Intervention de Laurence Lwoff

Réunion du mercredi 3 octobre 2018 à 10h30
Mission d'information sur la révision de la loi relative à la bioéthique

Laurence Lwoff :

Merci beaucoup, monsieur le président, pour cette invitation à intervenir dans le cadre de vos travaux. N'ayant pas eu d'indications précises quant à la thématique de cette audition, j'ai pris la liberté de préparer une intervention qui vous donnera une vue d'ensemble de la réflexion menée au Conseil de l'Europe à l'occasion des vingt ans de la convention sur les Droits de l'Homme et la biomédecine, qui me semble recouper le questionnement qui est le vôtre, à savoir la valeur des principes juridiques établis face aux nouveaux développements dans le domaine biomédical, tant en termes d'évolution des pratiques que des connaissances scientifiques et technologiques.

Je souhaiterais tout d'abord rappeler que la convention sur les Droits de l'Homme et la biomédecine est le seul instrument juridique international contraignant dans le domaine de la bioéthique et que ce texte n'a été ratifié par la France qu'en 2011. Pour autant, son élaboration a été fortement influencée par la réflexion pionnière menée par la France avec les premières lois de bioéthique.

La démarche adoptée lors de cette conférence, dont je vais vous présenter les points centraux, était une démarche prospective, ayant comme objectifs d'identifier les développements les plus importants intervenus ces dernières années en raison de leurs enjeux pour les Droits de l'Homme dans le domaine biomédical, de confirmer ou de remettre en question la pertinence et la valeur de référence des principes établis dans la convention d'Oviedo et de pointer des questions essentielles pour répondre à l'évolution des secteurs concernés et l'accompagner.

Avant d'entrer dans le détail de ces éléments, il m'apparaît important d'insister sur une conclusion réitérée de façon transversale tout au long de cette conférence : elle concerne l'importance des Droits de l'Homme et des valeurs qui les sous-tendent comme véritables point d'ancrage pour la réflexion et les réponses à apporter à ces nouveaux enjeux liés aux développements dans le domaine biomédical, afin de promouvoir ceux qui relèvent vraiment d'un progrès pour l'homme. J'insiste sur cet élément, car cette synergie entre Droits de l'Homme et progrès a été placée par le Conseil de l'Europe au centre de ses travaux depuis les années 1980 et continue de l'être.

Bien évidemment, toutes les problématiques de bioéthique et tous les développements dans le domaine biomédical ne peuvent être abordés en une journée de colloque. Nous avions par conséquent procédé au préalable à une enquête auprès des instances concernées dans les 47 Etats membres du Conseil de l'Europe, en leur demandant de mentionner les développements qui leur semblaient prioritaires en raison de leurs enjeux pour les Droits de l'Homme au cours des dernières années. C'est sur la base de leurs réponses que nous avons élaboré le programme de la conférence. Une première partie a ainsi été consacrée à l'évolution des pratiques et une seconde à l'évolution technologique. La frontière entre les deux aspects est assez ténue et il existe bien évidemment des interactions entre eux ; il nous est toutefois apparu important, au vu de ce que je vais exposer, d'effectuer une distinction. En effet, l'évolution des pratiques montre une érosion du respect d'un certain nombre de principes pourtant bien établis et que peu oseraient remettre en question. On observe ainsi une manière de mettre en oeuvre et de respecter ces principes qui, pour le moins, soulève question.

A cet égard, ont notamment été évoqués les enjeux d'autonomie et de protection de la vie privée, en particulier pour les personnes âgées et les enfants. Pour les personnes âgées, se pose la question des modalités de consentement, de la notion de vulnérabilité et de son évaluation réelle et du vieillissement abordé de façon quantitative au détriment du qualitatif, ce qui remet en cause des principes bien établis de protection des Droits de l'Homme.

