Intervention de Enrico Letta

Réunion du jeudi 7 mars 2019 à 9h35
Commission des affaires européennes

Enrico Letta, président de l'Institut Jacques Delors :

Je suis très honoré de pouvoir intervenir devant vous ce matin, en tant que président de l'Institut Jacques Delors, fonction que j'occupe depuis deux ans. J'ai toujours apprécié de pouvoir échanger avec des parlementaires français. Mes liens avec la France se sont renforcés ces dernières années, car depuis quatre ans je suis le Doyen de l'École des Affaires Internationales de Sciences Po et à ce titre j'ai été auditionné par vos collègues de l'ancienne législature, en 2016. Cet échange avait été très enrichissant et je me félicite de pouvoir continuer ce dialogue aujourd'hui.

Quelques mots tout d'abord sur le groupe de travail constitué sous l'égide de l'Institut Jacques Delors et présidé par Pascal Lamy. Il a réuni des parlementaires européens, des parlementaires nationaux, comme Jean Louis Bourlanges par exemple, mais aussi des chercheurs ou des experts des questions européennes pour réfléchir sur les principaux enjeux de la campagne des élections européennes. Mme Christine Verger, présente ce matin à mes côtés, a été la coordinatrice et la rapporteure de ce groupe de travail. À l'issue de ses travaux, plusieurs notes ont été publiées, comme l'a rappelé Mme Thillaye dans sa présentation liminaire. Je ne vais pas présenter en détail ces différentes publications auxquelles vous pouvez vous référer mais je vais plutôt insister sur les principaux constats qui ressortent de nos analyses.

Dans cette enceinte parlementaire qui est très impliquée pour réfléchir à l'évolution des institutions européennes, je voudrais vous faire part de mon expérience d'homme politique, même si aujourd'hui, j'ai pris de la distance avec cet engagement. Il me semble primordial de donner une dimension politique aux questions européennes car nous sommes à un moment crucial de la construction européenne. Je pèse mes mots lorsque j'affirme que 2019 sera une année cruciale pour l'Europe. Ce n'est pas une rengaine habituelle mais la conviction que nous allons vivre un moment clef et que le visage de l'Europe va profondément changer en 2019. Je vais essayer de vous démontrer pourquoi 2019 sera un tournant décisif, ce sera une année des premières fois, c'est-à-dire que nous serons confrontés à des changements porteurs de déstabilisation.

La sortie du Royaume-Uni de l'Europe constitue le changement le plus évident. En revanche, il est très difficile d'évaluer ses conséquences sur les élections européennes. Je m'exprime ici en toute franchise et je ne cacherai pas mon sentiment. J'estime que le Brexit se déroule dans des conditions chaotiques et que le pire est à craindre au-delà du 29 mars lorsque la sortie du Royaume-Uni sera effective. Pour la première fois depuis l'élection des députés européens, nous serons confrontés à une réduction du nombre des États membres représentés dans cette enceinte. La sortie du Royaume-Uni deviendra effective lorsque la campagne des élections européennes va être lancée. Cette concomitance peut avoir des effets opposés : soit les effets néfastes du Brexit auront pour conséquence d'aider les pro-européens à démontrer que le Brexit était suicidaire, soit, au contraire, la sortie chaotique donnera un plus large impact aux discours anti-européens. J'espère que la campagne électorale sera plutôt favorable aux arguments rationnels mais il faut aussi envisager la possibilité d'un cercle vicieux, le chaos du Brexit pouvant être un catalyseur pour les forces anti-européennes.

La deuxième rupture de l'année 2019 sera celle du changement des rapports de forces politiques au sein du nouveau Parlement européen, issu des élections de mai 2019. Alors que depuis 1979, la majeure partie des sièges au Parlement européen étaient répartis entre les deux principaux groupes politiques à savoir le PPE et les sociaux-démocrates, il y a fort à parier que le nouveau panorama politique sera beaucoup plus fragmenté, rendant plus difficile l'organisation de majorités stables.

Avec le Brexit, deux grands partis sortent de l'Union : le Labour qui part du parti des sociaux-démocrates et les Tories qui sortent d'un petit parti qui a été créé autour d'eux. Et naturellement les libéraux, avec le rôle important qu'ils ont toujours eu au sein du groupe libéral. La question essentielle est de mesurer l'impact de la sortie du Royaume-Uni en terme technique.

