Intervention de Alain Juppé

Réunion du jeudi 21 février 2019 à 15h00
Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la république

Alain Juppé :

Ce n'est pas sans un peu d'émotion que je retrouve cette salle. Je suis donc devant vous dans le cadre de la procédure relative à la nomination des membres du Conseil constitutionnel sur proposition du président de l'Assemblée nationale. Je remercie votre rapporteur d'avoir retracé brièvement ma carrière, et aussi pour les paroles bienveillantes qu'il a eues à mon égard.

La proposition du Président de l'Assemblée nationale m'a surpris, elle m'a honoré, et je l'en remercie à nouveau du fond du coeur. Elle m'a surpris parce que je me suis d'abord demandé si j'en étais digne. J'ai donc interrogé le président de l'Assemblée nationale avant d'accepter sa proposition, pour savoir si ma condamnation pénale constituait un obstacle juridique. Après y avoir réfléchi, M. Ferrand m'a indiqué qu'il n'y avait pas d'empêchement juridique. Mais il y a évidemment une dimension morale que je ne veux pas éluder. J'ai eu ce débat en mon âme et conscience, et je vous en soumets les arguments.

Les faits qui m'ont été reprochés datent du début des années 1990, au moment où le législateur définissait un cadre légal pour le financement des partis politiques. J'ai purgé ma peine et peut-être le temps peut-il donner droit à l'oubli. Ensuite, la décision de la cour d'appel de Versailles, en 2004, m'a rendu en grande partie mon honneur en jugeant expressément que je ne m'étais rendu coupable d'aucun enrichissement personnel et que je ne devais pas être le bouc émissaire d'une responsabilité collective. Enfin, plusieurs fois depuis lors – en 2006, en 2008 et en 2014 –, aux élections municipales, les électeurs bordelais m'ont renouvelé leur confiance ; j'y ai vu une forme de pardon. À votre Commission, bien sûr, d'en juger.

Je me suis aussi demandé ce que ma nomination pouvait apporter au Conseil constitutionnel. C'est d'ailleurs, monsieur le rapporteur, l'objet des premières questions que vous m'avez posées. Je ne suis pas juriste. Certes, on m'a enseigné le droit constitutionnel et le droit administratif à Sciences Po mais, là aussi, on peut parler de droit à l'oubli. (Sourires.) À l'Inspection générale des finances, je me suis souvent immergé dans le code général des impôts et le droit fiscal, mais je n'ai jamais exercé de fonctions juridictionnelles. Est-ce un handicap rédhibitoire ? Il me semble au contraire que la diversité des parcours professionnels de ses membres constitue une richesse pour le Conseil constitutionnel. Il compte en son sein de nombreux professionnels du droit. On pourrait estimer que tous devraient l'être ; c'est d'ailleurs la thèse que défend ce soir même, dans les colonnes du journal Le Monde, un professeur agrégé de droit constitutionnel. Mais la pratique a été différente et le Conseil a toujours accueilli des hommes ou des femmes politiques – comme vous l'avez rappelé, je ne serai pas le premier Premier ministre à y siéger. Je mets de côté les membres de droit que sont les anciens Présidents de la République, question dont nous reparlerons peut-être. Mes responsabilités parlementaires et gouvernementales m'ont permis de connaître de l'intérieur les rouages du pouvoir et l'articulation entre l'exécutif et le législatif, sans oublier l'autorité judiciaire ; vous avez rappelé les étapes de cette carrière.

Dans notre architecture institutionnelle, le Conseil constitutionnel occupe une place éminente. Il joue un rôle essentiel pour faire respecter l'équilibre des pouvoirs ainsi que les droits et libertés des citoyens. Au fil des ans, son rôle juridictionnel n'a cessé de s'affirmer. En 1971, il a considéré que le bloc de constitutionnalité incluait le Préambule de la Constitution de 1958, qui renvoie à la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 et au Préambule de la Constitution de 1946, puis, en 2004, la charte de l'environnement. En 1974, la saisine du Conseil a été ouverte à soixante députés ou soixante sénateurs, ce qui a évidemment marqué un progrès des droits de l'opposition. Enfin, en 2008, l'introduction de la question prioritaire de constitutionnalité (QPC) a été une très importante réforme qui, à mes yeux, constitue un succès. Pour autant, le Conseil a tenu à rappeler constamment depuis 1975 qu'il « ne dispose pas d'un pouvoir général d'appréciation et de décision identique à celui du Parlement ». C'est le Parlement qui fait la loi et non le Conseil ; chacun son rôle.

