Intervention de Bruno le Maire

Réunion du mercredi 20 mars 2019 à 16h35
Commission des affaires européennes

Bruno le Maire, ministre de l'économie et des finances :

Madame la présidente, mesdames et messieurs les députés, je suis très heureux de pouvoir m'exprimer devant votre commission. Vous savez en effet l'importance que j'attache à la construction européenne. J'ai toujours considéré que l'avenir de la France se jouait en grande partie en Europe et que le rôle de l'Europe était de renforcer la situation nationale, comme le rôle de la France était de renforcer la situation de l'Europe. Je suis donc très heureux de pouvoir vous présenter l'état d'avancement de nos travaux sur les sujets fiscaux et économiques.

Avant de répondre précisément à vos questions, permettez-moi de revenir sur les défis que l'Europe doit affronter, et que vous mesurez bien. Le continent européen est-il une zone de libre-échange ouverte aux deux principales puissances de la planète, les États-Unis et la Chine, ou est-il une puissance économique souveraine ? Cette question résume le débat des vingt-cinq prochaines années.

La réponse dépend des décisions que nous prenons actuellement. Avec le Président de la République, nous sommes déterminés à faire du continent européen une puissance économique souveraine. Pour cela, il faut disposer d'une fiscalité propre, être capable de se protéger contre les investissements agressifs, de financer l'innovation avec des moyens décuplés par rapport aux capacités actuelles. Ce sont là des choix stratégiques. Comme je vous l'ai dit, l'autre option consiste à considérer que l'Europe est seulement un marché. Dans ce cas, on accueille les investissements et les entreprises, quels qu'ils soient, sans considération de notre souveraineté technologique, de notre souveraineté financière ou de notre souveraineté fiscale. Nous avons fait notre choix : nous voulons une Europe économiquement souveraine, indépendante et forte.

Construire cette Europe passe d'abord par le chantier fiscal sur lequel vous m'avez interrogé. L'Europe doit défendre avec beaucoup plus de force ses intérêts fiscaux. Elle doit avant tout lutter contre l'évasion fiscale, pratique qui révolte à juste titre nos compatriotes. Nous sommes, en France, à la pointe du combat contre toutes les formes de fraude et d'évasion fiscale, au niveau national comme au niveau international. Nous avons signé en juin 2018 la convention sur l'érosion de la base d'imposition et le transfert de bénéfices – base erosion and profit shifting (BEPS) – de l'OCDE, qui met en place des outils pour lutter contre l'optimisation fiscale. Nous travaillons à renforcer la convergence fiscale au niveau européen grâce à une harmonisation de l'impôt sur les sociétés. En juin dernier, pour la première fois, nous sommes parvenus à un accord franco-allemand sur la convergence de l'impôt sur les sociétés, qui doit être la base d'une relance du projet européen. Si vous le souhaitez, je vous exposerai la base et les taux sur lesquels nous sommes tombés d'accord avec l'Allemagne. Nous avons également transposé l'intégralité de la directive ATAD dans le projet de loi de finances pour 2019. Enfin, nous avons soutenu la création d'une liste noire et d'une liste grise européennes assorties de véritables sanctions contre les territoires non coopératifs. Permettez-moi de rappeler que nous sommes les premiers et les seuls en Europe à avoir accompagné ces critères de la liste noire européenne d'une loi nationale, la loi du 23 octobre 2018 relative à la lutte contre la fraude, sans avoir pour autant renoncé à fixer nos propres critères.

Quelles sont les prochaines étapes de la définition de l'intérêt fiscal européen ? Il nous faut d'abord parvenir à un accord au sein de l'OCDE sur un niveau minimal d'impôt sur les sociétés. De nombreuses multinationales parviennent à échapper à l'impôt en France ou dans d'autres pays européens en plaçant leurs bénéfices dans des pays où l'impôt sur les sociétés est plus faible et en particulier dans des paradis fiscaux. Ils échappent ainsi à une imposition juste et raisonnable. C'est pourquoi je fais de l'imposition minimale à l'impôt sur les sociétés la priorité française du G7 Finances, pour laquelle nous avons déjà obtenu le soutien de l'Allemagne et des États-Unis. Il est essentiel que les grandes multinationales comprennent qu'elles ne pourront pas échapper à cette imposition minimale.

