être la capitale d'un État palestinien mais il a par ailleurs réaffirmé la perspective d'une solution à deux États et n'a pas fermé la possibilité que Jérusalem soit aussi la capitale de l'État palestinien. Il semble néanmoins avoir porté un sérieux coup de canif au consensus international en voulant préempter une solution que tout le monde s'accordait à laisser en suspens jusqu'à la résolution finale. Lors de son récent voyage en Israël, le vice-président Mike Pence a réaffirmé le transfert de l'ambassade, en avançant sa date, mais il est clair que malgré les fanfaronnades de Trump se vantant de pouvoir résoudre le problème israélo-palestinien, le processus de paix a du plomb dans l'aile. Mahmoud Abbas ne souhaite plus parler aux Américains, et la diminution des versements américains à l'UNRWA (United Nations Relief and Works Agency for Palestine Refugees in the Near East) et aux Palestiniens est un clou de plus dans le cercueil de la « neutralité » américaine. En clair, il n'y a donc plus de processus.

Quant à savoir si Trump n'est que l'incarnation agitée d'une Amérique qui lutte contre son déclin, c'est vrai pour une part. En effet, ce sont les États-Unis qui ont très largement façonné le monde d'aujourd'hui, un monde globalisé dans lequel la Chine a pu se développer grâce à des exportations massives et à des dépenses d'armement très limitées. Or ce monde portait en germe sa propre destruction, puisque, d'une certaine manière, la multipolarité actuelle est le fruit des conditions de développement favorables dont les nouvelles puissances ont bénéficié grâce à la pax americana.

Il y a donc un déclin objectif, qui est un déclin relatif lié entre autres à la montée en puissance de la Chine. Du point de vue de cette dernière d'ailleurs et au vu de son histoire millénaire, il s'agirait plutôt d'une longue éclipse de l'empire du Milieu qui s'achève que de l'avènement d'un nouveau champion chinois qui émerge dans l'histoire de l'humanité. Nous sommes donc entrés dans une phase d'ajustement dont chacun sait qu'en histoire ce sont les périodes les plus dangereuses.

Pour en revenir aux États-Unis, si George Bush fils a hâté le déclin américain avec, d'une part, la guerre en Irak et, d'autre part, même si le blâme ne lui en revient pas entièrement, la crise économique de 2008, Trump, qui prend acte, comme Obama l'avait fait en partie, de cette position dégradée des États-Unis, ne fait que l'accélérer en défendant l'idée que les États-Unis sont une puissance « normale », qui doit avant tout défendre ses intérêts et a le droit pour cela d'être protectionniste, sans avoir à assumer la responsabilité d'être la puissance dominante, c'est-à-dire celle qui édicte les normes, les fait respecter et prétend prendre en charge l'intérêt général.

Il ne fait que traduire en cela les préoccupations de son électorat, notamment dans les États – Michigan, Wisconsin, Pennsylvanie – où il n'a devancé Hillary Clinton que de quelque 80 000 voix d'avance. Ces électeurs de la classe moyenne blanche ont voté pour Trump car ils considéraient que le coût de la mondialisation et le coût du maintien de l'ordre étaient trop élevés en termes d'ouverture commerciale et donc de disparition d'emplois nationaux, en termes de dépenses militaires comme en termes d'hommes – n'oublions pas que ce sont ces classes moyennes qui fournissent à l'armée américaine ses principaux contingents ; ils ont voté pour Trump, las d'avoir à assumer le coût d'un monde rendu plus sûr pour les cheiks saoudiens et les investisseurs chinois, et décidés à s'occuper avant tout d'eux-mêmes en utilisant au seul bénéfice des États-Unis les atouts extraordinaires du pays. S'il est un message à retenir de l'élection de 2016, c'est cette idée que les États-Unis se vivent désormais comme une puissance restreinte.

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