Intervention de Patrick Mignola

Réunion du mercredi 9 mai 2018 à 9h30
Commission des affaires culturelles et de l'éducation

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaPatrick Mignola, rapporteur :

En 2016 en France, 2,4 des 3,5 milliards d'euros d'investissements publicitaires dans le numérique ont été absorbés par Google et Facebook, qui captent à eux seuls plus des deux tiers de la croissance du marché publicitaire en ligne. Si l'on ajoute les autres moteurs de recherche, réseaux sociaux et plateformes d'échange, près de 90 % de la croissance de ce marché est accaparé par ces « infomédiaires ».

Or, même si l'on ne dispose guère de données chiffrées sur la part de ces revenus publicitaires liée à la diffusion de contenus d'information en ligne, on peut néanmoins en prendre la mesure quand on sait par exemple que l'information est le second motif de connexion à Facebook, d'après une étude publiée l'an dernier par l'Institut Reuters. Comme Twitter, ce réseau social prétend devenir l'un des premiers médias au monde… alors qu'ils n'emploient aucun journaliste.

Et c'est là tout le paradoxe : les Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft (GAFAM) et autres infomédiaires profitent aujourd'hui d'une manne de revenus créée par la circulation de contenus d'information dont ils n'assument pas la charge des coûts de production. Cette charge est assumée par des éditeurs et agences de presse qui non seulement paient des journalistes, mais réalisent en outre des investissements considérables dans la transition numérique et le travail d'éditorialisation.

Certes, un fonds Google-Association de la presse d'information politique et générale (AIPG) pour l'innovation numérique a été créé en 2013 pour financer les projets numériques des éditeurs de presse française. Mais ce fonds a expiré à la fin de l'année 2016.

Certes, il a été remplacé par un « fonds Google européen », mais la part des financements proposés par ce fonds aux éditeurs français est quatre fois inférieure aux financements annuels de l'ancien fonds français.

Certes, Google et Facebook ont conclu des accords de partage de revenus publicitaires qui sont plus avantageux pour les éditeurs de presse que pour d'autres partenaires. Mais l'optimisation de l'expérience utilisateur de Facebook ou de Google grâce aux contenus de qualité qui y sont diffusés génère des gains publicitaires bien supérieurs, liés à l'exploitation des données, par le biais de la publicité ciblée.

La captation de ces revenus, conjuguée à l'absence de rémunération versée au titre de la reprise massive de leurs contenus, met en péril la survie économique et financière de nombreux éditeurs et agences de presse. Comme cela a été expliqué lors de la douzaine d'auditions que j'ai menées, au Portugal, l'existence même de médias nationaux est menacée à horizon d'une dizaine d'années, compte tenu de la vitesse d'absorption de leur marché publicitaire par les GAFAM. Et ce pourrait bientôt être le cas des médias français : près de 30 % des agences de presse françaises ont disparu depuis 2011.

Il est donc urgent et vital pour nos démocraties de préserver le pluralisme des médias en rééquilibrant le partage de la valeur créée par la circulation de l'information en ligne.

Pour ce faire, il nous faut faire entrer les infomédiaires dans un cadre démocratique qui suppose non seulement qu'ils consentent à l'impôt – ils n'en paient pas, ou peu – et qu'ils respectent l'État de droit en assumant une responsabilité éditoriale, notamment en cas de diffusion de fausses informations – comme le prévoit le projet de loi sur lequel nous serons amenés à voter dans quelques semaines –, mais aussi qu'ils ne portent pas indirectement atteinte à la liberté de la presse en asséchant les revenus que les éditeurs et agences devraient pouvoir tirer de leurs investissements.

C'est précisément ce à quoi s'attachent actuellement les institutions européennes. Le 14 septembre 2016, la Commission européenne a amorcé un renouvellement de la conception du partage de la valeur générée par la circulation de l'information sur internet, dans le cadre de la révision de la directive de 2001 sur le droit d'auteur et les droits voisins dans la société de l'information. L'article 11 de la proposition de directive sur le droit d'auteur dans le marché unique numérique prévoit ainsi de reconnaître aux éditeurs de presse un droit voisin pour l'utilisation numérique de leurs publications de presse.

