Intervention de Marietta Karamanli

Séance en hémicycle du lundi 19 novembre 2018 à 16h00
Programmation 2018-2022 et réforme de la justice — Motion de renvoi en commission (projet de loi ordinaire)

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaMarietta Karamanli :

Cette déclaration d'urgence, appelée procédure accélérée depuis 2008, permet au Gouvernement d'abréger la discussion parlementaire d'un projet ou d'une proposition de loi. Alors qu'elle devait rester exceptionnelle, elle s'est banalisée sans que son contrôle, pourtant possible, ne soit effectif. Dans le cadre de la réforme de 2008, comme l'a reconnu le Conseil constitutionnel en 2012, aucune disposition constitutionnelle n'impose au Gouvernement de justifier l'engagement de la procédure accélérée. Sous l'actuelle législature, débutée en juin 2017, plus de 50 % des textes sont examinés selon cette procédure. Or, comme le disait l'éminent Guy Carcassonne, « pour faire de bonnes lois, on n'a pas encore inventé mieux que le Parlement ».

À cette absence de prise en compte du temps parlementaire global s'ajoute une réelle déception, notée par les organisations de magistrats. À quelques très rares exceptions près, et alors que notre assemblée examine ces deux textes après le Sénat, les seuls amendements adoptés par la commission ont été des ajouts apportés par le Gouvernement à son propre texte, la suppression de modifications apportées par le Sénat et des corrections de pure forme ; sur le millier d'amendements déposés en commission, plus de 500 l'avaient été par le Gouvernement ou la majorité.

C'est ainsi qu'arrive devant notre assemblée un texte qui pose d'importantes questions de fond, tant sur la procédure civile qu'en matière pénale.

En matière de procédure civile, l'un des objectifs affichés est de simplifier la répartition des contentieux entre les juridictions de première instance, qui serait devenue peu lisible pour le justiciable. Dans l'absolu, il apparaît souhaitable d'alléger et de simplifier si cela améliore la situation des justiciables et des professionnels, mais en l'occurrence, rien n'indique que ce sera le cas.

Le projet de loi s'appuie, entre autres, sur trois moyens : la suppression du tribunal d'instance, le recours obligatoire à la médiation et la dématérialisation. En l'état, il est marqué par la recherche d'une nouvelle économie procédurale – le mot « économie » désignant à la fois le sens général de la réforme et un modèle économique. Je voudrais dire quelques mots sur ces trois moyens.

Comme le note le Défenseur des droits, la réorganisation des compétences territoriales et matérielles des juridictions prévue par les deux projets de loi constitue une évolution radicale, dont il convient de mesurer les effets sur les usagers. Or aucune évaluation précise des besoins de ces derniers et des moyens à mettre en oeuvre n'a été engagée.

Le projet de loi comporte une disposition tendant à étendre l'obligation de tenter une résolution amiable préalable aux litiges portés devant le tribunal de grande instance lorsque la demande n'excède pas un montant déterminé par décret en Conseil d'État ou lorsqu'elle a trait à un conflit de voisinage. Les demandes en matière de crédit à la consommation ne seront pas concernées par cette obligation de tentative préalable de résolution amiable. Cette dernière consisterait, au choix des parties, en une tentative de conciliation, de médiation ou de procédure participative, sans laquelle la demande serait irrecevable. Quatre exceptions sont prévues.

L'ensemble des pays qui développent le recours aux modes alternatifs de règlement des différends ont adopté une législation incitant les justiciables à se renseigner sur la médiation, et non à y recourir. Il s'agit là d'un choix empreint de bon sens, puisque nul ne peut être contraint d'accepter une conciliation et que le succès d'une telle mesure nécessite, par définition, l'adhésion de toutes les parties. Par ailleurs, si les médiations deviennent obligatoires, le projet de loi ne garantit aucunement la préservation des droits des parties. Enfin, les procédures de règlement amiable des litiges ne doivent en aucun cas constituer un obstacle au droit des parties à accéder au système judiciaire.

Parallèlement, le recours à la médiation en ligne via les plateformes mentionnées par le projet de loi doit être assorti de garanties et répondre aux exigences communes en la matière. Néanmoins, là encore, les garanties adoptées par la commission des lois apparaissent en retrait par rapport à ce que nos concitoyens peuvent espérer. Pire, les améliorations proposées et adoptées par nos collègues du Sénat ont été gommées par la majorité. Vous avez repoussé l'obligation de certification. Vous avez refusé d'interdire que de tels services puissent exclusivement résulter d'un traitement par algorithme. Vous êtes revenus sur l'encadrement des plateformes proposant des services en ligne d'aide à la saisine des juridictions, alors que les sénateurs avaient notamment précisé que ces services ne pouvaient réaliser aucun acte d'assistance ou de représentation sans le concours d'un avocat. Ici comme ailleurs, une régulation des professionnels est pourtant nécessaire.

