Intervention de André Chassaigne

Séance en hémicycle du lundi 8 avril 2019 à 16h00
Taxe sur les services numériques — Motion de renvoi en commission

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaAndré Chassaigne :

Pourquoi donc voulons-nous le renvoi de ce projet de loi en commission ?

En l'état, votre copie est tout à fait insuffisante : « Peut mieux faire ». Et ce n'est pas l'ancien principal de collège qui porte une telle appréciation au crayon rouge, mais le représentant d'un groupe parlementaire et d'une force politique qui ont placé la lutte contre l'évasion fiscale au coeur de leurs combats.

Je m'efforcerai d'énoncer les choses aussi simplement que possible en commençant par faire un état des lieux. Celui-ci est bien connu. Vous avez d'ailleurs rappelé, monsieur le ministre, qu'existe un écart d'imposition délirant entre les multinationales, notamment celles du secteur du numérique, et les TPE et PME. D'après les chiffres communément avancés, l'imposition moyenne des grandes entreprises du numérique serait de 9 %, quand elle atteint 23 % pour les PME françaises !

Cet écart scandaleux manifeste d'abord qu'est considérable le manque à gagner pour la puissance publique, l'impôt collecté étant sans commune mesure avec l'activité effective de ces entreprises dans notre pays ou avec les bénéfices faramineux qu'elles enregistrent au niveau mondial. Il montre aussi une distorsion manifeste de concurrence entre acteurs économiques.

Un exemple concret permettra de se rendre compte de l'étendue du problème : prenons celui de la plateforme de vente en ligne Amazon, mastodonte économique mondial. D'après les estimations disponibles, Amazon ne paierait que 8 millions d'euros d'impôts dans notre pays, soit moins que beaucoup de PME implantées dans nos territoires !

Tels sont les chiffres français. Traversons la Manche : au Royaume-Uni, Amazon paie moins d'impôt que N'Golo Kanté, notre valeureux milieu de terrain champion du monde de football.

Traversons maintenant l'Atlantique. Stupeur : on apprend qu'Amazon bénéficie d'une imposition sur les société négatives ! Par le biais de crédits d'impôts et d'autres déductions, ce n'est pas Amazon qui verse de l'argent à l'État fédéral, mais l'inverse !

Amazon a ainsi récupéré 129 millions de dollars l'an dernier. Au total, l'entreprise a comptabilisé un bénéfice de 10,1 milliards de dollars, et son fondateur Jeff Bezos possède la plus grosse fortune mondiale, estimée à 134 milliards de dollars.

Un tel constat, malheureusement valable pour de nombreuses entreprises internationales, défie l'entendement. Les États sont dépassés ! Quant aux TPE et PME, elles sont dans l'incapacité de jouer dans la même cour que ces entreprises.

Comment expliquer cet écart d'imposition ? Bien entendu, certains services, notamment dans le domaine du numérique, ne sont pas encore taxés, alors que l'activité de milliards d'internautes, dont des dizaines de millions de Français, génère une valeur considérable. Il convient donc d'adapter notre système fiscal en conséquence.

Pour autant, cet écart s'explique avant tout par « l'agilité » dont font preuve les grandes entreprises du numérique en localisant leurs coûts dans certains territoires, la propriété intellectuelle dans d'autres pour, finalement, placer leurs bénéfices là où l'imposition est la plus faible. Du grand art !

Nous faisons donc face à un défi majeur. Le mal est profond. Nos concitoyens en sont conscients, qui pointent du doigt, avec raison, l'injustice fiscale manifeste dans notre pays, symbolisée par l'évasion fiscale. C'est d'ailleurs leur mobilisation qui a contraint le Président de la République à annoncer des mesures pour contraindre les multinationales réalisant des bénéfices dans notre pays à y payer des impôts.

À quelques semaines des élections européennes, nous voici saisis de ce projet de loi censé concrétiser les annonces présidentielles faites il y a quatre mois et organiser la riposte fiscale. Il est toutefois difficile de parler de riposte, le remède proposé relevant plutôt, dirai-je, du pansement sur un membre atteint de gangrène.

Ainsi, vous nous proposez une taxe sur les services numériques au taux unique de 3 % applicable à une petite trentaine d'entreprises, assise sur les seuls services numériques, dont le rendement annuel devrait s'élever à environ 500 millions d'euros bruts, soit 350 millions nets après déduction.

Je reviendrai point par point sur l'ensemble de ces éléments.

Tout d'abord, prenons le mécanisme proposé, à savoir une taxe sur le chiffre d'affaires.

Je n'évoquerai pas en détail les limites d'une telle taxation, car nous aurons certainement l'occasion d'y revenir au cours de nos discussions.

En faisant un tel choix, on se soucie en effet peu de la santé financière et sociale d'une entreprise.

D'autres outils sont bien plus efficaces, notamment l'imposition des bénéfices, mais étant donné que l'on s'obstine à ne pas réformer en profondeur notre impôt sur les sociétés afin de l'adapter véritablement aux défis soulevés par les agissements fiscaux des multinationales, on se limite, pour corriger des déséquilibres qui sont aujourd'hui bien trop lourds, à du bricolage.

Cette taxe s'inscrit dans ce cadre : celui d'un bricolage.

Je reviens à l'assiette : en la limitant aux seules et uniques activités numériques, sa portée s'avère particulièrement restreinte. En termes d'ambition, on a vu mieux.

À cette assiette minimale s'appliquera une taxe à taux unique : 3 %. Ce point est une véritable déception, c'est très clair.

Il montre que, face à d'éventuels recours juridiques de la part des entreprises concernées, vous avez préféré, monsieur le ministre, réduire la voilure.

Pourtant, monsieur le ministre, il y a quelques semaines, au Sénat, vous indiquiez à la sénatrice Marie-Noëlle Lienemann que cette taxe serait progressive en fonction du niveau de chiffre d'affaires. Or qui dit taxation progressive dit taxation plus ambitieuse et plus juste. Las, la solution finalement retenue est celle d'une taxe à taux unique, qui plus est à taux faible.

Pourquoi un tel recul ? N'était-il vraiment pas possible d'adopter une taxe progressive tout en limitant les risques juridiques ? D'ailleurs, quelle est la nature de ces risques ? Qui fait pression et pourquoi y avoir donné droit en retenant un taux unique ?

Et pourquoi ne pas opter pour un taux plus élevé, par exemple 5 %, comme en Autriche ?

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