Intervention de Ludovic Mendes

Réunion du jeudi 8 novembre 2018 à 10h10
Commission des affaires européennes

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaLudovic Mendes, rapporteur :

Madame la Présidente, chers collègues, nous allons aujourd'hui rendre compte du déplacement que nous avons effectué à Athènes et sur l'Île de Lesbos les 17 et 18 octobre. Je m'excuse par avance si mon intervention est un peu longue mais notre déplacement a été riche d'enseignements pour un sujet crucial pour le futur de l'Union européenne. Pourquoi avoir choisi de nous rendre dans ce pays ? La pression migratoire reste forte en Grèce et surtout, au cours de l'année 2018, elle a changé de forme. Alors qu'en 2017, les arrivées se faisaient essentiellement par voie maritime dans les îles grecques, en 2018, on a observé une très forte augmentation des franchissements irréguliers de la frontière terrestre entre la Grèce et la Turquie. Aujourd'hui les autorités grecques restent en alerte car elles constatent des flux irréguliers d'arrivées et elles doivent composer avec leur voisin turc qui semble parfois faire du « chantage » à l'Union européenne en relâchant sa surveillance des frontières. L'instabilité de la situation en Syrie est aussi une forte source d'inquiétude car des flux migratoires massifs pourraient reprendre brusquement.

Rappelons qu'au niveau européen, 2018 a aussi marqué une nette évolution : la route migratoire principale est désormais la route de la Méditerranée occidentale avec plus de 53 000 migrants entrés en Espagne depuis le début 2018 et la deuxième voie d'accès à l'Europe est la route orientale par la Grèce et les Balkans. Depuis le début 2018, un peu plus 40 000 migrants sont arrivés en Grèce dont un peu plus de 13 000 par la frontière terrestre. Aller en Grèce nous a paru primordial dans le cadre de notre mission sur la réforme européenne du droit d'asile car ce pays a été et reste aujourd'hui encore un champ d'expérimentation pour les autorités européennes. C'est en Grèce par exemple, que furent lancés les premiers centres d'identification et d'enregistrement de migrants, couramment appelés « hotspots » et c'est aussi dans ce pays que la Commission européenne a testé l'extension des missions de certaines agences européennes comme Frontex et surtout la future agence européenne de l'Asile.

La situation de la Grèce reste cependant tout à fait spécifique en Europe, du fait de sa situation géographique de très grande proximité avec la Turquie et de la présence de 4 000 îles sur son territoire, ce qui rend la surveillance de ses frontières très complexe. La Grèce est aussi atypique du fait de son organisation administrative qui ne ne disposait pas d'une structure spécialisée pour traiter les demandes d'asile. Elle a dû faire face à l'automne 2015 à une situation de crise exceptionnelle avec des flux d'arrivées atteignant de 6 000 à 8 000 personnes par jour. Progressivement, la Grèce qui était un pays de transit a dû trouver des solutions pour accueillir durablement des réfugiés qui ont été contraints de demander l'asile dans ce pays car les frontières européennes le long de la route des Balkans se sont fermées.

Je voudrais maintenant aborder les conséquences défavorables de la déclaration Union européenne – Turquie du 18 mars 2016 qui prévoyait des mesures exceptionnelles pour stopper le flux migratoire en provenance de la Turquie. En contrepartie d'un très gros effort financier de l'Union européenne pour permettre d'organiser l'accueil des réfugiés syriens en Turquie, ce pays s'engageait à reprendre toutes les personnes ayant gagné les îles grecques en partant des côtes turques. Cet accord a eu pour conséquence de bloquer les migrants sur les îles durant l'instruction de leur demande d'asile en vue de faciliter leur réadmission en Turquie.