Deuxièmement, nous progressons dans le domaine de la taxation des géants du numérique. Ce projet n'existait pas il y a deux ans. La France a été le premier pays à proposer une taxation des géants du numérique au niveau européen. Elle est partie du constat, confirmé par la Commission européenne, que le niveau moyen de taxation des géants du numérique est de 14 points inférieur à celui des entreprises en Europe. Ceux qui prétendent qu'il est faux que les géants du numérique payent moins d'impôt que les entreprises européennes ou que cet écart n'est pas documenté font preuve de beaucoup de mauvaise foi. Les analyses de la Commission comme celles des services fiscaux nationaux européens établissent toutes que les géants du numérique, c'est-à-dire ceux qui font les profits les plus élevés, sont aussi ceux qui payent le moins d'impôts. Cette injustice doit être corrigée et c'est ce que nous ferons.

Nous avons rassemblé sur cette base l'Italie, l'Espagne, l'Allemagne et la Grande-Bretagne. Sous l'impulsion de la France, à l'été 2017, ces cinq États ont adressé un courrier à l'ensemble des États européens pour les inviter à se joindre à nous. Au conseil informel des ministres des Finances européens qui s'est tenu à Tallinn à la rentrée 2017, nous avons obtenu, sur la base de cette lettre, le soutien de 19 États européens. À leur demande, la Commission européenne a travaillé sur un projet de directive qui nous a été fourni dès la fin de l'année 2017 et qui vise à instaurer une taxation du numérique sur la base du chiffre d'affaires.

Là encore, j'ai entendu des critiques de très mauvaise foi prétendre qu'il aurait fallu retenir une autre base fiscale. Tous les services fiscaux des plus grands pays de la planète, de l'OCDE et de la Commission européenne confirment que la seule base fiscale possible actuellement est le chiffre d'affaires. Ceux qui sont honnêtes – je sais que c'est rare dans notre métier – peuvent dire qu'ils ne veulent pas de taxation du numérique et donc qu'ils refusent de taxer le chiffre d'affaires, mais ceux qui affirment qu'une autre base est possible ne connaissent pas le dossier ou mentent à nos concitoyens. Peut-être une autre base existera-t-elle un jour. Pour aujourd'hui, nous avons retenu – faute de mieux, je le reconnais bien volontiers – la seule base possible, à savoir le chiffre d'affaires, car il est connu, transparent et peut être taxé facilement. Nous avons ensuite défini un certain nombre d'activités. Sur cette base, nous avons soumis la directive à l'analyse et à l'accord des pays européens.

Sur 27 pays européens, 23 ont donné leur accord. Je me suis ensuite déplacé dans tous les pays qui étaient hostiles à cette taxation du numérique. J'ai obtenu de leur part, notamment de la part de l'Irlande, qu'ils s'engagent à obtenir une taxation du numérique au niveau de l'OCDE, mais je n'ai pas réussi à obtenir le soutien de ces quatre derniers pays. Certains y voient un échec, tandis que j'y vois un point de départ solide : rassembler 23 États sur 27, c'est tout autre chose que d'en réunir dix ou quinze.

J'en tire une première conclusion : au niveau européen, il est temps de passer de la règle de l'unanimité à la règle de la majorité qualifiée dans le domaine fiscal. Si la règle de la majorité qualifiée était établie, nous disposerions aujourd'hui d'une taxation des géants du numérique au niveau européen.

Notre stratégie est donc simple. Nous sommes déterminés à mettre en place cette fiscalité du numérique. Nous le ferons au niveau national puisque quatre États se sont opposés à cette adoption au niveau européen. D'autres pays européens se sont engagés dans cette voie : la Grande-Bretagne, l'Autriche, l'Italie, l'Espagne, et sans doute demain la Belgique. Avec nos partenaires européens, nous consacrerons désormais toute notre énergie à obtenir, au niveau de l'OCDE, une taxation du numérique, pour laquelle nous avons le soutien des États-Unis. Avec le secrétaire au Trésor des États-Unis, nous avons soutenu un raisonnement très simple, qui consiste à dire à ceux qui rejettent les taxations nationales du numérique qu'il faut trouver une solution au niveau de l'OCDE : le jour où cette solution existera, nous retirerons la taxation nationale. Je préfère établir ce rapport de forces que d'arriver, la bouche en coeur, à l'OCDE, en suppliant pour créer une taxation du numérique, car il faut savoir créer un rapport de forces pour défendre nos intérêts nationaux et européens. Enfin, à tous ceux qui affirment que nous serions isolés, je rappelle que l'Inde, l'Australie, ainsi que six États européens ont instauré une taxation nationale du numérique.