Le cas des enfants est sensiblement différent. Au niveau international, la question des droits généraux des enfants, que l'on retrouve notamment dans la convention des Nations unies, a fait l'objet d'une activité intense, au détriment toutefois de l'application de ces droits dans des secteurs spécifiques comme le domaine biomédical. Depuis plusieurs années, on constate une prise de conscience de ce questionnement ; pour autant, cela ne se matérialise pas nécessairement dans le droit international. Les enjeux en termes de vie privée et d'autonomie, tout comme la notion de l'intérêt supérieur de l'enfant, font l'objet de nombreux articles et conférences, mais demanderaient à être abordés dans un objectif plus normatif, pas forcément pour établir des standards contraignants, mais au moins pour réfléchir à la manière de mettre en oeuvre ces principes, qui figurent dans des dispositions générales.

Ont également été évoquées un certain nombre de menaces pesant sur des principes existants. J'insiste notamment sur la question de l'autonomie, d'une façon transversale, au-delà des cas spécifiques des personnes âgées et des enfants. Cette notion semble de plus en plus abordée en la dissociant des questions de responsabilité et de solidarité, ce qui est tout à fait en désaccord avec les fondements mêmes de ce principe et la logique ayant présidé à l'élaboration des Droits de l'Homme et des valeurs qui les sous-tendent.

Un autre principe quelque peu mis à mal, à l'échelle européenne, est celui de l'interdiction du profit, de la non-commercialisation du corps humain. On observe en effet une appétence de plus en plus grande pour les parties du corps humain. Si cela peut se comprendre dans certains contextes médicaux, une vigilance accrue est nécessaire pour éviter d'arriver à des situations assimilables à une commercialisation et une exploitation des uns au profit des autres.

La protection de la vie privée est également un élément clé, notamment dans un contexte caractérisé par l'évolution de la génétique et la valeur des données relatives à la santé pour la recherche, pour les progrès dans le domaine biomédical.

Je citerai enfin l'équité d'accès aux soins, avec une importance croissante de cette question, dans une situation de défi démographique, d'accroissement des inégalités, de restrictions budgétaires et d'innovations thérapeutiques, ces disparités risquant de s'accroître avec l'évolution des technologies et les coûts élevés des nouvelles thérapies.

J'en viens à présent à la question des développements technologiques tels qu'abordés lors de la conférence. L'accent a été mis sur trois thématiques, considérées comme essentielles. Cela ne signifie bien évidemment pas que d'autres problématiques ne se posent pas ; mais il nous a fallu effectuer des choix, en fonction des priorités mentionnées dans les réponses à l'enquête que nous avions préalablement menée. Ces trois thèmes sont la génétique et la génomique, les technologies appliquées au cerveau et le secteur des big data et de l'intelligence artificielle. Il s'agit, là aussi, de problématiques assez transversales. Il me semble important de constater une évolution importante des domaines concernés, avec une rapidité qui va croissant, l'arrivée de nouveaux acteurs, pas nécessairement issus du secteur biomédical, une difficulté d'évaluer les risques et le floutage des frontières traditionnelles entre ce qui relève ou non de la médecine, entre la clinique et la recherche, entre ce qui est privé et ce qui est public, ceci venant complexifier la façon dont on doit aborder le sujet de la gouvernance et posant la question de la pertinence des instruments juridiques développés au niveau européen par rapport à cette évolution et à ses caractéristiques.

Il est évident que tous ces développements sont sources d'avancées réelles et potentielles, mais aussi d'inquiétudes quant aux possibles abus et vis-à-vis du respect des Droits de l'Homme. Ces technologies offrent en effet une possibilité d'agir sur la vie humaine et de contrôler qui ne cesse de s'accroître.

Les réflexions soulevées lors de ce colloque recoupent à bien des égards celles évoquées par le Conseil d'Etat ou le Comité consultatif national d'éthique. Cela ne vous étonnera pas, car ces questions ne sont pas nationales, mais traversent largement les frontières.

