Intervention de Martine de Boisdeffre

Réunion du jeudi 19 juillet 2018 à 11h25
Mission d'information sur la révision de la loi relative à la bioéthique

Martine de Boisdeffre, présidente de la section du rapport et des études du Conseil d'État :

Merci beaucoup, monsieur le président. C'est à notre tour, Mme la conseillère d'État Laurence Marion et moi-même, de vous dire combien nous sommes honorées d'être entendues par votre mission et de vous remercier a priori – j'espère que nous le ferons aussi a posteriori – de la confiance que vous nous manifestez en nous ayant invitées. Si vous en êtes d'accord, sauf le cadre juridique français, je ne vais pas aborder les questions de fond. Il vaudra mieux réserver cela à un échange et un débat. Je commencerai donc, effectivement, par vous parler de méthode que nous avons suivie.

J'insisterai tout d'abord sur la continuité. L'intervention du Conseil d'État peut sembler surprenante, mais elle intervient au terme de plusieurs études et rapports préalables à une révision des lois de bioéthique. Le Conseil d'État a, en effet, déjà réalisé des études préalables aux lois de bioéthique, et ce depuis 1988.

La première, qui s'intitulait De l'éthique au droit, avait été élaborée sous la présidence de Guy Braibant. Elle avait été commandée à la fin de l'année 1986, époque où il n'existait pas encore de loi, mais déjà un Comité consultatif national d'éthique (CCNE), tout récemment créé en 1983. La question posée alors était de savoir s'il fallait passer des avis consultatifs du Comité consultatif national d'éthique à des textes et à une loi. Cette première étude, qui date donc de trente ans, avait été demandée au Conseil d'État par le Premier ministre – et c'est ce que l'on retrouve à chaque étape de révision. C'est ainsi qu'une étude a également été menée en 1999 et, vous le savez, qu'une loi révisant les trois lois de 1994 est intervenue en 2004. Une troisième étude, réalisée en 2009, a précédé la révision de la loi de bioéthique de 2011.

Enfin, nous avons été saisis par le Premier ministre, en décembre 2017, très précisément d'un « cadrage juridique préalable à la révision de la loi de bioéthique », notre mission étant de rendre nos travaux à la fin du premier semestre 2018. Que demander d'autre au Conseil d'État qu'un cadrage juridique, me direz-vous ? Il n'empêche que, dans les saisines précédentes, l'expression et les formules étaient plus larges. Nous avons donc considéré que nous étions mandatés pour travailler dans ce qui est notre expertise, à savoir le droit. Très ciblée sur ce qui légitime notre intervention, à savoir le droit, cette mission porte sur un champ très vaste, élargi puisque nous sortions du domaine habituel de la bioéthique, en étant questionnés, par exemple, sur les enfants dits « intersexes », sujet totalement inédit en matière de bioéthique. Donc, un cadrage de notre mission, si vous me permettez de le dire ainsi, sans mauvais jeu de mots, mais sur un champ très large.

Ce faisant, comment avons-nous fonctionné ? Là aussi, nous avons travaillé dans la continuité de notre méthode, c'est-à-dire en formant un groupe pluriel, pluridisciplinaire et, j'y insiste, ne réunissant pas que des membres du Conseil d'État, bien au contraire. L'équipe de rapporteurs qu'animait Laurence Marion était composée de membres du Conseil d'État, dont Jean-Marie Delarue qui a également été, jusqu'en 2017, membre du Comité consultatif national d'éthique, mais accueillait à parité des personnalités qualifiées venues de l'extérieur – médecins, chercheurs, juristes et philosophes ainsi qu'une représentante des patients de l'Assistance publique Hôpitaux de paris (AP-HP), ce qui nous a semblé essentiel. Vous en trouverez la composition précise dans les annexes de l'étude. Le groupe de travail réunissait également, car c'est la tradition, des représentants des trois ministères concernés, à savoir le ministère des solidarités et de la santé, le ministère de la justice et le ministère de l'enseignement supérieur, de la recherche et de l'innovation.

Ce groupe a travaillé, en cinq mois véritablement, au cours de onze réunions, en procédant à des auditions. C'était indispensable car, dans ce cadre de travaux de réflexion, il faut alimenter celle-ci par des expertises. Nous avons donc procédé à près de 90 auditions et entendu plus de 130 personnes, en essayant de diversifier les compétences et de tenir compte de l'éventail des opinions en présence compte tenu de la sensibilité de certains sujets.