J'aborde ces questions avec humilité et j'ai conscience d'avoir beaucoup à apprendre. C'est pourquoi, à ce stade, je me garderai bien de vous proposer des réformes, des changements drastiques dans le fonctionnement du Conseil constitutionnel. Je donnerai simplement mon sentiment sur deux aspects de son fonctionnement et de sa jurisprudence.

D'abord, l'encadrement très strict des délais de décision – un mois pour un contrôle a priori, trois mois pour une QPC. Cet encadrement a des effets structurants et conduit le Conseil à n'examiner en principe que les dispositions attaquées, exerçant en ce sens un contrôle restreint.

Le deuxième trait caractéristique est que le Conseil est très souvent amené à concilier des principes constitutionnels apparemment contradictoires : le droit de grève et la continuité du service public ; l'indépendance du parquet et la responsabilité du Gouvernement de conduire et de déterminer la politique, y compris pénale, de la Nation ; la libre administration des collectivités locales et l'objectif d'équilibre des comptes publics – maire, j'ai vécu cela en direct au cours des mois écoulés. Tout récemment, il lui a aussi fallu concilier le principe de fraternité, c'est-à-dire le devoir d'aider son prochain, et la sauvegarde de l'ordre public quand il s'agit d'étrangers en situation irrégulière. Dans cette recherche de conciliation, le Conseil recherche toujours des réponses proportionnées, équilibrées et raisonnables. Le droit ainsi conçu n'est pas hors sol ; il s'inscrit dans une réalité économique, sociale, culturelle et même politique, si bien que le regard d'un homme politique peut être utile à l'élaboration de la décision.

Mon deuxième apport au Conseil constitutionnel, si vous en décidez ainsi, serait mon expérience d'élu local et de maire depuis plus de vingt ans, qui peut être utile à double titre. D'abord, comme beaucoup d'entre vous le vivent, par le fait d'avoir été immergé dans la vie de la cité, au contact de ses concitoyens, de leurs associations et de tous les corps intermédiaires. La démocratie représentative reste et doit rester le socle de nos institutions. Comme l'établit l'article 3 de la Constitution, « la souveraineté nationale appartient au peuple qui l'exerce par ses représentants et par la voie du référendum ». Cette démocratie a besoin de se régénérer grâce à des formes nouvelles de démocratie en continu. C'est tout l'objet de la crise actuelle et c'est un sujet de réflexion collective, qui le sera sans doute demain pour le Conseil constitutionnel aussi.

L'autre atout tiré de mon expérience d'élu local est la pratique de la collégialité. Animer une équipe municipale et, plus encore, un exécutif métropolitain regroupant vingt-huit maires exige de s'affranchir de toute notion hiérarchique et de pratiquer le dialogue qui conduit à des décisions collectivement assumées. La collégialité est la marque de fabrique du Conseil constitutionnel et, en ce domaine, j'ai fait mon apprentissage.

J'évoquerai pour terminer la question de la neutralité ou de l'impartialité du juge. J'ai été un homme politique engagé et je garde un grand respect pour le militantisme politique. J'ai été longtemps chef de parti et, à ce titre, j'ai pu ou j'ai dû, parfois, prendre des positions tranchées que d'aucuns ont pu trouver agressives, voire sectaires. Mais j'ai aussi prouvé en tant qu'élu local, et dans la tradition bordelaise, que je savais cogérer dans le cadre d'un accord entre majorité et opposition, au-delà des différences d'idées, dans l'intérêt général. Quoi qu'il en soit, après mon échec aux primaires de la droite et du centre, j'ai décidé de me retirer progressivement de la vie politique nationale. Depuis trois ans, je m'exprime rarement, et jamais en termes partisans. Je n'appartiens plus à aucun parti politique, tout en respectant leur rôle, ici encore constitutionnel, et tout en restant bien sûr, en tant que citoyen, fidèle à mes convictions. Il va de soi que si votre Commission donne le feu vert à ma nomination, mon retrait d'une vie politique active qui m'a apporté des joies et des peines – plus de joie que de peines – sera total. Je serai heureux de continuer à servir mon pays et mes concitoyens autrement.

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