Intervention de Jacques Toubon

Réunion du mercredi 3 avril 2019 à 9h35
Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la république

Jacques Toubon, Défenseur des droits :

Madame la présidente, mesdames et messieurs les députés, je vous remercie de m'accueillir une nouvelle fois pour la présentation du rapport d'activité 2018, le cinquième si l'on inclut le rapport d'activité de 2014, dont un tiers était à mettre au compte de mon prédécesseur, Dominique Baudis.

Ce rapport d'activité reprend le constat que je n'ai cessé de faire depuis ma prise de fonctions, et qui rejoint votre observation liminaire, madame la présidente, à savoir l'évolution préoccupante des relations entre les services publics et leurs usagers.

Notre activité a continué de croître, de 6 % en 2018, la hausse globale depuis 2017 étant de 13 %. Il convient de noter que la part qui concerne les relations entre les services publics et les usagers, de loin la plus importante – 80 % –, a augmenté de 10 %, soit davantage que la hausse moyenne de notre activité, ce qui témoigne des difficultés de la relation entre usagers et services publics.

Les réclamations en matière de déontologie de la sécurité ont progressé de 24 %. Depuis que la commission nationale de déontologie de la sécurité, qui était consultative et ne pouvait être saisie que par le truchement d'un parlementaire, a été remplacée par le Défenseur des droits en 2011, le nombre de réclamations a été multiplié par quatre. Mais cette hausse a des causes difficiles à mesurer, qui tiennent à une plus grande sensibilité de nos concitoyens à ces questions.

En matière de discriminations, l'augmentation de notre activité est de 4 % et pour ce qui est de la défense des droits de l'enfant, d'un peu plus de 2 %.

Le Défenseur des droits a été saisi de 96 000 réclamations, auxquelles il faut ajouter plus de 40 000 demandes adressées aux délégués et à la plateforme téléphonique, qui sont des demandes de renseignements et d'orientation. L'autorité a donc été saisie entre 140 000 et 150 000 fois l'année dernière.

Le Défenseur des droits doit faire face à une augmentation constante de son activité avec des moyens plafonnés, et même réduits pour ce qui est des effectifs. En effet, nous subissons le même traitement budgétaire que les autres autorités administratives indépendantes ou établissements publics, et sommes soumis à des plans triennaux de diminution des plafonds d'emplois. Si je peux me permettre ce vocabulaire industriel, nous travaillons donc à « flux tendu ». C'est pour moi une grande préoccupation, car notre activité est de recevoir, d'écouter, d'étudier et d'instruire. Rien ne peut être accompli si nous ne sommes pas assez nombreux pour faire face à cette tâche. Cette situation est préoccupante, et je me permets d'emblée d'en faire état devant votre commission.

Nous avons déjà consenti des efforts considérables de productivité et mutualisé nos moyens, dans le cadre de notre installation dans l'ensemble immobilier Ségur-Fontenoy, commun aux services et aux autorités dépendant administrativement et budgétairement du Premier ministre. Cela nous a permis, marginalement, de consacrer plus de moyens à l'activité métier qu'aux activités supports. Nous avons également renforcé le lien entre le siège national, où sont traités 20 % des dossiers, et les quelque 510 délégués territoriaux. Nous sommes en train de réorganiser le réseau territorial pour le rendre plus efficace encore et créer une meilleure symbiose avec le siège national. Pour autant, la situation demeure très préoccupante et je me permets d'en faire part à la commission des Lois, la plus attentive aux questions relevant de la compétence du Défenseur des droits.

Le premier constat que nous faisons dans ce rapport, c'est le recul des services publics, ou ce que j'ai appelé leur « évanescence ». Nous avons le sentiment que, face aux demandes des usagers, dont les mouvements sociaux montrent qu'elles sont de plus en plus prégnantes, la réponse des services publics est moins forte, à la fois en volume et en intensité. Sur le terrain, nos délégués sont de plus en plus souvent saisis pour des non-réponses des services publics, notamment de la protection sociale.

Le recours grandissant à la dématérialisation et à la numérisation est un progrès incontestable puisqu'il permet un meilleur accès à l'information, une plus grande rapidité des décisions, des économies d'énergie et de déplacement. Mais il ne peut être un progrès véritable qu'à la condition que tous les usagers puissent en profiter. Si la numérisation, d'une manière ou d'une autre, laisse de côté 25 % des usagers des services publics, alors il est clair que l'on ne peut poursuivre sur la même lancée.

