Intervention de Laurent Nuñez

Réunion du jeudi 7 février 2019 à 10h05
Commission d'enquête sur la lutte contre les groupuscules d'extrême droite en france

Laurent Nuñez, secrétaire d'État auprès du ministre de l'intérieur :

Je commencerai par répondre à la question du lien entre le mouvement des Gilets jaunes et la mouvance ultra. Le mouvement des Gilets jaunes organise tous les samedis des manifestations sur la voie publique qui ont une fâcheuse tendance à dégénérer. L'un des modes d'action de la mouvance ultra – qu'il s'agisse de l'ultradroite ou de l'ultragauche – consiste à participer à ces manifestations et, si possible, à les faire dégénérer. Je confirme que nous constatons dans le mouvement en cours la présence de militants de la mouvance d'ultradroite et de la mouvance d'ultragauche, souvent aux premières loges, pour faire déraper les manifestations en entraînant dans leur sillage un nombre non négligeable de Gilets jaunes. Voilà la situation sur le terrain.

Cette question en a appelé une deuxième, celle de la convergence entre la mouvance ultra et la revendication exprimée dans les manifestations. Il est important de dire que cette convergence n'existe pas sur le plan idéologique. En revanche, la mouvance ultra s'intéresse à l'une des dimensions du mouvement en cours : sa revendication consistant à mettre à mal nos institutions, à s'en prendre à la République, à appeler à la démission du Président de la République, à porter atteinte aux élus. Cette dimension peut s'inscrire dans un climat insurrectionnel et, de ce fait, incite les ultras à s'infiltrer dans les manifestations et à s'agréger au mouvement en vue de mettre à bas le système, puisque c'est l'un des objectifs des ultras de tous bords. Autrement dit, c'est dans les manifestations sur la voie publique que la convergence existe. La présence des ultras y est même assez significative dans certaines villes. Si le mouvement des Gilets jaunes est d'abord un mouvement social qui défend des revendications légitimes ayant donné lieu au grand débat national et à des mesures exceptionnelles décidées par le Président de la République, on ne saurait nier qu'une part de ses revendications vise à donner un grand coup de balai. C'est cela qui intéresse les ultras.

J'en viens au volet législatif. Le texte et la jurisprudence en vigueur aboutissent à un équilibre satisfaisant, étant rappelé que l'article L. 212-1 du code de sécurité intérieure résulte de dispositions de 1936. Sans doute faudra-t-il le toiletter : le 1°, par exemple, visant les milices de l'époque, fait référence à des « manifestations armées ». Nous examinerons donc l'opportunité d'une actualisation du texte sans rien enlever à sa portée ni à sa vigueur. Un élément mériterait peut-être d'être amélioré, dans ce domaine comme dans d'autres : il n'est pas toujours aisé, lors du traitement par les services de renseignement ou par les autorités judiciaires du comportement d'individus membres d'une structure, d'impliquer la structure elle-même. En clair, certains actes sont détachables de la structure. Peut-être les dispositions législatives en la matière pourraient-elles être modifiées mais, là encore, il faudra faire preuve de beaucoup de prudence et vérifier la constitutionnalité de toute modification éventuelle. Sans doute serait-il néanmoins utile d'avoir la possibilité d'engager des procédures de dissolution à l'encontre de structures qui n'auraient pas mis un terme aux agissements de leurs membres se livrant à des actes qui tombent sous le coup de la loi et qui justifient une dissolution. On pourrait ainsi exciper de cette absence d'action pour mettre le holà aux dérives individuelles de certains membres en prononçant la dissolution de la structure. La réflexion est en cours.

Pour le reste, nous sommes parvenus à un texte assez équilibré qui permet tout à la fois de procéder à des dissolutions – la liste en est assez importante puisque dix-huit dissolutions ont été prononcées depuis 2002 – tout en respectant la liberté d'expression et, plus généralement, les droits et libertés.

Le risque de débordement existe à l'ultradroite comme à l'ultragauche, monsieur Habib. Vous m'interrogez sur la convergence idéologique des deux mouvances. Il existe en effet une convergence du mode opératoire et des cibles – institutions, forces de l'ordre – ainsi que dans le mode d'expression violente. Je n'irai cependant pas jusqu'à prétendre qu'il existe une convergence d'ordre idéologique : ces deux mouvements sont complètement antagonistes. Il arrive en effet qu'ils se retrouvent dans des actions sur la voie publique, comme dans le cadre du mouvement actuel des Gilets jaunes, mais cela ne démontre aucune convergence idéologique, tant s'en faut, puisque des affrontements physiques ont lieu lorsqu'ils se rencontrent sur le terrain – comme cela s'est produit ces deux derniers samedis à Paris.