L'application de cet accord a posé de multiples problèmes. Pour mémoire, je rappellerai que les réadmissions en Turquie ont été très faibles puisque d'avril 2016 à fin septembre 2018, elles n'ont concerné que 1 738 personnes dont une forte proportion de Pakistanais (38 % du total), selon les statistiques publiées par le Haut-Commissariat aux Réfugiés de l'ONU (HCR). Depuis deux ans, la saturation des hotspots empire car en dépit du faible nombre de réadmissions et des lenteurs d'instruction des demandes d'asile, aucune autorité politique n'a pris la décision de modifier la règle de la restriction géographique imposée par cet accord Union européenne–Turquie. C'est finalement grâce à une décision du Conseil d'État grec d'avril 2018 qui a considéré que la restriction géographique faisait peser sur les îles grecques une charge disproportionnée, que le Gouvernement grec a décidé de réformer sa législation en permettant à certains réfugiés, ceux reconnus vulnérables, de se déplacer sur l'ensemble du territoire grec. Dresser le bilan de cet accord Union européenne–Turquie n'entre pas dans le cadre de notre mission, mais en se limitant à ses conséquences sur la situation en Grèce nous avons de profondes interrogations. Lorsque nous avons rencontré le conseiller diplomatique du ministre chargé de la politique migratoire, nous avons eu l'impression que la Grèce subissait les conséquences d'un accord sans pouvoir réellement influer sur les flux migratoires qui subsistent en provenance de la Turquie. De plus, la Turquie a dénoncé l'accord bilatéral de réadmission qui existait avec la Grèce, ce qui a pour conséquence immédiate de rendre impossible le renvoi en Turquie d'un migrant entré irrégulièrement en Grèce par la frontière terrestre. La Grèce semble subir les conséquences du « bras de fer » entre l'Union européenne et la Turquie au sujet des flux migratoires mais bien au-delà, ce qui est en jeu, ce sont les futures relations entre la Turquie et l'Union européenne. Certains estiment que l'Union Européenne a payé le prix pour que la Turquie constitue un sas pour le maintien sur place des migrants, la Grèce ayant elle, à garder ceux déjà sur place ou passant sur son propre territoire, au gré de la volonté plus ou moins forte, des autorités turques…

Malgré un soutien financier très conséquent de l'Union européenne et la présence massive d'ONG et de professionnels compétents des différentes agences européennes, la Grèce se perçoit comme victime du manque de solidarité des autres pays de l'Union européenne alors même qu'elle connaît des difficultés économiques très sévères. La Grèce a été soumise à des injonctions contradictoires de la part de l'Union européenne : d'un côté elle devait réaliser des mesures d'économie pour redresser la situation de ses comptes publics et dans le même temps elle devait faire face à l'organisation de l'accueil des réfugiés alors qu'elle ne disposait pas de services publics préexistants spécialisés dans le domaine du droit d'asile.

Je voudrais maintenant aborder la question de l'organisation de l'accueil de ces réfugiés. Selon le ministère en charge de la politique migratoire, la Grèce accueille sur son territoire 70 000 réfugiés dont 17 600 dans les îles de l'Égée orientale. Il existe cinq hotspots sur les îles situées à proximité des côtes turques et plus un autre situé dans le nord-est à Filakyo. Le Responsable du HCR pour la Grèce a souligné la dégradation de la situation actuelle pour les réfugiés. Les conditions d'hébergement sont très précaires à Samos tout particulièrement, où le nombre de réfugiés est cinq fois plus élevé que le nombre de places et également au centre de Moria à Lesbos (7 500 personnes pour 2 500 places). Nous avons pu constater qu'à Moria, le camp est constitué en grande majorité par des tentes, une minorité de personnes étant hébergées dans des mobile-homes. La gestion des flux migratoires et l'accueil des réfugiés sont éclatés entre plusieurs ministères et nous avons été frappés par le manque de coordination entre l'ensemble des acteurs publics qui interviennent. Cette carence a été soulignée par plusieurs de nos interlocuteurs qui nous ont expliqué qu'il n'existait pas en Grèce de procédure pour permettre une coordination interministérielle. Pour améliorer la gestion globale et transversale de la question des flux migratoires, le Gouvernement grec a créé un ministère spécifique chargé de la politique migratoire qui a sous sa responsabilité le service grec de l'Asile même si celui-ci garde une certaine autonomie. Ce ministère ne paraît pas encore jouer un rôle prépondérant car il semble manquer de moyens pour peser concrètement dans l'organisation de l'accueil des réfugiés. Nous nous sommes rendus dans les locaux de ce ministère excentré dans la périphérie d'Athènes et qui ne semble pas encore bien équipé en moyens bureautiques. Beaucoup plus grave pour l'efficacité de son action, il ne dispose pas de services financiers propres. Tous les crédits européens qui ont été attribués à la Grèce pour lui permettre de faire face à sa situation de pays de première entrée, sont gérés par le ministère des finances qui les attribue aux ONG et qui leur demande de rendre compte de leur utilisation. Ce ministère de la politique migratoire est donc privé du levier financier.