Nous avons également, bien entendu, rassemblé de la documentation, consulté les avis du CCNE, y compris celui qu'il a rendu le 4 juin dernier sur la tenue des États généraux de la bioéthique. Nous avons enfin fait du droit comparé. C'est ainsi que vous trouvez, à la fin de l'étude, des tableaux de droit comparé qui peuvent ne pas être inutiles – tout au moins, l'espérons-nous.

Dernier point important, cette étude a été soumise à l'assemblée générale plénière du Conseil d'État le 28 juin dernier – plénière en ce qu'elle regroupe tous les conseillers d'État, et ce parce que toute étude engage tout le Conseil d'État et est donc soumise à l'ensemble des membres du Conseil.

Un mot, si vous le permettez, du contexte dans lequel s'inscrit cette étude.

L'évolution vertigineuse des techniques, en particulier en matière de génétique et génomique, mais aussi d'intelligence artificielle et de big data a profondément marqué le domaine depuis la loi de 2011. Mais le contexte se caractérise également par le poids particulièrement fort de demandes sociétales sensibles qui, je tiens à le dire, ont toujours existé. Elles existaient déjà il y a trente ans, mais elles sont peut-être plus visibles, plus pressantes aujourd'hui. Ces demandes tangentent la réflexion bioéthique. Ce sont des demandes qu'il revient, à notre avis, au seul législateur de trancher, des demandes dont le juge a déjà, parfois, été saisi, traduisant l'existence de tensions contradictoires dont la juridictionnalisation est un signe.

Plus globalement, cette étude et la réflexion que nous avons menée s'inscrivent dans un contexte marqué par différents phénomènes. Le premier est l'irruption des nouvelles technologies et de l'internet, qui efface les frontières, met encore plus à notre porte d'autres modèles et relativise les interdits qui peuvent exister en France. Le deuxième est le développement de la bioéconomie ; tout devient marchandise. Dans un contexte non seulement global mais globalisé et mondialisé, les données se monnaient, des marchés se créent. Il existe aujourd'hui dans le monde un marché de l'assistance médicale à la procréation (AMP) et de la gestation pour autrui (GPA). Le troisième phénomène, et je reviens vers l'individu, est l'enjeu majeur que constitue pour chacun sa santé, enjeu qui ne cesse de croître. On dit que la majorité des consultations sur internet concernent des questions relatives à la santé. Non seulement chacun fait de plus en plus attention à sa santé, mais qui plus est, chacun veut en être acteur. La loi du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé avait commencé à marquer cette évolution, qui ne cesse de croître. Le quatrième phénomène est, à mon sens, l'évolution du périmètre de la personne : la personne diffractée, prolongée dans ses données lancées, si j'ose dire, à travers l'espace sinon le temps via les objets connectés qui n'ont plus grand-chose à voir avec la santé, mais aussi la personne qui, dans son intimité, peut être modifiée, concernée par les interventions sur le génome ou certaines pratiques des neurosciences. Le périmètre de la personne s'étend donc, se diffracte, et, en même temps, le coeur même de la personne peut être concerné par les progrès de la science. Le dernier phénomène, que nous connaissons tous, c'est l'importance croissante pour chacun de sa liberté et de l'effectivité de ses droits.

Quel a été l'esprit de l'étude ?

Tout d'abord, il a fallu un effort de pédagogie parce que la matière est complexe : nous avons dû y entrer. Nous avons été aidés en cela par les spécialistes que nous avions au sein du groupe de travail et par les auditions. Nous avons donc souhaité mettre en place un lexique, mais également, sur chaque sujet, dresser un état des techniques et un état du droit avant de bâtir notre analyse.

Nous avons également travaillé – j'y insiste car c'est essentiel – dans un souci de neutralité qui s'est manifesté de quatre façons que, j'espère, vous avez perçues dans l'étude : ne pas empiéter sur le terrain du législateur, car, quand rien ne s'impose en droit, c'est au législateur qu'il revient de trancher, en particulier quand il s'agit d'opérer des choix de société ; ne pas heurter les sensibilités à propos de questions qui relèvent de l'intime, de la conviction, sinon de la philosophie de vie ou de la croyance de chacun ; objectiver le plus possible les arguments ; enfin, essayer de mettre à distance ses propres convictions, en adoptant une attitude empreinte de modestie.

Quelle place pour nous, Conseil d'État ?