Mais il faut également mesurer le fait que depuis toujours - c'est-à-dire depuis le Traité de Maastricht, grâce auquel le Parlement européen a acquis des compétences substantielles, notamment le vote de confiance et la co-législation -- ce dernier a toujours été gouverné par une alliance entre le PSE et le PPE. Cette grande alliance a eu, depuis 1994, entre 55 % et 65 % des sièges du Parlement, c'est-à-dire la majorité absolue. Pour la législature actuelle, il s'agit de la majorité la plus étroite (55 %). Il y a donc toujours eu une situation de majorité nette, ce qui a contribué à « germaniser » le Parlement européen, avec une grande coalition autour de deux partis, qui comptent chacun la présence forte de deux grands partis allemands : la CDU d'un côté et le SPD d'un autre. Cette situation de cogestion me porte à faire cette provocation de parler de « germanisation » du Parlement européen. En effet, la forte présence de personnalités de nationalité allemande dans toutes les instances européennes n'est pas si récente.

Lorsque l'on analyse les personnalités nommées à la tête des institutions européennes pendant les vingt-cinq dernières années, que ce soit les Présidents du Parlement, de la Commission européenne, le Haut-Représentant, à une exception près (M. Pat Cox, libéral irlandais qui a été Président du Parlement européen au début des années 2000), toutes ces personnalités appartenaient toujours soit au PPE soit au PSE, et ont toutes été choisies par un accord entre les deux partis. Cela s'est également produit en 2014, avec la nomination de M. Martin Schulz et Mme Federica Mogherini du côté PSE et M. Donald Tusk et M. Jean-Claude Juncker du côté PPE. Je signale ce point car il s'agit d'une continuité incroyable dans la vie du Parlement européen, notamment une continuité de méthode, ce qui est important pour le choix des législations, dans la mesure où les rapporteurs du PPE et du PSE faisaient ensemble le jeu politique.

Tout indique que les choses vont changer avec les prochaines élections, puisque les prévisions indiquent que ces deux partis ne devraient pas dépasser, à eux deux, 45 % des sièges, donc il faudra une majorité plus large. Il sera probable qu'un seul parti ne viendra pas s'ajouter, mais qu'il s'agira d'une majorité encore plus large. De mon point de vue, la majorité la plus probable est une majorité à quatre partis, avec les Verts et les Libéraux en plus. Mais c'est la première fois qu'on ne sait pas au départ quelle sera la majorité qui va gouverner. Le résultat électoral pourrait donc pousser à trouver une majorité différente, de centre droit ou centre gauche. Il est probable toutefois que ces quatre partis puissent obtenir 60 à 65 % des sièges du prochain Parlement européen.

Ce constat entraînera d'abord un profond renouvellement des méthodes. En effet, on connaissait très bien les méthodes passées, qui permettaient la rencontre entre les deux partis de la future coalition. Cette fois-ci, qui va faire le premier pas ? Il y a aussi la question du Spitzenkandidat qui est ouverte, mais moins clairement qu'il y a cinq ans. Est-ce que c'est le premier parti en tête qui va faire le premier pas ? En 2014, c'est ce qui s'était passé, dans la mesure où M. Jean-Claude Juncker n'aurait jamais été élu sans la méthode du Spitzenkandidat, puisqu'il y aurait eu un veto d'un voire deux membres du Conseil européen. Le Parlement européen a joué dans ce processus un rôle décisif. Pour le prochain Parlement, le déroulé le plus naturel, selon moi, serait de trouver un accord entre les quatre partis pour définir une candidature pour chacune des quatre positions, entre la Présidence de la Commission, du Conseil européen, du Parlement européen et le Haut-Représentant. De toute façon, ce ne sera pas comme la dernière fois, avec une répartition de deux postes par parti de la coalition. Le timing est aussi très strict : le premier élu est le Président du Parlement européen, et cela pourra influencer l'enchaînement des accords futurs. Les deux premières semaines après le 26 mai seront décisives en la matière.

Enfin, nous n'avons jamais vécu un moment dans lequel, sur une courte période, l'Europe change ses cinq visages. Aux quatre visages déjà cités, il faut ajouter le Président de la Banque centrale européenne (BCE) qui, par un hasard du calendrier, doit être désigné exactement dans la même période que les quatre autres visages. En 2003, M. Jean-Claude Trichet avait été choisi dans une période qui n'était pas électorale, et la même chose s'est produite en 2011 pour la nomination de M. Mario Draghi.