Troisièmement, en ce qui concerne le renforcement de la zone euro, ma conviction est très simple. Soit la zone euro se réforme, se renforce, et l'euro deviendra demain une monnaie de référence au même niveau que la monnaie chinoise ou que le dollar ; soit l'euro sera affaibli et la première conquête politique européenne, à savoir la monnaie commune, sera menacée. Que chacun fasse ses choix avec cohérence. Tous ceux qui veulent rester au milieu du gué se mettent en situation de danger. Certains souhaitent rester sur la rive des monnaies nationales — je pense que ce n'est ni notre intérêt économique ni notre intérêt financier, néanmoins cette position a le mérite de la cohérence. Ceux qui souhaitent véritablement que l'euro devienne une monnaie de référence doivent désormais s'engager avec détermination pour le renforcement de cette zone euro qui est encore trop faible.

Il faut d'abord mettre en place une union bancaire afin de faire face à n'importe quelle crise financière sans que l'épargnant ou les États payent et sans que renaisse une boucle entre risque souverain et risque bancaire qui pourrait déstabiliser la zone euro. Il faut également mettre en place un budget d'investissement et de stabilisation de la zone euro. L'investissement doit favoriser la convergence entre les économies. Je souhaite également que soit institué un budget de stabilisation, même si, comme vous le savez, ce deuxième aspect rencontre aujourd'hui une opposition très forte au sein de la zone euro.

Là encore, je voudrais que nous revenions deux ans en arrière. Quand j'ai pris mes fonctions de ministre de l'économie et des finances, et quand j'ai rencontré mon homologue allemand, M. Schäuble, à l'époque, on parlait d'« instruments de convergence » ou d'« instruments communs », mais je ne pouvais pas utiliser en public les termes de « budget de la zone euro ». Un an et demi plus tard, l'accord de Meseberg entre la Chancelière Angela Merkel et le Président de la République, Emmanuel Macron, après des mois de négociations avec mon nouvel homologue, M. Scholz, nous a permis de graver dans le marbre le principe d'un budget de la zone euro, ce qui constitue un progrès considérable. Ce budget doit prendre la forme d'instruments de convergence qui devront être mis en place lors du prochain Conseil européen. Ces instruments ont pour seul objectif de réduire les écarts de compétitivité et de dynamisme économique entre les États membres de la zone euro. En effet, les divergences actuelles entre les résultats économiques des membres de la zone euro ne peuvent être supportées. Dans une zone monétaire commune, il est impossible de conduire dix-neuf politiques économiques différentes, qui entraînent dix-neuf résultats économiques différents. Cela ne peut pas durer, comme chacun doit le reconnaître.

Entre 2000 et 2007, le PIB par habitant de la zone euro a crû de 13 % en moyenne, tandis qu'il a baissé de 2 % en Italie. La situation politique italienne actuelle est pour partie le résultat de l'instauration de la zone euro sans qu'aient été assurées une convergence et une stabilisation suffisantes. Je suis convaincu que la zone euro ne résistera pas à un nouveau choc économique ou financier de grande ampleur, si nous ne sommes pas capables d'adopter les mesures qui permettraient de la renforcer. La convergence permettra d'aider les pays qui présentent un retard de compétitivité à rattraper ce retard afin de se porter au niveau des États les plus performants.

Je continue à penser que la stabilisation est nécessaire, comme l'affirment le Fonds monétaire international (FMI), l'OCDE, et quasiment tous les économistes spécialistes de la zone euro. Elle doit permettre d'aider un État confronté à un choc économique asymétrique à financer ses dépenses sociales, par exemple l'assurance chômage, comme l'a justement proposé l'Allemagne, de manière à éviter que l'État, en période de crise, renonce aux dépenses d'investissement et de compétitivité qui sont nécessaires. Certes, ce projet rencontre des réticences fortes actuellement, mais il ne faut pas l'abandonner pour autant.

Un accord devrait être atteint en juin prochain pour définir ce budget de la zone euro, lequel sera effectivement créé en 2021 au plus tard. Là encore, il s'agit d'un progrès important par rapport à ce qui était envisagé il y a moins de deux ans.