Toute la partie logistique comme la fourniture d'hébergement dans les hotspots et dans les camps, des repas et des services d'hygiène est sous la responsabilité du ministère de la Défense. Quant à la sécurité à l'intérieur des hotspots ou des camps de réfugiés, elle est sous la responsabilité du ministère de l'intérieur, qui recourt à grande échelle à des sociétés de sécurité privée pour assurer la surveillance. Le ministère de la politique migratoire doit encore progresser pour définir une stratégie de long terme permettant d'améliorer la situation des réfugiés et surtout pour être en mesure de réagir efficacement, si brusquement les flux migratoires s'intensifiaient.

La Cour des comptes européenne a dressé un bilan de la mise en place des hotspots à la mi 2017 et elle soulignait que la Grèce n'avait pas réussi à adopter des procédures opérationnelles standard pour harmoniser le fonctionnement des différents hotspots et que la direction de ces centres n'avait aucune stratégie d'ensemble. Plus d'un an après, la Grèce rencontre toujours les mêmes difficultés malgré la présence massive de différents professionnels de terrain travaillant pour des agences européennes, pour des ONG ou pour le HCR.

Quelques exemples pour illustrer les carences de l'organisation des services publics grecs. Lorsque nous avons rencontré le directeur du camp Moria, ce qui a été difficile car des troubles avaient éclaté peu de temps avant notre arrivée, celui-ci ne s'est pas présenté comme le représentant du ministère ni comme celui qui détenait l'autorité sur le camp. Il s'est présenté comme celui qui devait gérer un site, de taille comparable à la ville voisine de Mytilène, où intervenaient plusieurs « prestataires de service indépendants ». L'essentiel des services offerts aux réfugiés sont d'ailleurs assurés par le HCR et diverses ONG. Globalement, l'accès aux soins primaires est très limité et la scolarisation des enfants très partielle même si les structures éducatives propres aux enfants réfugiés sont en nette augmentation pour cette année scolaire. Plus surprenant encore, la direction du camp, n'a pas la responsabilité d'attribuer aux nouveaux arrivants une place précise dans les différentes formes d'hébergement du camp alors que pour des raisons de sécurité on aurait pu penser que la Direction veuille contrôler la répartition géographique des différentes communautés (58 nationalités sont représentées). La responsable de l'antenne du HCR à Lesbos nous a expliqué que l'ONG qui fait ce travail d'attribution des places fait un travail remarquable car du fait de sa connaissance très fine de la localisation des différentes familles, elle contribue à apaiser les tensions intercommunautaires. Plusieurs services qui devraient relever de l'État grec sont assurés par des ONG ou des organisations internationales. C'est ainsi que les services médicaux de base, sont assurés par plusieurs ONG (Médecins sans frontières ou la Croix Rouge par exemple). Le HCR a un rôle très important dans la logistique quotidienne puisqu'il fournit à tous les réfugiés une carte prépayée qui leur permet de disposer librement d'une allocation variable selon la composition de la famille et d'accéder ainsi aux biens de première nécessité. Le HCR se charge aussi d'organiser les transports entre les îles et le continent pour permettre un désengorgement du camp de Moria (2 500 personnes ont été évacuées depuis la fin septembre 2018). Au-delà des tâches logistiques quotidiennes, le HCR a aussi organisé en concertation avec la Commission européenne et l'État grec un programme de logement qui permet aux réfugiés d'être hébergés dans des appartements en milieu urbain, l'objectif étant de favoriser ainsi l'intégration de ces personnes (programme ESTIA). D'autres services sont encore assurés par des ONG comme l'assistance juridique car il n'existe pas en Grèce de service d'aide juridictionnelle ou encore la présence d'interprète au cours de l'instruction de la demande d'asile ou pour accéder aux soins. Nous avons pu ainsi rencontrer l'ONG Metadrasi qui offre plusieurs types de services aux réfugiés. Malgré ses difficultés, l'État grec cherche à améliorer son fonctionnement. Le représentant du HCR nous a expliqué qu'un des objectifs de son organisation était que les services publics grecs prennent le relais progressivement de l'action des ONG et des agences onusiennes. C'est ainsi qu'un accord vient d'être signé entre la Commission européenne et le HCR pour qu'une assistance soit apportée à la Grèce pour organiser de nouveaux services publics permettant de verser directement une allocation aux réfugiés, et de prendre en charge les mineurs étrangers isolés. Face aux difficultés d'organisation actuelles et en raison de l'urgence, le HCR a accepté de continuer à assurer les transports entre les îles et le continent jusqu'à fin décembre 2018 mais au-delà, ce sont les autorités grecques qui devront s'en charger. La phase de transition actuelle est problématique car le ministère des finances grec est déjà devenu le seul gestionnaire des crédits affectés pour l'accueil des mineurs isolés alors que jusqu'à présent l'essentiel des crédits étaient versés directement par le HCR et l'Unicef aux différentes ONG qui géraient des centres d'accueils pour ces mineurs. Alors qu'il n'existe pas encore de service public d'aide sociale à l'enfance, les ONG se trouvent confrontées à des problèmes graves de gestion de trésorerie car elles doivent négocier directement leurs subventions avec le ministère des finances qui connaît très mal les spécificités de l'accueil des mineurs isolés.