Dans le domaine de la génétique et de la génomique, nous avions dissocié d'une part les capacités d'analyse, d'autre part les capacités d'intervention sur le génome. Concernant le premier aspect, il a été question d'un « monde d'incertitudes documentées », expression que je trouve particulièrement éloquente, car elle traduit un changement d'échelle dans la génération des données, mais pas nécessairement une évolution équivalente dans la compréhension de ces données, ni dans la capacité d'agir pour répondre aux éventuelles informations médicales qu'elles peuvent apporter.

Il me semble également important de souligner la reconnaissance de l'importance cruciale des données, mais aussi du respect de l'autonomie, donc de la nécessité de permettre aux gens de continuer à choisir, ou en tout cas d'être en capacité de s'opposer à l'utilisation de leurs données, en lien avec la prise en compte du droit de savoir ou du souhait de ne pas savoir. Je pense que dans ce domaine, la question des enfants se pose de façon aiguë.

Vous n'êtes pas sans savoir par ailleurs que la convention d'Oviedo est le seul instrument international comportant une disposition contraignante relative à la modification du génome humain. Cette disposition a une double portée, puisqu'elle limite les finalités de ces modifications génétiques, que ce soit dans le domaine de la clinique ou de la recherche, et interdit les modifications susceptibles d'être transmises à la descendance. Pour autant, le contexte a changé et le comité intergouvernemental de bioéthique, qui préside aux travaux du Conseil de l'Europe dans ce champ, a engagé une réflexion sur les enjeux éthiques et juridiques soulevés par ces développements, tout en considérant que les préoccupations qui ont guidé les auteurs de la convention lors de l'élaboration de cet article, sur lequel l'accord de l'ensemble des parties avait été obtenu, restent tout à fait pertinentes : cela concerne non seulement les questions de sécurité, mais aussi la problématique de l'augmentation, ou enhancement. Certaines délégations avaient en outre soulevé à l'époque la question fondamentale de savoir si l'on avait le « droit » de toucher au génome humain. Des travaux sont en cours au niveau du Conseil de l'Europe dans ce domaine.

La deuxième thématique technologique concerne les mégadonnées ou big data. Je serai là aussi très brève, mais souhaite insister sur l'importance de ne pas confondre corrélation et causalité et de préserver l'autonomie de l'intervention humaine dans l'utilisation des algorithmes, tout en reconnaissant les bénéfices que ces développements peuvent apporter à la pratique biomédicale et à la recherche dans son ensemble.

Le domaine des technologies du cerveau est plus récent, bien que l'on observe déjà des pratiques en clinique, y compris dans la lutte contre certains symptômes des pathologies cérébrales. A été évoquée, lors de la discussion sur ce sujet, la possibilité de nouveaux droits de l'homme, avant de parvenir finalement à la conclusion que ce n'était pas nécessaire. Pour autant, il me semble important de souligner cet aspect, car les questions de la continuité psychologique, de la liberté cognitive, du droit au contact humain, de l'intégrité mentale ont été évoquées et me paraissent pertinentes à envisager dans le contexte de l'application de ces différentes technologies qui se développent y compris en dehors du champ biomédical et ont été mentionnées dans les rapports du CCNE et du Conseil d'Etat. La conclusion a finalement consisté à indiquer qu'il était préférable de ne pas démultiplier les droits, mais qu'il convenait au contraire se pencher véritablement sur la mise en oeuvre des droits existants face à ces développements.

Confirmer la valeur de référence des principes établis est également l'une des conclusions de cette conférence. Cela ne signifie pas qu'aucune des dispositions de la convention ne doit être discutée, mais que leur valeur de référence pour les discussions en cours, au niveau national comme européen, a été confirmée et réaffirmée par rapport à l'évolution actuelle des pratiques et des technologies. Je rappelle que la réflexion sur l'évolution des pratiques est également très influencée par la jurisprudence de la Cour européenne des Droits de l'Homme (CEDH), qui ne cesse, sur les questions de bioéthique, de s'accroître et que vous pouvez aisément retrouver dans un rapport élaboré sur ce thème, disponible en ligne sur le site de la CEDH.