J'en viens à la question des sites internet. Outre les possibilités d'action judiciaire, il est également possible de procéder à un déréférencement administratif selon certains critères : ceux du terrorisme et de la pédopornographie permettent aisément d'agir, mais le critère des subversions violentes le permet moins, même lorsque l'on peut démontrer qu'un acte de ce type peut se rattacher au critère du terrorisme. Le déréférencement d'un lien appelant à brûler une caserne de gendarmerie a d'ailleurs récemment été annulé par un tribunal administratif ; nous avions plaidé le fait que cet appel relevait du terrorisme, mais notre position n'a pas été retenue. Nous sommes donc limités en matière de police administrative. Loin de moi l'idée de critiquer la décision de justice qui a été rendue, puisque le juge applique un texte ne concernant que le terrorisme et la pédopornographie et que le critère de terrorisme n'est pas extensible à ce type de subversion violente. Les textes en vigueur présentent toutefois une difficulté en matière de déréférencement.

Je reviens un instant sur les dispositions législatives pour ajouter, madame la présidente, que dix-sept des dix-huit dissolutions prononcées depuis 2002 l'ont été sur le fondement du 6° de l'article L. 212-1 du code de la sécurité publique, qui vise les discours d'incitation à la haine ou à la violence. Cette disposition demeure efficace mais elle l'est d'autant plus que l'on peut l'accoler à un autre motif de dissolution, comme ce fut le cas d'une dissolution prononcée en 2013 sur le fondement du 2° et du 6° de l'article en question, les deux aspects – formation d'un groupe de combat et incitation à la violence – ayant été confirmés par l'autorité judiciaire ; la seule annulation de dissolution a concerné une association de type festif.

En ce qui concerne les sites internet, les mesures de police administrative ne peuvent pas tout, mais nous travaillons constamment avec les plateformes et les opérateurs afin d'obtenir le retrait de contenus répréhensibles, et beaucoup a été fait en la matière. L'intensité de ce travail collaboratif dépend des types de plateformes ; elle fait partie du débat relatif à l'adoption d'un dispositif juridique plus contraignant, en respectant naturellement la nécessité de trouver un équilibre – toujours complexe – entre la liberté d'expression et l'interdiction de diffuser des contenus haineux.

S'agissant de la convergence idéologique, madame Fajgeles, je ne reviens pas sur la réponse que j'ai apportée à M. Habib, mais je vous renvoie à l'affrontement qui a entraîné le décès de Clément Méric en 2013 : quand les deux mouvances se rencontrent, les affrontements sont graves.

M. Castaner et moi-même sommes très attentifs, comme nous l'avons répété à maintes reprises, à la situation relative au mouvement Boycott Désinvestissement Sanctions (BDS), qui appelle à boycotter les produits israéliens et qui organise des manifestations publiques ou s'introduit dans des centres commerciaux. Nous ne pouvons interdire ces manifestations qu'en cas de troubles à l'ordre public, qui ne se produisent pas toujours. Il n'y aurait rien de pire que d'interdire une manifestation pour qu'un tribunal administratif annule ensuite cette décision face à notre incapacité à prouver la réalité du risque de trouble à l'ordre public. En revanche, nous suivons cette structure et les infractions pénales qu'elle est susceptible de commettre. Le fait que des infractions soient susceptibles d'être commises à l'occasion d'une manifestation ne suffit pas toujours à l'annuler. C'est plutôt au pénal qu'il convient alors d'agir, tout en gardant à l'esprit – c'est un axe de travail important pour nous – que la frontière entre l'antisémitisme et l'antisionisme est parfois ténue ; nous intégrons cet élément dans notre réflexion. À ce stade, néanmoins, il est juridiquement impossible d'interdire les manifestations que le BDS organise souvent sur la place de la République, à moins qu'elles ne donnent lieu à des troubles assez importants à l'ordre public. Je précise que pour décider l'annulation d'une manifestation, il faut non seulement qu'il existe un risque de trouble à l'ordre public mais aussi que nous ne soyons pas en mesure d'y faire face avec les forces et les moyens disponibles. Nous restons donc prudents mais, encore une fois, les infractions pénales – car le BDS en commet – sont systématiquement relevées et poursuivies.