À côté du développement de la médiation, le projet de loi donne une place importante à la dématérialisation. Ainsi, l'alinéa 2 de l'article 13 dispose : « Devant le tribunal de grande instance, la procédure peut, à l'initiative des parties lorsqu'elles en sont expressément d'accord, se dérouler sans audience. En ce cas, elle est exclusivement écrite ». Cet alinéa vise l'ensemble des procédures, quel que soit le montant en cause, alors que le projet de loi organique supprime le tribunal d'instance. Il porte une grave atteinte au principe de l'oralité des débats, qui pourrait, pour des raisons pratiques, disparaître progressivement.

Je n'évoquerai pas d'autres questions tout aussi importantes, comme l'expérimentation d'une déjudiciarisation de la révision des pensions alimentaires ou la déjudiciarisation partielle des régimes matrimoniaux.

Nombre de professionnels et d'experts craignent une externalisation croissante, un recul des garanties quant à la qualification des professionnels du droit et des garanties professionnelles, ainsi qu'une insuffisance récurrente de moyens, y compris pour les professionnels du droit, notamment pour les avocats, dont le rôle est d'accompagner les justiciables dans leurs actes et procédures. À terme, vous risquez d'écarter des tribunaux les justiciables les plus vulnérables, dont on devrait au contraire faciliter l'accès au juge.

J'en viens aux dispositions adoptées en matière pénale. Les nouveautés sont nombreuses et visent là encore un objectif de principe louable en lui-même, à savoir la simplification et le renforcement de l'efficacité de la procédure pénale. Néanmoins, plusieurs dispositions font problème – je ne pourrai m'arrêter sur toutes.

L'article 26 du texte adopté par la commission institue un dépôt de plainte en ligne et prévoit la mise en place d'un dossier numérique unique. La possibilité pour la victime de se constituer partie civile devant le tribunal correctionnel par voie de communication électronique est une innovation positive, dans la mesure où ce mode de saisine est prévu comme une possibilité supplémentaire et non comme une obligation. Néanmoins, les dispositions envisagées à l'alinéa 2 de l'article 420-1 du code de procédure pénale présentent une incompatibilité manifeste avec l'article 6 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales. En effet, s'il est tentant de supprimer un délai de recevabilité pouvant être perçu comme un formalisme contraignant, ce délai est rendu impératif par la nécessité de mettre la défense en mesure de répondre à la constitution de partie civile.

Quant au I de l'article 30, il prévoit une habilitation unique aux fonctions d'officier de police judiciaire, qui serait délivrée de manière définitive au moment de l'entrée en fonction. Il aurait pour effet de retirer à l'autorité judiciaire l'une de ses principales modalités de contrôle et de surveillance de la police judiciaire. Lors des travaux préparatoires à la réforme, le maintien d'un renouvellement périodique de l'habilitation des officiers de police judiciaire avait été jugé indispensable. De son côté, le Défenseur des droits a déclaré que le maintien d'un contrôle de l'autorité judiciaire sur les agents exerçant des missions de police judiciaire était « une garantie essentielle du respect des obligations déontologiques qui incombent aux fonctionnaires de police et de gendarmerie ». Dans le même ordre d'idées, la mise en place d'un outil national de suivi permettant au procureur de la République de s'assurer de la réalité et de l'actualité des habilitations s'avérerait nécessaire, mais elle n'a pas été prévue.

Parallèlement, en matière d'écoutes téléphoniques et de géolocalisations, le projet de loi entend faciliter les interceptions téléphoniques dans le cadre des enquêtes préliminaires ou de flagrance et les rendre applicables à la quasi-totalité des crimes et délits, dans les mêmes conditions que les interceptions réalisées dans le cadre de l'information judiciaire. Le seuil d'emprisonnement encouru, fixé à trois ans, inclut la quasi-totalité des délits de droit commun. Cette extension pose la question de la proportionnalité de la mesure, eu égard à la protection aux droits de la personne. De plus, en cas d'urgence, le procureur pourra autoriser directement les interceptions durant vingt-quatre heures, ce qui pose la question du rôle du procureur, lequel n'est toujours pas considéré, au regard des critères posés par la Cour européenne des droits de l'homme, comme un magistrat indépendant.

