Intervention de Bruno le Maire

Réunion du mercredi 20 mars 2019 à 16h35
Commission des affaires européennes

Bruno le Maire, ministre de l'économie et des finances :

Monsieur Jerretie, vous nous avez demandé si les incertitudes sont défavorables au projet européen. J'ai la conviction que plus il y a d'incertitude, plus il faut prendre des risques et faire preuve de volonté. La montée des extrêmes en Europe s'explique largement par l'indécision européenne : les peuples ont besoin de décision, de politique, de volonté.

Madame Dumas, je n'ai jamais prétendu détenir la vérité, mais, parce que je crois à l'intérêt général, je tiens à dénoncer certains arguments d'une mauvaise foi totale, qui ne visent qu'à défendre des intérêts privés et financiers d'entreprises qui ont alimenté des campagnes pour dévaloriser les décisions françaises ou européennes de taxation du numérique. Il ne faut pas en être dupe.

Nous devons répondre par la volonté à l'augmentation des risques et de l'incertitude. La Grande-Bretagne a décidé de sortir de l'Union européenne ; c'est son choix souverain. Cela nous offre une opportunité historique de redéfinir le capitalisme, pour promouvoir un capitalisme continental, responsable, durable, respectueux des personnes et de l'environnement, et non un capitalisme spéculatif, de court terme. Cette occasion ne se présentera pas deux fois.

Nous avons avancé avec l'Allemagne sur la question du budget de la zone euro, sur la politique industrielle et en particulier sur les batteries électriques. Il faut poursuivre dans cette voie, avec courage et volonté politiques. Les incertitudes sont autant d'opportunités si nous savons les saisir.

Les changements politiques sont déterminants. Les femmes et les hommes qui occuperont les postes principaux à la Banque centrale européenne (BCE) et à la Commission agiront en fonction de leurs convictions et de leurs idées sur l'avenir de l'Union européenne. Devant ces choix, le Président de la République défendra notre conception d'un continent européen qui s'affirme comme une puissance souveraine entre la Chine et les États-Unis. Disons-le honnêtement : tous les États et tous les gouvernements ne partagent pas cette vision. Un combat doit être mené au sein de l'Union européenne pour définir ce qu'elle doit être dans dix, quinze ou vingt-cinq ans. Ce combat doit être résolu par des compromis et des choix collectifs, mais nous ne devons pas renoncer à ce qui est notre projet politique pour l'Union européenne, celui d'un continent économiquement souverain, indépendant et innovant.

Les personnes qui occuperont les postes de responsabilité à la Commission et à la Banque centrale européenne joueront un rôle majeur. Ainsi, j'estime que Mario Draghi, à la tête de la BCE, a fait les bons choix. Il a eu le courage et la lucidité de défendre une politique monétaire plus accommodante. La situation économique de la zone euro ne serait pas la même s'il y avait eu une autre personne à la tête de la BCE. De même, j'estime que Jean-Claude Juncker, à la tête de la Commission européenne, a su prendre des décisions courageuses, notamment en matière d'innovation et d'investissement.

Monsieur Pueyo, je crois à l'ouverture commerciale sur la base de la réciprocité. Il faut nous protéger et défendre nos intérêts, en refusant les investissements qui ne sont pas souhaitables et en accueillant ceux qui nous sont profitables. Il faut donc être capable de détermination et ne pas avoir peur du conflit. L'Europe doit en effet sortir de la vision irénique d'après laquelle elle pourrait défendre ses intérêts sans conflit. Le monde actuel est fait de conflits. Qui y entre sans avoir la capacité de défendre ses intérêts, y compris par le conflit, s'expose à la mort.

Quand le président Trump a décidé d'imposer des droits de douane totalement injustifiés sur l'aluminium ou sur l'acier, faisant de nous les victimes collatérales de l'affrontement entre les États-Unis et la Chine, nous avons eu le courage de nous rassembler pour dénoncer cette mesure inacceptable et d'imposer collectivement des contre-mesures, par le biais de la Commission européenne, qui ont fait reculer les États-Unis. Arrêtons de considérer que nous sommes faibles : nous sommes la première puissance commerciale au monde. Les 450 millions de consommateurs européens sont vitaux pour les grandes entreprises américaines ou chinoises. Assumons donc notre force et montrons-la, car sinon nous ne serons pas respectés mais écrasés. Les Européens ont le choix entre l'affirmation de leur puissance ou la vassalisation. Hélas, dans notre monde, les puissances ne respectent que les autres puissances. Or l'Europe peut être une puissance ; cela ne dépend que de sa volonté.

Monsieur Straumann, comme vous l'avez écrit en 2013 dans votre rapport, j'estime que l'ouverture non maîtrisée des concessions hydroélectriques à la concurrence peut avoir des conséquences dommageables sur notre approvisionnement électrique. Nous sommes désormais sous le coup d'une mise en demeure de la Commission européenne pour que nous ouvrions davantage nos concessions à la concurrence. J'estime que nous devons continuer à négocier avec la Commission afin de la convaincre que ce n'est pas la meilleure solution. Je suis très sensible aux arguments que vous avancez.

