Intervention de André Chassaigne

Séance en hémicycle du jeudi 13 septembre 2018 à 9h30
Équilibre dans le secteur agricole et alimentaire — Discussion générale

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaAndré Chassaigne :

Madame la présidente, monsieur le ministre de l'agriculture et de l'alimentation, monsieur le rapporteur, mes chers collègues, « Au commencement était le Verbe. » À moins que ce ne soit : « Au commencement était le Rêve. »

« Les états généraux de l'alimentation ont deux objectifs : le premier, de permettre aux agriculteurs de vivre du juste prix payé, de permettre à tous dans la chaîne de valeur de vivre dignement ; et le second, de permettre à chacune et chacun d'avoir accès à une alimentation saine, durable, sûre. Et ce que je souhaite que nous commencions à compter d'aujourd'hui, ça n'est pas de mettre en oeuvre une série d'ajustements techniques, [... ] mais c'est que nous puissions décider collectivement d'un changement profond de paradigme. [... ] C'est pourquoi, afin de permettre aux agriculteurs de peser dans les négociations, des indicateurs de marché, des coûts de production et des contrats types par filière doivent être définis. Il faut en effet objectiver la formation des prix dans chaque filière. Le renforcement de l'Observatoire des prix et des marges est aussi nécessaire pour les accompagner et les filières doivent permettre à tous les agriculteurs d'avoir accès facilement à ces informations. »

Les propos que je viens de vous rapporter, mes chers collègues, sont ceux du Président de la République, prononcés à Rungis le 11 octobre 2017. Il déclinait alors – je pourrais presque dire qu'il psalmodiait – les grandes mesures qui devaient être contenues dans le projet de loi que nous examinons une nouvelle fois aujourd'hui.

Certes, je ne crois pas aux miracles, et pas davantage au miracle de la contractualisation – j'y reviendrai dans quelques instants. Mais, tout de même, lorsque l'on promet aussi clairement des avancées sur le contenu des contrats, sur l'obligation de définir des indicateurs de marché et des coûts de production, « nouveau monde » ou pas, on essaie de tenir ses engagements.

Or, un an plus tard, quel constat faisons-nous avec ce texte ? Celui de la dilution progressive des engagements. Citons ainsi l'alinéa 15 de l'article 1er du texte : « Les organisations interprofessionnelles peuvent élaborer ou diffuser ces indicateurs qui peuvent servir d'indicateurs de référence. Elles peuvent, le cas échéant, s'appuyer sur l'observatoire mentionné à l'article L. 682-1 [du code rural et de la pêche maritime] ou sur l'établissement mentionné à l'article L. 621-1 », c'est-à-dire sur l'Observatoire des prix et des marges et sur FranceAgriMer. « Peuvent », « peuvent », « peuvent » ; le verbe « devoir » s'est ainsi miraculeusement métamorphosé en verbe « pouvoir ». Cela change beaucoup de choses, mes chers collègues, car « pouvoir » le faire et « devoir » le faire, ce n'est pas tout à fait la même chose !

Au commencement était le Verbe. Au commencement était le Rêve...

Continuons donc plus avant cette exégèse des renoncements. Le « Maître des horloges » présentait également, ce 11 octobre 2017, une autre exigence : celle de la visibilité pour les producteurs. Je le cite de nouveau : « Je souhaite que la contractualisation indispensable que je viens d'évoquer puisse se faire aussi sur une base pluriannuelle. [… ] Personne ne peut faire la transformation de son modèle productif en ayant une visibilité annuelle, parfois infra-annuelle, sur les prix d'achat. Et donc je souhaite que les négociations commerciales s'inscrivent dans une contractualisation pluriannuelle que ces contrats porteront, qui donneront de la visibilité à tous les acteurs de la chaîne et qui permettront ainsi les réorganisations indispensables pour chacune et chacun. Nous encouragerons donc la contractualisation pluriannuelle sur trois à cinq ans, qui permet de sortir de l'incertitude et de se projeter. »

J'ai eu beau chercher, dans le texte qui nous est soumis, l'obligation d'une contractualisation pluriannuelle, voire un simple encouragement, elle n'y figure pas. Seule est inscrite l'exigence de faire figurer dans les contrats « la durée du contrat ou de l'accord-cadre ».

Au commencement était le Verbe. Au commencement était le Rêve...