À ce contexte, il faut ajouter que l'actuel Président de la Commission européenne ne va pas candidater pour un second mandat, ce qui a déjà eu lieu dans le passé, mais les présidences Delors et Barroso démontrent qu'une Présidence de dix ans peut normalement avoir lieu. Cette fois-ci, cela ne va pas se dérouler ainsi.

Il est clair que ces cinq visages vont tout d'un coup changer. Naturellement, la BCE ne peut pas être politisée comme les autres, mais cela doit être un choix qui maintient l'autonomie de l'institution. C'est donc un choix décisif. L'Europe d'aujourd'hui est encore forte et résiliente : l'euro a pu être maintenu parce qu'en 2011 la sagesse des leaders européens a fait en sorte qu'ils choisissent un italien à la Présidence de la BCE. M. Mario Draghi a pu, avec un fort appui français, agir pour sauver l'euro.

Les relations tendues entre la France et l'Italie sont, dans ce contexte, négatives pour les deux pays mais aussi pour l'Europe, parce que les deux États ont créé une alliance pour gérer la politique monétaire, donnant la possibilité d'agir à M. Mario Draghi. Je citerai également une étude parue dans la presse italienne qui montre que, dans cette législature, les parlementaires européens français et italiens ont toujours fait, en moyenne, un travail commun, notamment sur la question monétaire, alors que ce n'était pas le cas avec les députés européens allemands. Je plaide ainsi depuis toujours pour une entente franco-italienne importante, et je souffre en tant qu'européen quand cette entente n'existe pas.

Ces cinq visages vont également émerger dans un monde différent, un monde brutal, alors que le monde d'il y a cinq ans était différent. Aujourd'hui, les États-Unis, la Chine et la Russie, par exemple, sont entrés dans une politique plus dure. Les cinq visages doivent être ceux de personnes capables de traiter à la hauteur de M. Donald Trump, de M. Vladimir Poutine et de la Chine d'aujourd'hui. Je pense que cela doit être un des critères de choix. Il ne faut pas en rester avec le plus petit dénominateur commun.

Ma dernière « première fois » tient au fait qu'on va vivre une campagne électorale beaucoup plus européenne qu'autrefois. J'ai eu la chance de faire une campagne électorale en 2004 et de siéger au Parlement européen. Il s'agissait de l'addition de vingt-huit élections nationales. Le vote était focalisé à 90 % sur les enjeux de politique domestique. La question était avant tout un thermomètre de politique interne. J'ajoute, et je le lie à la tribune de M. le Président de la République, que d'après mon expérience, on invitait toujours un étranger pour le folklore. Mais il ne parlait que très peu, dans les meetings ou sur les chaînes de télévision. Il n'en fallait pas trop, surtout si les personnes s'exprimaient dans une autre langue.

Cette fois-ci, je vois une campagne vraiment européenne. Ce ne le sera pas complètement, il y aura beaucoup d'enjeux nationaux, à commencer en Italie. On verra comment la coalition gouvernementale tient. Mais il est clair que l'intérêt pour chaque débat national d'avoir une interaction avec les autres est complètement inédit. Le rôle d'un Premier ministre hongrois dans le débat interne d'un autre pays est également complètement inédit. Parler de la sortie ou non de M. Orban du PPE est la preuve que le débat s'européanise. Il serait très intéressant que la télévision française interroge M. Salvini en prime time, à l'instar de ce qu'a fait M. Macron à 21 heures à la télévision italienne, dimanche dernier, en même temps que le match Juventus-Naples… En d'autres temps, on aurait considéré que c'était un suicide total. Je pense que ce sont de petites démonstrations du fait que la voix de quelqu'un d'un autre pays n'est plus vue uniquement sous l'angle folklorique, mais cela influence le coeur des débats nationaux et la manière dont les électeurs vont agir.

En conclusion, je retire de nos études que l'idée selon laquelle on parle toujours de l'Europe sous un angle faible, par l'Europe-bashing. Mais en vérité, l'Europe est sans doute beaucoup plus importante qu'on ne le pense, puisque les interactions entre les pays sont beaucoup plus importantes maintenant.

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