Nous nous efforçons de la définir dans l'introduction, considérant que, dans le cadre de cette étude, comme nous le faisons en consultatif, il nous revient d'indiquer les écueils juridiques, de contrôler la hiérarchie des normes, de garantir la cohérence des normes et de définir des options. C'est d'ailleurs le titre de l'étude Révision de la loi de bioéthique : quelles options pour demain ? Nous l'avons fait à travers la logique de scénarios. Dès lors que nous considérions que, sur un certain nombre de points, il n'y avait aucun obstacle juridique à aller dans tel ou tel sens, nous avons déroulé des scénarios et, pour chacun d'entre eux, déterminé les arguments juridiques en présence et leurs conséquences, en particulier juridiques. Nous nous sommes attachés à souligner leur cohérence interne, mais aussi leur cohérence avec d'autres législations. Pour citer une interaction évidente, si le législateur autorise l'extension de l'AMP aux femmes seules, il sera très difficile de ne pas autoriser l'assistance médicale à procréation post mortem, pour une raison qui va de soi.

Nous avons enfin décidé, compte tenu de ce contexte, de traiter notre question en trois points : premièrement, le cadre juridique – et c'est par là que je terminerai, monsieur le président, si vous le voulez bien –, le cadre juridique français, un modèle français de bioéthique. Dans deuxième partie, nous avons abordé les questions qui se posent indépendamment des évolutions de la science, plutôt liées à des aspirations sociales. Enfin, dans une troisième partie, nous nous sommes concentrés sur les questions suscitées par l'évolution scientifique et technique.

S'agissant du cadre juridique, en quelques mots mais je pense qu'ils sont importants, je dirai que nous avons procédé à une rapide comparaison des cadres juridiques nationaux de bioéthique. Il en ressort que certains pays ont des lois en matière de bioéthique, que d'autres n'en ont pas ; que certains ont des lois encyclopédiques, comme la nôtre, et que d'autres traitent les sujets de façon plus ponctuelle. Mais la plupart de ces cadres mettent en articulation trois principes : la liberté, la dignité et la solidarité. Cela posé, chaque cadre n'accorde pas le même poids à chacun des principes. Ces pondérations différentes expliquent une hétérogénéité assez forte des modèles.

Comment caractériser le modèle bioéthique français ? Je précise que nous avons utilisé ce mot de « modèle » non au sens d'exemplarité, mais plutôt comme l'on parlerait d'un « modèle » de voiture. Il existe un modèle, voilà tout !

Ce modèle se caractérise par la place prééminente du principe de dignité de la personne humaine. Dans ces principes qui s'articulent, la dignité de la personne est, si je puis dire, au frontispice, au sommet d'un triangle composé des trois principes. Ce principe de dignité de la personne se traduit par une protection particulière du corps humain : inviolabilité, intégrité et extra-patrimonialité du corps. C'est ce qui est posé par les articles 16-1, 16-3 et 16-5 du code civil, qui résultent assez directement de l'étude qui avait été menée en 1988 et des rapports remis par Noëlle Lenoir en 1991 et Jean-François Mattei en 1994, qui ont, je pense, irrigué les lois de 1994. Car la loi du 29 juillet 1994 pose ces principes, et ceux-là en particulier, dans le code civil.

Le principe de liberté est également pris en compte, par l'importance accordée à l'expression du consentement, au droit au respect de la vie privée et à l'autonomie des patients que je signalais précédemment à propos de la loi de 2002.

Le principe de solidarité est lui aussi important, et sans doute plus important que dans d'autres modèles. Il l'est à travers diverses manifestations, notamment à travers notre conception du don, qui est celle d'un don altruiste, pour la collectivité, et non d'un don à quelqu'un en particulier. Il l'est aussi à travers l'attention portée aux plus vulnérables et aux effets que peuvent avoir certaines dispositions sur les plus vulnérables. Il l'est enfin à travers la mutualisation des dépenses de santé.

Nous avons constaté que ce modèle était confronté à trois évolutions : les progrès scientifiques, cela va de soi ; les aspirations sociales qui, au nom du principe d'égalité et du respect de la vie privée, réclament l'assouplissement de certaines règles et mettent en avant, de façon plus forte, le principe de liberté ; et ce rétrécissement du monde dont je parlais, lié notamment à internet, qui semble mettre en concurrence plus frontale ce modèle avec d'autres et qui pose la question de la relativisation des interdits qui pourraient exister en France.

Nous avons cependant indiqué, notamment en conclusion, qu'il ne nous semble pas que cette mise en concurrence doive aboutir automatiquement à ce que l'on pourrait appeler un « moins-disant éthique » car, à travers la protection que nous mettons en oeuvre dans le modèle bioéthique français, la protection du corps, le respect de la dignité de la personne, ce sont des tiers que, bien souvent, nous protégeons, et si nos compatriotes ne sont pas protégés lorsqu'ils utilisent certaines techniques ailleurs, ils sont aujourd'hui traités en France d'une certaine façon.

J'espère, monsieur le président, ne pas avoir été trop longue.

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