Tout comme des droits voisins ont été reconnus aux producteurs de phonogrammes ou de vidéogrammes ainsi qu'aux entreprises de communication audiovisuelle pour protéger et rentabiliser les investissements auxquels ils procèdent afin d'accompagner la création, un droit voisin serait octroyé aux éditeurs de presse afin de protéger et de rentabiliser leurs investissements – notamment numériques – pour produire une information fiable et de qualité. Il est d'ailleurs surprenant que l'on ait légiféré sur les phonogrammes, les vidéogrammes et même les droits sportifs à la télévision, avant de légiférer en faveur de la liberté de la presse…

Dans la mesure où ce droit voisin rémunérerait l'investissement réalisé pour diffuser la création, il n'empiéterait en aucune façon sur le droit d'auteur des journalistes qui, lui, rémunère la création et demeure inchangé. L'un et l'autre seraient complémentaires et non concurrents, comme le prévoient du reste très clairement les dispositions de la proposition de directive et la proposition de loi qui vous est soumise.

Malgré les initiatives européennes conduites depuis deux ans, de très nombreuses incertitudes planent sur le contenu de cette proposition de directive, sur son vote comme sur son calendrier. En termes de contenu, l'octroi aux éditeurs de presse d'un nouveau droit leur permettant d'autoriser ou non la reproduction et la mise à disposition du public de leurs contenus est loin d'emporter l'adhésion unanime de tous les États membres. Si cette « option A » est défendue notamment par la France, l'Allemagne, l'Espagne ou encore l'Italie, elle est en revanche rejetée par les Pays-Bas, la Belgique, le Luxembourg et certains pays d'Europe centrale, favorables à une « option B » consistant à ne reconnaître aux éditeurs de presse qu'une présomption de représentation des auteurs d'oeuvres littéraires contenues dans leurs publications, qui leur permettrait seulement de poursuivre en justice en leur nom propre les personnes portant atteinte aux droits de ces auteurs.

Même dans l'hypothèse où l'option A consacrant un véritable droit voisin des éditeurs de presse serait privilégiée, les débats – vifs – s'enlisent autour des snippets, ces extraits de publications de presse : doivent-ils ou non être assimilés aux hyperliens, pour l'instant exclus du champ de la protection ? S'ils étaient exclus, le droit voisin des éditeurs de presse perdrait tout son sens… De même, les photographies et les contenus audios et vidéos doivent-ils être inclus dans les publications de presse dont l'utilisation numérique serait subordonnée à l'autorisation des éditeurs ? En outre, le droit voisin consacré par la proposition de directive doit-il être étendu aux agences de presse comme le propose à juste titre, le rapporteur allemand de la commission des affaires juridiques du Parlement européen, M. Axel Voss ? Enfin, ce droit voisin doit-il être élargi aux éditeurs de la presse spécialisée et scientifique, pour l'heure exclus ?

C'est dire si le changement d'approche du partage de la valeur engagé par la Commission européenne est encore loin d'être acquis. Les points de vue divergent tellement que la présidence estonienne du Conseil européen a échoué à faire émerger un accord avant la fin de l'année 2017. Depuis le 1er janvier, la présidence bulgare oeuvre à l'émergence d'un consensus en multipliant les concessions : au gré de ses amendements, la durée de la protection ouverte aux éditeurs de presse est ainsi passée de vingt ans à un an ! Si le principe d'un droit voisin est reconnu, mais qu'on le vide de son contenu, tout en réduisant la durée de protection, le droit théorique ne deviendra pas réel. Il faut donc soutenir la proposition européenne dans son format initial, quitte à prendre des initiatives parlementaires nationales permettant de rétablir le projet de directive tel qu'il était porté par la Commission et l'eurodéputé Axel Voss.

Les discussions piétinent depuis deux ans… et tout le temps passé à procrastiner représente autant de pertes de recettes potentielles pour des éditeurs et agences de presse dont la situation économique et financière ne fait que s'aggraver.

Face à cela, deux stratégies sont concevables. La première consiste à considérer qu'il ne faudrait surtout rien entreprendre au niveau national qui puisse interférer avec les négociations en cours – même si elles sont inquiétantes – et avec les positions défendues par la Représentation permanente de la France auprès de l'Union européenne. D'aucuns craignent en effet que l'adoption d'un texte qui octroierait un droit voisin aux éditeurs et agences de presse à l'échelle nationale ne fournisse un argument à ceux qui combattent la reconnaissance de ce droit à l'échelle européenne, au motif que l'existence d'une législation nationale rendrait inutile l'adoption d'une législation comparable au niveau européen.

La seconde stratégie, dont j'estime qu'elle est bien plus pertinente, consiste à soutenir que l'adoption de notre proposition de loi peut influer positivement sur les négociations en cours et conforter les positions défendues par la France. Dans le cas où la législation européenne n'aboutirait pas d'ici à la fin de l'année, il serait possible d'examiner la proposition de loi en deuxième lecture, afin que la presse puisse négocier un droit voisin.