Autre rupture avec le droit existant : l'article 40 du projet de loi prévoit l'extension de la compétence correctionnelle à juge unique à de nombreux délits jusqu'ici jugés en formation collégiale, tels que les atteintes volontaires à l'intégrité de la personne ou les atteintes à la vie privée. Cette extension considérable et sans précédent de la compétence des juges uniques en matière pénale aura des effets sur la qualité de notre justice. Partout, en effet, la collégialité est un critère de qualité pour l'examen des situations et les décisions à prendre ; or l'adoption d'un alinéa de l'article 40 risque de faire disparaître ce principe si important de notre système judiciaire. Les restrictions au principe de collégialité devraient être strictement limitées aux affaires dépourvues de complexité, jugées en première instance.

On nous oppose certes le raisonnement selon lequel les procédures trop graves ou trop complexes seront renvoyées devant la formation collégiale, en application de l'article 398-2 du code de procédure pénale. Or nous pressentons qu'une telle procédure est et demeurera exceptionnelle, car l'insuffisance des moyens et l'objectif fixé de gérer au mieux les flux dans des délais raisonnables pousseront les juridictions à renoncer à ce renvoi.

Autre novation : le projet de loi envisage l'expérimentation d'une cour criminelle départementale, entendant ainsi faire l'expérience d'un tribunal criminel départemental composé de cinq magistrats, dont deux pourraient siéger à titre temporaire, par lequel seraient jugés en première instance les crimes passibles de vingt ans de réclusion et moins. Il est indiqué que le coût du procès criminel ne diminuera pas ; si aucun moyen supplémentaire n'est alloué à la justice criminelle, c'est donc la diminution même du temps du procès qui pourra constituer un « bénéfice » objectif, avec le risque que cela fera peser sur le droit des accusés et des victimes à être entendus assez longuement.

La création d'un tribunal criminel départemental aboutirait à faire juger la quasi-totalité des viols – 99,15 % selon les calculs fondés sur les données de 2014 et 2015 – , des coups mortels et des vols avec arme par une juridiction qui ne serait, en droit et en fait, qu'une chambre spécialisée du tribunal correctionnel. Au moment où l'on veut mieux pénaliser et criminaliser certaines infractions, il paraît paradoxal d'exclure des tribunaux compétents les jurys populaires, élément constitutif de la citoyenneté et de la contribution des citoyens à la justice rendue en leur nom. Cela aurait mérité un approfondissement de l'examen des conditions d'un tel choix. Certains juristes évoquent même l'instauration d'une juridiction qui pourrait ne pas être conforme à la Constitution.

Un amendement qui a été adopté étend l'utilisation du fichier national automatisé des empreintes génétiques, et cela sans aucune réflexion ni discussion à la hauteur des enjeux fondamentaux pour le droit que cela soulève.

Comme on le voit, le texte, qui a été presque intégralement rétabli dans sa version initiale par la commission, soulève des questions de droit essentielles, tant pour les justiciables que pour le respect de principes auxquels nous sommes tous attachés ici, mais dont on n'a pas fait, jusqu'à présent, une priorité.

Enfin, la commission des lois a effacé sans réelle discussion les améliorations apportées par les sénateurs et n'a pas entendu les observations et propositions étayées par les collègues des autres groupes.

Sur le seul plan civil, le Sénat a ainsi fait un important travail, que l'on peut qualifier de constructif, en vue d'améliorer le texte. Il a ainsi supprimé l'extension de la tentative de résolution amiable préalable et obligatoire, renforcé l'encadrement des services en ligne de résolution amiable, en l'étendant à l'aide à la saisine et en rendant obligatoire la certification des services, supprimé certaines déjudiciarisations et rétabli la phase de conciliation dans la procédure de divorce contentieux.

Tous ces efforts et ceux des collègues des groupes minoritaires ou d'opposition n'ont pas pesé lourd face aux impératifs d'une administration qui souhaite faire adopter rapidement un texte, non parce qu'il répond sur le fond aux besoins des justiciables et aux demandes des professionnels d'améliorer le service public de la justice, mais parce qu'il obéit à une logique intrinsèque qui consiste à gérer des flux en réduisant au minimum la procédure, sans avoir les moyens nécessaires pour assurer une justice de qualité.

Toutes ces raisons me conduisent à demander, au nom du groupe Socialistes et apparentés, le renvoi du projet de loi en commission pour qu'il soit retravaillé. Le sens d'une telle demande est parfois perdu de vue par l'opposition, qui la dépose pour obtenir un temps de parole supplémentaire, et par la majorité qui, sans autre forme de discussion, la rejette parce qu'elle vient de l'opposition ou de députés minoritaires en nombre.

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