L'ultragauche comme l'ultradroite entretiennent des liens sur le plan international, madame O. Certains groupuscules d'ultradroite ont des liens avec des mouvements similaires – ils n'en font d'ailleurs pas mystère sur leurs réseaux sociaux. C'est le cas de structures que vous avez citées, dont l'engagement est en apparence de nature sociale ou caritative : leur pendant existe en Espagne ou en Italie, et leurs membres se rencontrent physiquement et échangent des informations. J'ajoute que l'on retrouve parfois ces convergences sur la voie publique à l'occasion de manifestations violentes : il arrive que parmi les personnes interpellées à ces occasions se trouvent des ressortissants étrangers venus faire le coup de poing avec leurs camarades. Ils sont interpellés de la même manière que des ressortissants français sont parfois interpellés à l'étranger dans le cadre de manifestations violentes. Chaque réunion intergouvernementale de grande ampleur – du G7 ou du G20 par exemple – donne lieu à une forte mobilisation de la mouvance et à des déplacements importants de militants qui vont participer aux violences commises dans le pays où se déroule le sommet en question. Il va de soi que nous travaillons déjà à la préparation du sommet de Biarritz, notamment. Je rappelle qu'en juillet 2017, à Hambourg, plusieurs ressortissants français ont été interpellés pour des actes de violence – il s'agissait en l'occurrence de militants de l'ultragauche. Quoi qu'il en soit, il existe des connexions et des soutiens entre certains de ces mouvements – mais pas tous, certains étant plus limités.

S'agissant des dissolutions et des courriers adressés par soixante-dix parlementaires et par la Ligue internationale contre le racisme et l'antisémitisme (LICRA), je suis prudent : l'un de ces courriers visait un organisme particulier. Je fais valoir mon devoir de réserve mais je peux dire ceci : après la manifestation du 1er mai 2018, le Premier ministre avait annoncé que toutes les investigations seraient menées, tous bords confondus, pour engager des procédures de dissolution administrative à chaque fois que les conditions seraient réunies. Dans ces cas, nous ne tremblerons pas. Je ne peux pas vous donner d'informations plus précises, mais c'est à l'ensemble des services de renseignement qu'il appartient de travailler sur tout le spectre des mouvements, depuis l'ultradroite jusqu'à l'ultragauche – qui englobe également la mouvance anarcho-autonome. Le moyen, c'est l'observation par les services de police ; le résultat peut être la dissolution administrative, l'entrave judiciaire voire les deux.

Monsieur Rudigoz, vous avez cité le nom de deux groupes survivalistes – vous êtes bien documenté, comme en témoigne votre intervention mardi, en séance, lors des questions sur l'action policière pendant les mobilisations des Gilets jaunes. Si je me réfère à ce que les médias ont pu relater des interpellations récentes, ces groupes ont un mode d'organisation un peu différent. Ils cherchent effectivement à s'armer, soit de manière artisanale, soit en recourant à des canaux légaux, dans une optique d'autodéfense. Ils fonctionnent, ou essaient de fonctionner, dans la clandestinité, avec une organisation territoriale, des référents, des relais. Je ne peux pas en dire plus, mais c'est un fait que, après que les autorités ont eu connaissance d'un projet d'action violente, même mal défini, et compte tenu de la détermination de certains membres, des procédures judiciaires ont été engagées et des interpellations menées dans les rangs de ces deux structures.

Vous m'avez interrogé sur la part de fiches « S » concernant les groupuscules d'extrême droite. Je ne suis pas certain de pouvoir vous communiquer des données chiffrées, je dois consulter mes services sur cette question, mais il me semble que cela a été fait pour les individus radicalisés au titre de l'islam. En tout état de cause, la fiche « S » demeure avant tout un instrument de suivi qui permet de repérer des déplacements, des mouvements ; ce n'est pas un outil qui préjuge d'un degré ou d'une potentialité de violence. Cela peut être le cas mais pas forcément. Pour ces raisons et dans la mesure où c'est parfois l'environnement qui est concerné, et pas forcément l'individu, il convient de manier avec beaucoup de précautions le débat sur les fiches « S » et les propositions de mesures de police administrative, voire judiciaire concernant ces fiches ne sont pas pertinentes. Les fiches « S » sont une technique à notre disposition, en aucun cas un indicateur, permettant de rendre compte de manière exhaustive du nombre de personnes susceptibles d'être impliquées. Je vous renvoie au très intéressant rapport d'information de M. Pillet, sénateur du Cher, Les fiches S en questions : réponses aux idées reçues, publié en décembre, qui démythifie cet outil et confirme que l'usage qui en est fait est proportionné.

Monsieur Juanico, il m'est difficile de répondre à votre question, et je ne suis pas certain que nous détenions des données chiffrées concernant la part de l'ultradroite dans les agressions à caractère homophobe. Je ne pense pas que les homosexuels fassent partie des cibles prioritaires, mais ce n'est pas à exclure non plus.

S'agissant des exactions commises le 1er décembre, notamment autour de l'Arc de Triomphe, je vous confirme, en prenant garde de ne dévoiler aucun secret de la défense nationale ou de mentionner des faits visés par des procédures judiciaires, qu'un certain nombre de militants de la mouvance d'extrême droite ont été vus – et leur photo publiée dans de grands magazines – et, pour certains, interpellés. Il est difficile d'estimer précisément la part qu'ils représentent car il convient de distinguer entre le fait de prendre part directement à une exaction et celui d'inciter à commettre cette exaction.

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