Je souhaiterais enfin intervenir sur les questions essentielles dégagées pour répondre à l'évolution des secteurs concernés et l'accompagner. Je tiens tout d'abord à insister sur la nécessaire synergie entre Droits de l'Homme et progrès, qu'il est essentiel de réaffirmer. Il convient également de garder à l'esprit la primauté de l'être humain sur le seul intérêt de la société et de la science, principe certainement très présent dans le domaine de la recherche, mais qui m'apparaît, au vu par exemple de l'évolution de la robotique, avoir une certaine pertinence dans ce contexte. Ce principe, bien qu'abstrait, est transversal et doit rester présent dans les réflexions. Se pencher sur les droits de l'Homme, c'est répondre aux inquiétudes, aux abus, et promouvoir ce qui est véritablement un progrès. L'inverse est également vrai : les avancées technologiques peuvent en effet également promouvoir les Droits de l'Homme et les valeurs qui les sous-tendent.

Deux constats ont en outre été mis en évidence, à savoir d'une part un effilochage du contrat social entre les citoyens et les scientifiques, voire entre les citoyens et d'autres catégories – d'aucuns évoquent les politiques –, d'autre part une perte de confiance, qui questionne les moyens de gouvernance traditionnels développés au niveau national et européen. Cela ne signifie pas nécessairement que ces moyens doivent être balayés d'un revers de main, mais qu'il convient de réfléchir, face à cette évolution et au floutage des frontières, à la façon de continuer à garantir les droits et les valeurs que l'on souhaite protéger, avec le système de gouvernance en place. Sans constituer un engagement du Conseil de l'Europe en la matière, a été évoquée lors de cette conférence, par un professeur de Harvard, une approche presque constitutionnelle, accompagnée de mesures permettant des mécanismes plus flexibles pour répondre à cette évolution rapide et avoir une plus grande réactivité face aux développements scientifiques.

Il est enfin essentiel d'accompagner tout cela d'un dialogue avec le public. La place du débat public est essentielle, en lien avec la question, précédemment évoquée, de la perte de confiance. Dans ce contexte, force est de reconnaître que le modèle français constitue une référence. Bien entendu, les conclusions de ce débat sur la bioéthique n'engageront que la France, mais les modalités et les méthodes employées nous inspirent beaucoup, puisque nous sommes actuellement en train de développer un guide sur le débat public, dans la rédaction duquel les représentants français sont impliqués. L'expérience française des Etats généraux de la bioéthique est tout à fait utile dans ce contexte.

Le dernier point concerne la thématique de l'éducation et de la formation sur ces questions, au niveau des citoyens et de l'ensemble des intervenants, qu'il s'agisse des professionnels de la santé ou du droit. Un cours en ligne vient ainsi d'être développé sur les principes essentiels des Droits de l'Homme dans le domaine biomédical. Il nous paraît important que cette formation soit assurée et que ces deux disciplines interagissent.

Je conclurai en soulignant, comme le CCNE, l'importance de la discussion au niveau international sur ces questions. Le floutage des frontières concerne en effet également les frontières entre les Etats. Les questions sur lesquelles vous vous penchez sont des questions auxquelles d'autres Etats, voire même l'ensemble du monde, sont confrontés. Certaines instances ont évoqué la question du « dumping éthique » ; or je pense que seule une collaboration accrue au niveau international pourra non pas résoudre totalement ce problème, mais travailler à y répondre. La discussion internationale permet également un échange de bonnes pratiques, qui ne relèvent pas nécessairement du droit dur au sens propre, mais peuvent faciliter la mise en oeuvre de principes sur lesquels nous nous sommes accordés au niveau européen.

Je vous remercie.

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