On assiste aussi à une forme de disparition de la présence humaine dans les services publics, que la dématérialisation à elle seule n'explique pas. En juin 2018, le Premier ministre a demandé aux préfets de lui faire des propositions, dont certaines sont en cours d'expérimentation, pour poursuivre la déconcentration des services de l'État. Un point d'une des circulaires portait sur l'usage des bureaux, désormais vides, des sous-préfectures et des préfectures. C'est une question qui me touche personnellement, moi qui ai servi l'État durant cinquante ans : que devient l'État territorial ? Les demandes de justice et d'égalité que nous entendons aujourd'hui ne tiennent-elles pas au fait que l'État « tutélaire », que beaucoup de nos concitoyens considéraient comme le dernier recours, a significativement reculé ?

Dans le cadre de notre mission, telle que la prévoit la loi organique, nous avons engagé une bataille pour l'accès aux droits. Je demeure cohérent avec les propos que je tenais en conclusion de mon audition par la commission des Lois en 2014, alors que le président Hollande avait proposé ma nomination : j'expliquais qu'il allait falloir faire la guerre à l'injustice. Aujourd'hui, la bataille pour l'accès aux droits est engagée, dans un contexte où les services publics, et notamment la présence humaine, sont clairement en recul.

Le Grand débat l'a montré, nous devons trouver des alternatives à cette disparition de la présence humaine. J'insiste beaucoup sur le fait que le mouvement d'installation des maisons de service au public, que vous êtes nombreux à bien connaître, doit être poursuivi et amplifié, à condition que les MSAP soient exactement ce qu'elles doivent être : des lieux d'accueil et d'orientation, certes, mais aussi un endroit où les questions, notamment celles qui relèvent de la protection sociale, puissent trouver une réponse.

Les services de la protection sociale doivent donc y être représentés, pour répondre aux demandes et traiter les dossiers. Or je sais qu'il existe des départements dans lesquels la caisse départementale des allocations familiales a refusé d'installer un employé dans une MSAP, faute de moyens. Si les organismes de sécurité sociale sont eux-mêmes soumis aux conventions d'objectifs et de gestion, qui visent une réduction annuelle des effectifs de l'ordre de 5 %, comment les MSAP peuvent-elles être autre chose que des lieux d'accueil, et non une alternative à la présence des services publics ?

Ce rapport, qui est le cinquième sous mon autorité, est l'occasion de recenser, sur une durée relativement longue, les avancées et les reculs.

En matière de libertés, la régression est notable ; je n'entrerai pas, sauf si vous me le demandez, dans le détail des lois qui y ont concouru, les avis que j'ai eu l'occasion de donner et les décisions du Conseil constitutionnel en témoignent. Le recul des droits fondamentaux est incontestable, il découle de choix qu'ont fait les gouvernements et les majorités parlementaires successifs, avant et après 2017. Pour ma part, j'ai fait état de préoccupations s'agissant du maintien de l'ordre : l'émergence, il y a plusieurs années de cela, de nouvelles formes de manifestations implique probablement que nous reconsidérions les méthodes en usage.

Mes inquiétudes portent aussi sur le service public de la justice. Le Conseil constitutionnel a validé la loi organique relative au renforcement des juridictions et les dispositions de la loi de programmation et de réforme qui organisent la fusion des tribunaux d'instance et des tribunaux de grande instance. Pour autant, je crains que cette nouvelle organisation n'éloigne les personnes les plus vulnérables de l'accès à la justice. Il n'est pas certain qu'elles puissent trouver aisément ce nouveau juge de proximité, dont vous avez décidé qu'il pallierait la disparition des tribunaux d'instance, ou plutôt leur fusion avec les TGI. C'est une question que je pose, en mettant de côté les autres dispositions, dont certaines, d'ailleurs, ont été censurées par le Conseil constitutionnel.

La part des réclamations portant sur les discriminations fondées sur le handicap est de 23 %. Dans ce domaine, il est incontestable que la loi ELAN, et notamment ses dispositions visant les entreprises adaptées, marque un certain nombre de reculs. Nous faisons également part de nos préoccupations concernant les discriminations fondées sur l'origine, ou sur plusieurs autres critères associés, comme la religion et le lieu de résidence.

En matière d'égalité entre les femmes et les hommes, le congé de maternité est une question qui revient de façon récurrente. Dans les entreprises privées comme dans la fonction publique, le congé de maternité n'est pas encore considéré comme un droit absolu. Il fait l'objet d'une sorte de réticence, qui se traduit par des discriminations à l'embauche à l'encontre des femmes en âge de procréer, des discriminations vis-à-vis de femmes enceintes, et des discriminations à l'encontre de femmes de retour de congé. On se demande si on est bien en 2019, et pas en 1930 ! Votre commission, comme la commission des affaires sociales, doit prêter une grande attention à genre de sujet.

S'agissant de l'égalité entre les femmes et les hommes…

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