La représentante du HCR à Lesbos nous a confirmé les fortes tensions actuelles entre l'État grec et les ONG qui s'occupent des mineurs isolés. À partir de janvier 2019, l'État grec devra assurer la responsabilité de la prise en charge des mineurs isolés et a rédigé des cahiers des charges tellement exigeants que cela conduira à l'éviction des petites ONG qui sont pourtant aujourd'hui les seules à offrir des centres d'accueil adaptés à ces mineurs. Rappelons qu'en Grèce, sur la période 2016-2018, 1 000 enfants ont pu être pris en charge grâce aux crédits du HCR et à l'action de plusieurs ONG, mais sur l'ensemble du territoire grec, le nombre de mineurs isolés est évalué à 3 300 avec seulement 1 100 places d'hébergement. Au-delà de la question de l'hébergement qui est très problématique, ce sont aussi des ONG comme Metadrasi qui assurent la scolarisation et des activités culturelles pour ces mineurs isolés. À Moria, par exemple, cette ONG permet à 115 enfants de bénéficier d'une forme de scolarisation qui se déroule au siège de l'association à Mytilène, un service de transport quotidien étant assuré du camp aux locaux de l'association. Plusieurs personnes rencontrées ont fait part de leur préoccupation quant à la capacité de l'État grec d'assumer cette nouvelle responsabilité d'ici le début 2019 car le risque est de voir des structures d'accueil contraintes à fermer alors que les mineurs isolés n'auront pas de solution d'accueil alternative. Dans d'autres domaines de l'organisation administrative, des progrès ont été constatés comme pour accélérer l'instruction des demandes d'asile. Le représentant à Lesbos du Bureau européen d'appui pour l'Asile a souligné que le champ d'intervention de son organisation s'est peu à peu élargi. La loi grecque relative à l'asile a été modifiée en mai 2018 pour permettre à cet organisme européen d'apporter son concours technique dans tous les types de procédure d'asile, ce qui a permis de doubler le nombre d'entretiens réalisés chaque jour à Lesbos pour déterminer si les réfugiés peuvent être considérés comme éligibles au droit d'asile.

Plus récemment, le Bureau européen d'appui pour l'Asile a même été autorisé par l'État grec à apporter son concours pour assister les juges chargés des procédures d'appel (c'est au niveau de l'appel que les délais d'instruction sont les plus longs), dans le même temps la réforme législative a permis la création de 8 comités d'appel supplémentaires et 2 comités d'appel seront situés sur les îles. Une équipe de 18 magistrats spécialisés a été mise en place pour faire face aux cas d'urgence. De plus, la nouvelle loi a réduit les échelons d'appel (il n'y a plus que trois niveaux au lieu de quatre auparavant). Même si on peut regretter que cette réforme ait été adoptée seulement en mai 2018 alors que le service grec de l'Asile a été saturé dès le milieu de l'année 2016, il faut saluer cette réforme qui intervient dans un contexte général de réduction des emplois publics en Grèce. Ma collègue va maintenant évoquer le rôle des autorités européennes dans la gestion des réfugiés en Grèce.

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