Enfin, je voudrais aborder la question de la politique industrielle, qui est une question politique avant d'être une question économique, car notre souveraineté politique dépend de notre souveraineté technologique. On peut toujours crier sur les toits que l'on veut la souveraineté politique, que l'on veut être indépendant et souverain, mais si demain nos moteurs de recherche sont américains, nos systèmes de guidage chinois et nos batteries sud-coréennes, nous ne serons pas indépendants. L'indépendance politique n'est rien sans l'indépendance technologique. Nous nous battons donc pour mettre en place une politique industrielle différente qui garantisse notre souveraineté politique. Ce n'est pas uniquement une question d'emploi, d'usines, de compétitivité ou de prospérité, même si ce sont là des sujets majeurs. Nous ne serons pas indépendants ni souverains, si nous n'avons pas une politique industrielle ambitieuse et volontariste.

Une telle politique repose, à mes yeux, sur trois piliers essentiels. Le premier pilier est le financement, car sans lui, il n'y a pas d'industrie. Or l'industrie « 4.0 » requiert des financements qui se chiffrent en dizaines de milliards d'euros. Cela explique les choix que nous avons faits au niveau national. En ce qui concerne la fiscalité ou la cession d'actifs, nous ne sommes guidés que par un objectif : trouver les financements adéquats pour avoir une industrie innovante. Nous avons également besoin d'un fonds souverain européen pour l'innovation, sur la base de ce qui existe désormais en France, qui s'est dotée d'un fonds pour l'innovation de 10 milliards d'euros. Je souhaite que ce fonds devienne demain un fonds européen. Il permettra de financer des innovations de rupture et nous évitera de prendre du retard dans les domaines de l'intelligence artificielle, de la recherche, du stockage des données ou de l'énergie renouvelable, par rapport à nos concurrents chinois ou américains. Ces investissements ne seront pas pris en charge par les entreprises privées, car ils ne sont pas immédiatement rentables. Nous avons donc besoin d'investissements publics.

Le deuxième volet de cette politique industrielle consiste à constituer des champions européens. Nous devons rassembler nos forces au niveau européen et pour cela modifier le droit de la concurrence. J'ai fait un certain nombre de propositions en ce sens et nous avons obtenu un accord franco-allemand historique. L'Allemagne, qui avait toujours refusé de modifier le droit de la concurrence, a signé un manifeste pour une politique industrielle. À Berlin, le 19 février dernier, j'ai en effet signé avec mon homologue actuel, Peter Altmaier, un accord par lequel l'Allemagne et la France s'engagent fortement pour la modification du droit de la concurrence européen. Il faut constituer des champions européens dans tous les domaines, tels que les transports ferroviaires, la recherche spatiale, la construction navale ou les technologies nouvelles. En particulier, nous développons des projets concrets dans trois secteurs : les batteries électriques, les nanotechnologies et l'intelligence artificielle.

Nous avons récemment lancé un projet franco-allemand de batteries électriques qui doit nous permettre de créer nous-mêmes des batteries pour nos voitures électriques en 2021 ou en 2022 et de ne plus dépendre de l'approvisionnement chinois ou sud-coréen. La Pologne a déjà accepté de se joindre à cette initiative, l'Espagne et la Suède pourraient le faire aussi. Pour la première fois depuis Airbus, nous avons donc un nouveau grand projet industriel européen.

Dans le secteur des nanotechnologies, nous développons un projet franco-italien au coeur duquel se trouve l'entreprise STMicroelectronics, près de Grenoble. J'ai annoncé le déblocage de 800 millions d'euros pour financer ce projet, car les nanotechnologies sont critiques pour les systèmes d'intelligence artificielle. Nous développons également la coopération entre les laboratoires et les centres de recherche européens qui travaillent sur l'intelligence artificielle en tant que telle.

Enfin, le troisième volet de la politique industrielle est la protection. L'Europe doit apprendre à se défendre. Elle doit apprendre à refuser des investissements qui sont des investissements de prédation et non de construction. Les investissements de long terme qui aident au développement des entreprises sont les bienvenus en Europe. En revanche, les investissements qui visent uniquement à récupérer des technologies et des savoir-faire dans lesquels nous avons investi des milliards d'euros et des compétences ne sont pas les bienvenus. Il faut savoir dire « non » quand un investissement touche des technologies critiques. Cela suppose bien sûr d'avoir les moyens de financer nous-mêmes ces investissements, ce que doit permettre le fonds souverain pour l'innovation, plutôt que de les confier à des puissances étrangères qui ne sont pas nécessairement bienveillantes en la matière.

Pour conclure, permettez-moi de rappeler que nous sommes à un moment critique de l'histoire européenne. L'histoire s'accélère et je souhaiterais que les procédures et les décisions européennes s'accélèrent au même rythme.

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