Il m'est arrivé de m'opposer à la Commission européenne, comme il m'est arrivé de la soutenir. Quand Cecilia Malmström a décidé des contre-mesures aux sanctions américaines, ou quand nous avons défini un projet pour nous opposer aux sanctions extraterritoriales américaines contre l'Iran, j'ai soutenu sans réserve la Commission. En revanche, quand elle a refusé la fusion entre Siemens et Alstom, nous avons clairement signifié notre désaccord.

Monsieur Bourlanges, j'ai toujours considéré qu'un ministre s'exprime à titre public et que sa position l'engage à la fois comme ministre et comme personne. La démographie fera de la France la première puissance économique en Europe dans dix ou quinze ans, si nous continuons de restaurer notre compétitivité, si nous poursuivons notre politique de l'offre, notre politique familiale et notre politique de soutien au travail des femmes. Les Français semblent penser qu'ils sont en situation d'infériorité économique par rapport à d'autres pays européens, ce qui est faux. Notre taux de croissance est supérieur à celui de l'Italie ou à celui de l'Allemagne, et nous pouvons faire mieux encore à condition de nous transformer. La démographie est l'un des atouts importants de la France : le taux de natalité est de 1,9 en France, tandis qu'il est de 1,5 en Allemagne, de 1,4 en Italie et de 1,3 en Pologne.

Ce facteur est important pour la conception que chaque pays se fait de l'avenir européen et de ce qu'est une puissance économique. Ainsi, l'Allemagne et la France conçoivent différemment cet avenir et nous devons oeuvrer sans cesse pour faire converger ces conceptions. Ce dialogue permanent entre la France et l'Allemagne sur l'avenir de l'Europe est décisif, car il met en relation des positions qui ont toujours été très différentes. Il s'agit de différences structurelles.

La France met la politique au-dessus de tout, tandis que l'Allemagne met les considérations économiques au-dessus de tout. La France considère que ce que le droit a décidé, la politique peut le dépasser. L'Allemagne considère que ce qui a été décidé par la Cour constitutionnelle de Karlsruhe ne peut pas être dépassé par la politique. La France a une organisation politique pyramidale dans laquelle le Parlement occupe une place moins importante qu'en Allemagne. La France a accordé une importance essentielle au salaire minimum, ce que n'a pas fait l'Allemagne. L'Allemagne a accordé une importance essentielle à la politique industrielle et à la compétitivité, ce que n'a pas fait la France.

Or, depuis quelques années, on observe des rapprochements culturels sur ces points fondamentaux. La France accorde un rôle croissant à son Parlement, notamment en matière de contrôle de l'exécutif, comme en témoignent les auditions comme celle-ci. La France s'engage dans une politique industrielle très volontariste. L'Allemagne a introduit un salaire minimum, qu'elle a récemment augmenté. C'est donc de ce dialogue permanent entre la France et l'Allemagne que naîtra un juste compromis pour l'avenir européen. J'ai toujours considéré que le coeur battant de la construction européenne est la relation entre la France et l'Allemagne, parce que nous partons de positions, d'histoires, d'organisations politiques et de conceptions de l'économie radicalement différentes. Nos conceptions se nourrissent de celles de l'autre et cela permet à l'Europe de vivre et de grandir.

Cependant, soyons lucides : le compromis franco-allemand ne suffit plus. Il nous faut être capables d'expliquer nos positions à la Pologne, à l'Italie, ou à l'Espagne, à d'autres nations européennes qui ne suivent plus comme un seul homme un compromis franco-allemand. En matière de fiscalité, de compétitivité, de politique industrielle, d'innovation, il faut à chaque fois comprendre quelles sont les structures mentales et politiques de nos partenaires européens. C'est seulement en acceptant et en comprenant ces structures mentales et politiques que nous pouvons faire du continent européen la première puissance mondiale.

Madame Dumas, je n'ai jamais nié que la question de l'assiette taxable des GAFA soit un sujet éminemment complexe. Cependant, je ne suis pas dupe des campagnes de désinformation qui présentent comme illégitime la taxation des géants du numérique, laquelle est pourtant indispensable.

Le problème, extrêmement complexe, est de savoir comment taxer des biens intangibles. Nous menons une réflexion avec les États-Unis, la Grande-Bretagne et l'Allemagne pour les définir. Aujourd'hui, la base et l'assiette taxable sont déterminées par le lieu de production. Faut-il déplacer la taxation vers le lieu de consommation ? Quel sera l'impact fiscal ? Nous y travaillons depuis des mois, avec le directeur de la législation fiscale ici présent, mais aujourd'hui, aucun pays n'est capable de dire quel sera l'impact fiscal de ce choix. Il s'agit d'un bouleversement stratégique dont les incidences en termes de recettes fiscales peuvent être considérables. Je visiterai demain l'un des sites de production d'Hermès près de Vesoul. Taxera-t-on le sac Hermès en France, là où il est produit, ou bien là où il est consommé, par exemple en Chine ? Les recettes sur l'énergie augmenteraient, mais les recettes sur les biens de luxe diminueraient. Tout cela est extraordinairement compliqué à évaluer, ce qui explique que les débats soient si longs, à l'OCDE comme au sein des différentes nations développées. Faute d'autre solution viable dans l'immédiat, nous avons retenu le chiffre d'affaires comme base de la taxation du digital.

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