Dernière citation jupitérienne, toujours le 11 octobre 2017 : « L'État prendra quant à lui ses responsabilités pour une pleine application des dispositions de la loi sur la transparence, la lutte contre la corruption et la modernisation de la vie économique, avec un contrôle effectif et des sanctions véritablement appliquées. Il n'est pas acceptable que certaines entreprises ne respectent pas la loi en ne publiant pas leurs comptes, par exemple, et faussent, ce faisant, de fait, la réalité de la discussion dans une filière. À ce titre, l'administration procédera aux injonctions et aux amendes prévues par la loi. »

Le Président a bien prononcé : « procédera ». Or que retrouvons-nous à l'alinéa 3 de l'article 5 quinquies du texte ? « Lorsque les dirigeants d'une société commerciale transformant des produits agricoles, commercialisant des produits alimentaires, exploitant, directement ou indirectement, un ou plusieurs magasins de commerce de détail de produits de grande consommation ou intervenant dans le secteur de la distribution comme centrale de référencement ou d'achat d'entreprises de commerce de détail ne procèdent pas au dépôt des comptes dans les conditions et délais prévus aux articles L. 232-21 à L. 232-23 [du code de commerce], le président du tribunal de commerce peut adresser à cette société une injonction de le faire à bref délai sous astreinte. » Nous lisons bien : « peut ».

Si je fais ainsi le choix de commencer mon propos par le Verbe présidentiel ou, plutôt, par le verbatim du discours de Rungis, c'est pour bien rendre compte du glissement progressif qui s'est opéré entre l'envolée des engagements initiaux et l'atterrissage législatif ; c'est pour bien comprendre pourquoi, après avoir soulevé beaucoup d'espoirs, ce projet de loi et l'ensemble de la politique agricole que vous conduisez depuis un an, monsieur le ministre, sont si sévèrement critiqués. Car ces glissements sémantiques, extirpés du texte, sont révélateurs d'un double renoncement : le renoncement à prendre en compte la réalité des rapports de force qui structurent aujourd'hui le secteur agricole et alimentaire ; le renoncement à imposer un retour de la puissance publique et du législateur pour contrecarrer la domination outrancière des acteurs de l'aval, grande distribution et grands groupes transnationaux de l'agroalimentaire en tête.

Reconnaissons tout de même au Président de la République une qualité de visionnaire, puisqu'il avait tenu à préciser, toujours le 11 octobre 2017, que ce qu'il souhaitait mettre en oeuvre n'était pas « une série d'ajustements techniques ». La crainte était justifiée, car précisément, en définitive, ce texte est essentiellement une série d'ajustements techniques, qui seront, en l'état, sans effet sur l'équilibre général des relations commerciales dans le secteur alimentaire.

J'ai toujours été, pour ma part, très réservé sur la capacité intrinsèque de la contractualisation à régler des problèmes économiques et commerciaux qui sont structurels dans le domaine agricole, si spécifique, qui mériterait au contraire d'être exclu des règles de concurrence. Ma conviction, notre conviction, la conviction des députés communistes, c'est qu'il faut ouvrir d'autres pistes, bien plus coercitives, d'intervention publique. À l'opposé, le positionnement que vous adoptez aujourd'hui va conduire à un texte certes très technique, mais, dans les faits, dépourvu de la moindre efficacité en matière d'équilibre des relations commerciales. Il ne modifiera en rien les rapports de force – les organisations agricoles ne s'y trompent pas. Ce texte ne changera rien, ou alors il changera les choses seulement à la marge, car il reste inscrit dans un modèle économique qui favorise le plus fort.

Mais, soyons lucides, ce renoncement est d'abord une impuissance consentie – je dis bien : une impuissance consentie. Car, même après le discours de Rungis, les principaux acteurs n'ont jamais craint de devoir modifier leurs pratiques abusives préjudiciables aux producteurs. À peine les échanges avaient-ils commencé au sein des filières professionnelles sur la répartition des marges et d'éventuels indicateurs prenant en compte les coûts de production que les transformateurs et la grande distribution ont botté en touche.

En atteste, en ce début de mois de septembre, la déclaration de la Fédération nationale des producteurs de lait : « Nous sommes censés nous entendre sur des indicateurs de valorisation de l'ensemble des marchés laitiers : c'est écrit noir sur blanc dans les plans de filière signés par toutes les parties… et pourtant les transformateurs refusent cette nécessaire transparence. »

Lactalis, numéro un mondial des produits laitiers, le confirme ouvertement : « Nous sommes d'accord pour un indicateur public des prix. Mais nous nous réservons le droit de moduler les prix aux producteurs en fonction du marché. » « En fonction du marché » : la boucle est bouclée.

Quant à la grande distribution, on n'entend même plus parler ses représentants. C'est dire, monsieur le ministre, s'ils ont peur de la mise en oeuvre du texte ! Ils pourront continuer à communiquer, en tête de gondole, sur leurs « engagements pour des relations commerciales plus respectueuses et apaisées », sur le « dialogue avec le fournisseur » et sur la « confiance dans la relation », valeurs pleinement respectées – on le sait, on le voit, on le constate… – dans chacune des négociations commerciales actuelles !

Ce que nous devons dire et redire, mes chers collègues, c'est bien que les réformes successives de la politique agricole commune et de la politique commerciale au niveau européen ainsi que les déclinaisons nationales de ces choix politiques ont fait de la concurrence « libre et non faussée » le levier central de l'organisation des échanges. Ce sont ces choix qui ont logiquement conduit à la disparition des mécanismes de régulation des productions et des prix.

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