Nous aurions pu adopter une résolution européenne, mais elle aurait été redondante avec celle du 4 décembre 2016, le sujet faisant l'objet de débats et de rapports – notamment ceux de Mme Duby-Muller, ici présente – depuis longtemps.

Pour ceux qui se demanderaient pourquoi nous légiférerons au niveau national sur un sujet qui se trouve au coeur d'un rapport de force à l'échelle du continent européen, je tiens à rappeler les précédents échecs liés aux votes de lois en Allemagne en 2013 et en Espagne en 2014. Il est vrai que ces expériences ont été décevantes, non seulement parce qu'isolément, ces deux États étaient moins forts que l'Union européenne, mais aussi parce que Google avait délibérément fait le choix de se placer en dehors du champ d'application de la loi et menacé de déréférencer les éditeurs de presse. Cette stratégie de chantage a fonctionné car les dispositifs allemand et espagnol ne prévoyaient pas de gestion collective des droits voisins. La négociation individuelle de chaque éditeur de presse était dans ces conditions vouée à l'échec et le droit théorique ne pouvait devenir un droit réel.

Nous en tirons les conséquences, en inscrivant cette proposition de loi dans les pas du projet de directive, dans sa rédaction initiale, et en rendant possible la gestion collective de ce droit voisin – les éditeurs et agences de presse y sont désormais prêts. C'est l'objet de l'article 1er. À défaut d'un organisme de gestion collective européen, le Centre français d'exploitation du droit de copie (CFC) est prêt à assumer cette gestion. Son directeur nous l'a confirmé.

L'article 2 de la proposition de loi insère ce nouveau droit voisin dans le cadre juridique plus global applicable aux différents droits voisins consacrés par le code de la propriété intellectuelle. Il étend ainsi les exceptions prévues pour les autres droits voisins à ce nouveau droit voisin. Nous aurons certainement l'occasion d'y revenir lors de l'examen de l'amendement de nos collègues de La France insoumise.

Dans la même logique, l'article 3 de la proposition de loi fixe la durée des droits patrimoniaux à vingt ans. Il s'agit d'aligner la durée nationale sur celle initialement envisagée par la proposition de directive de la Commission européenne, et de marquer ainsi l'attachement du législateur français à ce que les négociations en cours au niveau européen ne s'éloignent pas trop de la proposition de directive initiale.

Enfin, l'article 4 étend aux droits voisins des éditeurs et agences de presse les sanctions déjà prévues par le code de la propriété intellectuelle en cas de violation des droits voisins.

Ces dispositions constituent un édifice solide, reconnaissant un nouveau droit voisin et permettant son application réelle, le cas échéant nationale, d'ici à la fin de l'année. Notre proposition de loi porte surtout la parole de la France. L'Europe en sera d'autant plus forte.

Ces dispositions sont capitales pour la survie économique d'acteurs qui se trouvent confrontés à des réalités qui, elles, ne temporisent pas. Nous devons manifester la capacité des autorités politiques nationales à légiférer sur leur propre sol. Il en va de la crédibilité de notre institution, face à des infomédiaires qui pourraient être tentés de penser que tout leur est permis si les élus reculent. Nous avons eu l'occasion de les rencontrer et de constater en quelle estime ils tenaient notre pouvoir…

Ce ne serait d'ailleurs pas la première fois que la France serait pionnière au sein de l'Union sur les questions liées à la presse. En 2014, l'Assemblée nationale a adopté à l'unanimité le texte appliquant un taux de TVA super-réduit de 2,1 % à la presse en ligne, trois ans avant la Commission européenne.

Dans quelques jours, la commission des Affaires culturelles et de l'Éducation débattra d'une proposition de loi relative à la lutte contre les fausses informations, dont les implications sont indubitablement d'ordre européen… ce qui n'empêche pas le législateur français de légiférer isolément.

Les auditions que j'ai menées ont montré que la présente proposition de loi faisait l'objet d'un soutien quasi unanime de la part des organisations d'éditeurs et agences de presse.

Je forme donc le voeu que la représentation nationale l'adopte, gardant à l'esprit les mots prononcés le 17 avril par le Président de la République, M. Emmanuel Macron, devant le Parlement européen où il a pris la peine d'« insister sur l'un de [ses] travaux en cours, essentiel à [s]es yeux, celui du droit d'auteur, de la protection des créateurs, et de la création artistique ».

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